1. Home
  2. Actu
  3. Delphine de Vigan: «J’ai été sidérée par l’univers des mini-youtubeurs»

Réseaux sociaux

Delphine de Vigan: «J’ai été sidérée par l’univers des mini-youtubeurs»

A l’occasion de la sortie de son dernier roman, «Les enfants sont rois», l’écrivaine nous a accordé une interview. Une occasion en or pour échanger avec cette autrice au sujet des réseaux sociaux et de la téléréalité, toile de fond de son dernier opus. Souriez, vous êtes filmé!

Partager

Conserver

Partager cet article

Delphine de Vigan

L'autrice française Delphine de Vigan a publié son nouveau roman «Les enfants sont rois» qui traite des réseaux sociaux, des enfants youtubeurs et de la téléréalité. 

Imago

Une voix vive et claire, un esprit redoutable et beaucoup d’humour, voilà comment nous avons perçu Delphine de Vigan. Sans la voir vraiment. Situation sanitaire oblige, tout ou presque se fait au travers d’écrans. Comble de l’ironie, c’est justement d’écrans et d’exploitation de l’image que parle son dernier livre. Une starlette éphémère de la téléréalité trouve la célébrité tant rêvée en mettant en scène ses deux jeunes enfants sur YouTube. Le succès arrive en courant, les billets et les likes se ramassent à la pelle, jusqu’au jour où la fillette, Kimmy, est enlevée. Un roman sociétal qui décline de manière glaçante la phrase empruntée à Stephen King que Delphine de Vigan a mise en épigraphe: «Nous avons eu l’occasion de changer le monde et nous avons préféré le téléachat.»

- Comment vous est venue l’idée des «Enfants sont rois»?
- Delphine de Vigan: Grâce à un court reportage de la télévision française dans lequel on nous montrait de très jeunes enfants youtubeurs accueillis comme des stars internationales dans un centre commercial lors d’une séance de dédicaces. En voyant ces images, j’ai été sidérée, et la rencontre par hasard avec cet univers m’a donné, dès ce moment-là, l’idée d’écrire à ce sujet. Cela me paraissait tellement incroyable et incongru! Evidemment, la première question que je me suis posée, c’est: «Qu’est-ce que ces enfants vont devenir?» Par la suite, j’ai fait des recherches et, très vite, je suis tombée sur Ryan (une star américaine de YouTube qui a 9 ans et dont la chaîne, Ryan’s World, compte 29 millions d’abonnés, ndlr), le leader absolu des enfants influenceurs et le leader mondial de tous les youtubeurs. Avec lui, j’ai découvert tout cet écosystème qui tourne autour des enfants influenceurs.

Ryan's World

Ryan (à droite), 9 ans, est la star américaine de YouTube. Avec sa chaîne Ryan’s World (29 millions d’abonnés), il est le leader absolu des enfants influenceurs. 

you tube

- En France, le phénomène des enfants youtubeurs est-il aussi développé que dans votre livre ou beaucoup plus anecdotique?
- Non, non, il est très développé. Il y a des familles leaders qui se partagent le gros du gâteau, et puis des dizaines d’autres familles qui mettent leurs enfants en scène dans des vidéos tout à fait similaires, mais avec beaucoup moins de succès.

- Cet univers d’enfants youtubeurs vous fascine-t-il?
- Alors commençons par YouTube en général. Il abrite le meilleur comme le pire. Cela reste un très grand espace de création et sans doute de liberté. En même temps, on y trouve aussi parfois des contenus plus que limites. En ce qui concerne ceux avec des enfants influenceurs, ils provoquent en moi une profonde sidération, mais absolument pas de fascination, non. Au contraire, même. J’ajoute que ma première réaction, en découvrant cette planète, a surtout été beaucoup d’incrédulité. J’avais du mal à croire ce que je voyais.

- Une de vos héroïnes est constamment scotchée à Instagram, poste des storys avec ses enfants, etc. Quel est votre rapport à vous avec les réseaux sociaux?
- Il est très simple: je n’en ai pas. Je suis tout à fait absente de ce mode d’expression. C’est un train que je n’ai jamais pris, malgré les recommandations de certains qui, depuis quinze ans, me disent qu’il faut être sur Facebook, Twitter ou Instagram. Il y a sûrement quelque chose qui me fait un petit peu peur dans tout ça. En plus, c’est trop chronophage et cela empiéterait sur un temps que je n’ai pas.

- Et votre rapport avec la téléréalité?
- Je l’ai regardée au début avec une certaine fascination, d’abord parce que c’était un tournant incroyable de la télévision, dont on pouvait pressentir qu’il aurait des incidences durables sur le monde audiovisuel en général. Je dois dire que j’ai regardé cette première saison de Loft Story avec un grand intérêt et beaucoup de curiosité envers ses participants. Bien sûr, cela a réveillé en moi une volonté d’écrire autour de ça, d’écrire sur les conséquences de cette célébrité si soudaine. En revanche, si l’on parle de la téléréalité d’aujourd’hui, alors là, j’avoue que cela provoque en moi une sorte de sidération.

>> Lire aussi: «La téléréalité, c’est du business et ce n’est que ça!»

- Donc vous ne regardez pas, par exemple, «Les Marseillais à Dubaï»?
- Mon Dieu, non, c’est au-dessus de mes forces! Ils n’ont plus du tout cette naïveté ou cette candeur qu’avaient les premiers candidats de Loft Story, qui ne savaient pas exactement ce qu’ils étaient en train de faire. Les participants actuels sont dans une surenchère pour se faire remarquer. En fait, ils jouent des rôles.

>> Lire également notre éditorial: Quand la téléréalité annonçait les réseaux sociaux

- Pour vous, cela n’a plus vraiment de rapport avec la réalité, même si cela s’appelle toujours de la téléréalité?
- Exactement. On sait maintenant depuis longtemps que la téléréalité n’a vraiment plus grand-chose à voir avec la réalité. Très vite, elle s’est heurtée à la nécessité de mettre les choses en scène. Lors de la première expérience de Loft Story, on pensait qu’on allait suivre tout ça en temps réel. Il y avait d’ailleurs un canal sur lequel on regardait les candidats à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Mais c’était ennuyeux à mourir, car ce n’était pas monté, ce n’était pas mis en scène. Du coup, la téléréalité a vite renoncé à ce fantasme et a éprouvé le besoin de nous raconter des histoires, comme n’importe quel média. Maintenant, ces émissions sont scénarisées, les candidats sont de mauvais acteurs qui jouent des rôles, se retrouvent au confessionnal face caméra pour nous dire leur ressenti, et tout cela est monté de façon à créer un récit.

>> Lire encore: Amour, gloire et «cash machine»

Ryan's World

Pour la troisième année consécutive, Ryan, âgé de 9 ans, est le youtubeur le mieux payé du monde. Ses revenus en 2020 sont estimés à près de 30 millions de dollars.

you tube

- En écrivant votre roman, avez-vous noté un changement du comportement des spectateurs face à la téléréalité?
- Je ne suis pas une experte, mais ce que je peux vous dire, c’est que la téléréalité a perdu un peu de sa superbe, précisément parce que tout ça, aujourd’hui, a été transféré sur les réseaux sociaux. Je suis persuadée qu’elle ne pèse plus grand-chose par rapport aux influenceurs d’Instagram ou de YouTube, puisque c’est là qu’elle s’est installée, avec des personnes qui produisent et gèrent eux-mêmes une sorte de téléréalité.

- En France, il existe une loi, passée le 19 octobre 2019, qui est la seule au monde à protéger les enfants youtubeurs de leurs parents. Mais vous avez l’air de dire, dans votre roman, que ce n’est pas suffisant...
- On voit très bien, depuis que la loi est passée, que cela n’a pas tellement calmé les parents. Mais elle a tout de même le mérite d’exister, même s’il est très difficile d’encadrer cet univers. Car cette loi qui, comme vous l’avez dit, est unique au monde permet de dire que ce que l’on impose aux enfants est un travail. Bien sûr, cela n’a pas été simple de démontrer que les petits avaient un lien de subordination vis-à-vis de leurs parents. Mais une fois que cela a été fait, les adultes se sont retrouvés dans l’obligation de verser un salaire à leur progéniture sur un compte de la Caisse des dépôts et consignations (sorte de compte bancaire en France qui permet aux mineurs de récupérer leur argent à leur majorité et auquel leurs parents n’ont accès que pour déposer de l’argent mais pas en retirer, ndlr). Maintenant, je n’ai aucune illusion sur le fait que l’essentiel des revenus ne va pas sur le compte des jeunes interprètes. Car, malgré tout, les parents sont à la fois auteurs, producteurs et réalisateurs de ces contenus et ça, malheureusement, personne ne pourra le leur enlever. Leurs enfants, eux, sont simplement des acteurs. Il est donc tout à fait possible pour ces adultes de se rémunérer en priorité. Qui va aller vérifier le temps passé par ces mini-acteurs à jouer un rôle au sein de leur famille et qui va vérifier que les sommes sont réparties de manière équitable?

- Pensez-vous, comme dans votre roman, que cet attrait pour la célébrité via les écrans est une vraie drogue?
- Oui, absolument. Cette attitude à vouloir toujours se montrer et s’exposer obéit exactement aux règles, voire à la définition de l’addiction, à savoir que, en effet, petit à petit, il faut toujours augmenter les doses et rapprocher les prises.

- Dans votre livre, vous parlez de lanceurs d’alerte qui avertissent sur l’utilisation à outrance des enfants et de leur image sur les réseaux sociaux. Existent-ils vraiment?
- Oui, même s’ils ne s’appellent pas les Chevaliers du Net, comme dans le livre. Ce sont en général des jeunes gens qui connaissent le système, le maîtrisent parfaitement et apportent un regard critique sur les grandes dérives d’internet. Ils décryptent les tendances néfastes pour notre progéniture. Et on se doit de les considérer comme des lanceurs d’alerte qui essaient de nous avertir sur les risques qu’encourent nos têtes blondes en regardant en boucle les petits YouTubeurs. Les mini-spectateurs deviennent accros à ce genre de show et, très vite, ont une vision totalement pervertie de la réalité. Ils deviennent de véritables machines compulsives à acheter.

- L’ombre de Loana plane sur vos pages, notamment à travers le personnage de Greg, un ancien candidat de «Koh-Lanta» à la dérive. Pensez-vous que la célébrité peut détruire?
- Oui, tout à fait. Les personnes qui ont connu des gloires éphémères grâce à la téléréalité peuvent ne jamais s’en remettre. Le destin de Loana est assez triste, car même si elle fait des come-back épisodiques, c’est toujours pour de mauvaises raisons. Ce qui la remet à chaque fois sur le devant de la scène, c’est notre fascination pour le drame et pour la chute, parce que, finalement, elle n’a fait que perdre ce qu’elle avait gagné.

>> A ce propos, lire aussi: Loana, si dure est la chute

- Mélanie, la mère youtubeuse, fait à un moment une très brève crise de dégoût devant la montée en flèche de ses «vues» et vous écrivez: «Elle pensa à ce plaisir qu’on éprouvait parfois à respirer ses propres odeurs corporelles [...].» C’est votre vision de ces nouveaux médias?
- (Elle éclate de rire.) Peut-être... Mais en tout cas, ce n’était pas une volonté métaphorique de ma part. Mais oui, finalement, il y a peut-être quelque chose de cet ordre-là. En tout cas, cela se révèle vrai dans le miroir que nous tend la téléréalité. Nous sommes tous de pauvres humains avec nos travers, nos failles, nos chutes, et on aime se complaire dedans malgré le dégoût que l’on peut ressentir épisodiquement.

- Vous parlez du syndrome «Truman Show» dans votre roman, pouvez-vous nous en dire plus?
- C’est un syndrome qui a été répertorié aux Etats-Unis au début des années 2000, au moment de l’explosion de la téléréalité. Les personnes souffrant de cette pathologie ont l’impression d’être filmées en permanence et à leur insu, comme Jim Carrey l’est dans le film The Truman Show (ce film raconte l’histoire de Truman Burbank qui, à la veille de ses 30 ans, découvre qu’il est filmé depuis le jour de sa naissance et qu’il vit entouré d’acteurs, ndlr). En France, ce genre de cas est encore recensé sous des appellations telles que paranoïa, schizophrénie, etc. Mais c’est une véritable maladie psychiatrique qui, aujourd’hui, n’est pas forcément étiquetée correctement en Europe.

- Est-ce que vous avez eu vent d’enfant youtubeur ou influenceur qui aurait poursuivi ses parents devant la justice?
- Non, mais, en revanche, j’ai lu l’histoire d’une jeune fille qui a porté plainte contre ses parents pour avoir été surexposée sur les réseaux sociaux (durant sept ans, un couple autrichien a posté plus de 500 photos personnelles de son enfant sur Facebook et a refusé de les enlever lorsque cette dernière en a fait la demande. On la voit à moitié nue dans son lit, sur son pot de chambre quand elle est petite, etc., ndlr). Mais, de fait, pour avoir beaucoup discuté avec des avocats, on s’attend à un retour de bâton contre ces parents qui ont posté, à tort et à travers, des images de leurs bambins... Il est donc plus que réaliste de se dire que des enfants se retourneront contre leurs parents, et qui plus est si leur image a été exploitée à des fins commerciales. Les adultes sont censés être les protecteurs du droit à l’image de leurs enfants, pas les détenteurs.

Par Laurence Desbordes publié le 9 avril 2021 - 09:32