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Dernier arrêt avant démolition au 26, rue du Simplon

Bien connu des pendulaires, l’immeuble du 26, rue du Simplon sera bientôt rasé dans le cadre du réaménagement de la place de la Gare de Lausanne et ses derniers habitants expulsés. Depuis un an, des artistes lui préparent un enterrement de première classe. Visite poétique.

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L’appartement des Diana, les concierges, l’un des derniers bastions de l’immeuble, surplombe l’hommage de grapheurs à des tags historiques. David Marchon

Depuis le quai de la voie 9, les pendulaires ont probablement aperçu ses habitants arroser leurs plantes ou fumer sur le balcon. Tout Lausannois a déjà emprunté le raccourci qu’il abrite, que ce soit pour partager quelques mousses aux Cafés du Simplon et de l’Europe, ou pour prendre un train. Avec à ses pieds des conteneurs tagués, l’îlot d’immeubles du passage des Saugettes sera bientôt détruit, en vue du réaménagement de la gare de Lausanne.

Après plusieurs années de flou, d’oppositions et de prolongations, l’heure a sonné: les locataires des numéros 22, 24 et 26 de la rue du Simplon ont été sommés de quitter les lieux. Plus de 80 ans d’existence qui seront réduits en cendres et transformés en place publique. Mais avant cela, comme un ultime hommage à cet immeuble des années 1930, un collectif d’une trentaine d’artistes fait vivre une dernière fois les lieux, avec une exposition poétique, symbolisant la vie. Une démarche originale, entre nostalgie et célébration.

«Comme un deuil»

Instigateur du projet, Sébastien Martinet, ex-locataire du Simplon 26 et sculpteur, se souvient du choc ressenti lors de l’avis de départ. «Je l’ai vécu comme un deuil. Au début, j’étais en colère, j’ai voulu tout péter à la masse. Mais avec le recul, je souhaitais livrer une lettre d’amour au quartier et à ses habitants.» Le projet «Traces de passages» est né.

Cela fait désormais plus d’une année que graphistes, peintres, designers et architectes se démènent pour imaginer un musée éphémère sur plusieurs étages, avec l’accord des CFF. Murs, salons, façades, cage d’escalier, baignoires: chaque mètre carré est une poésie retraçant le passage des anciens locataires.

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Sébastien Martinet, artiste et ex-locataire: «Je souhaitais livrer une lettre d’amour aux habitants et aux anciens locataires.» David Marchon

Sur la terrasse du Café du Simplon, l’artiste de 47 ans se remémore, clope au bec, un quartier vibrant, resté populaire. «Ici, il y a encore un esprit communautaire. Les gens se connaissent, on se salue, il y a des commerces de proximité. Même pas besoin de préciser à la kiosquière la marque de mes cigarettes.» Sébastien se penche sur la table pour se confier: «On savait qu’ils allaient démolir le bâtiment, mais on ignorait quand. Il y avait des discussions, des rumeurs. Une vieille dame était persuadée qu’on serait à l’abri jusqu’en 2024, dit en riant l’ancien ouvrier. Vous savez, les gens ne cherchaient pas à se reloger. Ils ne se faisaient pas à l’idée.»

De haut en bas, des hauts et des bas

Sébastien nous amène au numéro 43 du quatrième étage, où il a vécu quinze ans. Il y a connu des hauts, des bas, un mariage, un divorce. C’est cette rupture difficile qui deviendra le fil rouge de son exposition, à l’image de ses statues fantomatiques, solitaires, érigées dans son deux-pièces.

Muni de son trousseau de clés, il nous fait découvrir les autres appartements vidés de ses habitants, aujourd’hui transformés en œuvres d’art. Séquence nostalgie: vestibule placardé d’avis mortuaires, tapisseries griffées et jaunies par les meubles. Des portraits muraux, un travail autour des traces, un hommage audio aux arbres bientôt abattus: chaque pièce a retrouvé une autre identité, artistique cette fois. En déambulant dans les étages de l’édifice aux allures modernistes, avec des hublots dans les cuisines et les couloirs, la visite se vit au rythme de la gare, entre les sifflements du chef de train, le défilé des convois et les couples qui s’étreignent sur les quais, aperçus depuis les carreaux entrouverts de la cage d’escalier.

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L’ambiance ferroviaire ne quitte jamais l’immeuble. Zoom sur quais et pendulaires, depuis la cage d’escalier. David Marchon

Dernier brin de vie

Sur la façade ouest, au-dessus des tags historiques, émerge un balcon aux géraniums rouges. Un dernier brin de vie, niché au milieu d’appartements vides. Les Diana sont l’âme de la maison, gardiens des clés de l’immeuble depuis cinquante ans.

En poussant leur porte ornée d’une plaquette «concierge», le temps semble s’être arrêté chez ce couple originaire d’un village proche de Naples: des meubles en bois massif, des photos familiales en noir et blanc, un Jésus-Christ qui dépasse d’une commode. Les Diana comptent parmi les derniers locataires des lieux. «Lors de l’annonce de la fin définitive du bail, j’ai beaucoup pleuré», raconte Maria, en s’essuyant les pommettes. C’est ici qu’elle et son mari Gerardo, 72 et 76 ans, ont vécu la naissance de leur troisième enfant, les ont tous vus grandir puis partir. Le couple a vu défiler une centaine de locataires: des familles, des personnes âgées seules, des jeunes mariés, beaucoup de Suisses, et quelques Italiens et Espagnols de première génération, comme eux. Des gens «bienveillants», avec qui ils n’ont «jamais eu de problèmes».

Timide au début, Maria finit par livrer des anecdotes qui ont rythmé la vie de l’immeuble. «On était comme une grande famille! Quand je nettoyais les escaliers, une dame me donnait toujours une boisson fraîche, certains nous offraient un cadeau pour Noël.» Son mari, cheveux blancs tirés en arrière, se plaît à évoquer le jour où il a maîtrisé un cambrioleur, encouragé par le rire vibrant de sa femme.

«Il faut que tout reste propre»

Ils rejoindront leurs enfants à Gollion (VD), un village de campagne près de Cossonay. Gros contraste pour ce couple qui a toujours vécu en ville, au cœur du chahut. Le Simplon, c’est le quartier où Maria fait les courses, à la Coop d’à côté ou chez l’ancien boucher du coin. Mais peu de cafés dans les bistrots; ils n’ont «pas le goût de l’Italie». Elle profite d’une courte absence de son mari pour se confier: «Dire qu’au début il pensait déménager à cause du bruit, maintenant il est plus malheureux que moi!» Maria lui répète, sans conviction, que le changement peut être positif.

Au départ, les perceuses, les coups de marteau, les va-et-vient du collectif ont entraîné quelques soupirs et grommellements. Mais Maria a apprivoisé cet hommage artistique, à sa manière: «Il faudra que j’aille gratter les taches de peinture dans les escaliers. C’est important que tout soit propre pour accueillir les visiteurs lors du vernissage!»

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Floriane Billaud (à dr.) et sa marraine Brigitte Jaccard.«Je me souviens de son étonnement quand elle a réalisé qu’on avait habité le même appartement.» (A g., la photographe Wiktoria Bosc). David Marchon

Serrés dans l’ascenseur d’une autre époque, direction l’appartement du dernier étage pour rencontrer une marraine et sa filleule. L’une a 64 ans, l’autre 34. La première y a posé ses valises en 1977, la seconde en 2016. Mais elles l’ignoraient jusqu’au jour où Brigitte Jaccard rendit visite à sa filleule, Floriane Billaud. «C’est tellement improbable ! Moi qui rêvais de voir à quoi ça ressemblait», raconte-t-elle. Hormis des meubles plus modernes et un parquet en chêne qui a remplacé la moquette brune, rien n’a changé.

Assises dans la pièce qui était autrefois leur salon, deux générations partagent des bribes d’histoires similaires: les feux du 1er Août depuis le toit, le contact avec la concierge, les apéros avec leurs amis pendulaires. Une ambiance de gare que Floriane Billaud regrettera. «J’entendais encore la violoniste de la sous-voie depuis le salon.» Quand elle a eu vent de Traces de passages, elle n’a pas hésité à participer. «C’était l’occasion de dire au revoir.» Et dans cette famille, il semble que le hasard soit central. Après s’être fait photographier sur le balcon par Wiktoria Bosc, l’une des artistes, elle découvre le même cliché de sa marraine, même position, quarante ans plus tôt.

A partir de samedi jusqu’à fin septembre, ex-locataires, voisins, Lausannois, commerçants et curieux sont invités à venir saluer le Simplon n° 26, dernier arrêt avant démolition. Durant la visite, aucun doute qu’un petit «Prochain départ: voie 8, 16 h 21, direction Genève» retentira parmi les statues, fresques et murs empreints de souvenirs.

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Telle une ode au voyage, une immense fresque a été réalisée par une artiste brésilienne sur cet édifice construit en 1938 par Jean Haefliger, vu ici depuis la voie 8. David Marchon

L’exposition, une mosaïque poétique et éphémère

Grâce à ses contacts personnels et au bouche-à-oreille, Sébastien Martinet est parvenu à rassembler une trentaine d’artistes au sein du collectif Traces de passages. Les profils sont variés: photographes confirmés, étudiants de l’ECAL, architectes, quelques autodidactes.

Pour l’artiste et ex-locataire, la priorité était surtout de réunir des personnalités sensibles, qui aient le sens de la collectivité. Depuis une année, les artistes se réunissent chaque mois pour s’entendre sur l’organisation, l’identité visuelle, ainsi que les envies et exigences de chacun.

Pour des raisons pratiques et éviter les nuisances sonores à l’ensemble de l’ilôt, les artistes se sont concentrés sur 13 appartements du même immeuble, le n°26.

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Des insomnies sur Netflix ou des baisers mouillés sur papier: des souvenirs parmi d’autres qui rappellent le vécu des habitants. David Marchon
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Un artiste a valorisé les traces des anciens locataires qui racontent leur histoire fictive. David Marchon
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Ces tableaux font écho au voyage et au départ, avec la représentation de migrants des années 1950. David Marchon
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Une lampe UV permet d’imaginer les ex-locataires dans leur bain. David Marchon
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L’art s’invite à chaque recoin de l’immeuble. Du «street art» orne les étages de la cage d’escalier. David Marchon

Par Olalla Pineiro publié le 6 septembre 2019 - 08:36, modifié 18 janvier 2021 - 21:05