La mort était au bout du réseau de souterrains et de tunnels qu’il avait fait creuser pour pouvoir s’enfuir à tout moment, car il savait que sa tête valait 25 millions de dollars – comme Oussama ben Laden jadis – et que des armées entières le traquaient sans répit avec toute leur puissance, leurs satellites, leurs écoutes, leurs armes de destruction massive. La mort est tombée du ciel, foudroyante, dans la nuit du samedi 26 au dimanche 27 octobre, dans une bourgade perdue, Barisha, au nord de la Syrie, à 7 kilomètres seulement de la frontière turque.
Abou Bakr al-Baghdadi, le chef du groupe Etat islamique (Daech) qui avait fait trembler le monde en 2014, quand il avait conquis Mossoul, en Irak, et Raqqa, en Syrie, puis quand ses partisans avaient multiplié les attentats à Paris, Nice, Berlin… a péri comme il a vécu, à 48 ans, dans un déchaînement de violence et de sauvagerie.
L’homme s’était proclamé calife, le 29 juin 2014, reprenant ainsi, à la stupeur générale, le titre religieux le plus prestigieux du monde sunnite, qui existe depuis l’origine même de l’islam, au VIIe siècle, et qui a duré, sous différentes formes, jusqu’à son abolition en 1924, par Mustafa Kemal, après la chute de l’Empire ottoman. Le calife, c’est le successeur du prophète Mahomet. Débusqué dans la maison où il se planquait, Abou Bakr al-Baghdadi, qui était aussi considéré comme le terroriste le plus recherché de la planète, s’est fait exploser, comme des milliers de ses partisans avant lui, en actionnant sa veste piégée, emportant dans la mort ses trois enfants.
Planifiée et mise en œuvre en quarante-huit heures à peine, l’opération commence à livrer peu à peu, près d’un mois plus tard, ses secrets. Ce fut une traque acharnée, qui a duré pendant des années, puis une exécution impitoyable… Car si Abou Bakr al-Baghdadi était un chef de guerre cruel et sanguinaire, un monstre de férocité et d’inhumanité, il tenait par-dessus tout à sa sécurité. Paranoïaque, peureux mais très rusé, il se terrait en permanence, se déplaçait sans cesse, évitait comme la peste d’utiliser un téléphone portable ou un ordinateur.
Il dirigeait en fait son organisation à distance, par l’intermédiaire de quelques messagers triés sur le volet et dont il se méfiait tout de même, au point de mettre parfois une cagoule sur la tête quand il les recevait. Le «cheikh invisible», comme disaient ses partisans avec un mélange de terreur sacrée et de respect, avait été annoncé mort à plusieurs reprises, mais il était à chaque fois réapparu. Il est tombé finalement de la manière la plus archaïque qui soit: trahi, vendu par un proche dont on ne sait rien, qui n’aura pas résisté aux 25 millions de dollars de prime.
Jeudi 24 octobre, la Maison-Blanche reçoit soudain une information top-secret, résultat d’un travail de fourmi au cœur de cet inextricable chaos irako-syrien provoqué par l’agression américaine contre l’Irak, en 2003: il existe «une forte probabilité» qu’Abou Bakr al-Baghdadi se cache dans une maison dans la province syrienne d’Idleb, la dernière qui soit encore aux mains des rebelles islamistes. Les responsables américains ont pourtant un doute, car la province est contrôlée par Hayat Tahrir al-Cham, le nouveau nom du Front Al-Nosra, l’ancienne branche syrienne d’Al-Qaida, c’est-à-dire le rival inexpiable de l’Etat islamique.
Al-Baghdadi peut-il vraiment se planquer au milieu de ses frères ennemis, qui ne rêvent que de le massacrer? Donald Trump n’hésite pas: le lendemain matin, vendredi, il a toutes les options militaires sur son bureau. Tout est calme à Washington, personne ne se doute de rien. D’autant que Donald Trump commence, le soir même, un week-end comme les autres: un repas à Camp David, la résidence secondaire des présidents américains, pour célébrer les 10 ans du mariage de sa fille Ivanka avec Jared Kushner, puis une partie de golf en Floride, le lendemain.
Mais Donald Trump a déjà pris sa décision: comme Barack Obama avant lui, qui avait ordonné l’exécution d’Oussama ben Laden, le 2 mai 2011, il veut abattre Al-Baghdadi. Est-il dans la pure vengeance? Il est plutôt dans une rage de justice, comme le shérif d’un western qui lutte contre les bandits. C’est lui qui a trouvé le nom de code de l’opération: ce sera l’opération Kayla Mueller, une jeune humanitaire américaine, fervente chrétienne, qui était partie en Syrie en décembre 2012, à 23 ans, pour aider les familles chassées de leurs foyers par les islamistes. Enlevée à Alep quelques mois plus tard, le 4 août, elle avait été remise à Al-Baghdadi qui en avait fait son esclave et la violait régulièrement. Deux jeunes yézidies, prisonnières avec elle avant de réussir à s’échapper, ont raconté son calvaire. «Elle était emmenée dans la chambre d’Al-Baghdadi, puis elle revenait en pleurant et racontait aux filles ce qui s’était passé», racontait sa mère au New York Times.
Le «calife Ibrahim», comme il se faisait appeler, avait-il conscience d’être un monstre? Il se conformait en fait au droit islamique. Né le 28 juillet 1971 à Falloujah, en Irak, dans une famille pauvre, Al-Baghdadi a étudié les «sciences coraniques». C’est un garçon timide, effacé et assez limité. Ce n’est pas un mystique mais un gros rustre: il s’en tient à une lecture du Coran terre à terre, intolérante et hyperviolente. Comme l’explique le spécialiste de l’islam et professeur Mathieu Guidère, «les chefs de l’Etat islamique se réclament du «droit de la guerre islamique» et considèrent les femmes captives comme des prises de guerre, c’est-à-dire comme un butin à partager entre les combattants.»
On est donc samedi soir, le 26 octobre. Donald Trump rentre à la Maison-Blanche. Il est 16h18. Il se rend dans la Situation Room, au sous-sol de l’aile ouest, pour suivre en direct le raid contre Al-Baghdadi. Très excité, il se réjouit d’assister, comme Barack Obama avant lui, à l’exécution de l’ennemi numéro 1 de l’Amérique. «C’était comme au cinéma», dira le président américain en annonçant triomphalement, lundi 28 octobre, depuis la Diplomatic Room, la mort du chef de l’Etat islamique. En réalité, le président américain a tout vu mais il n’a rien entendu, car si les caméras diffusent les images en temps réel, il n’y a pas le son.
Huit hélicoptères militaires décollent en pleine nuit de la base d’Erbil, dans le Kurdistan irakien. Ils transportent 60 à 70 soldats des forces spéciales, l’élite de l’armée américaine. Le commando vole très vite, au ras du sol pour déjouer les radars ennemis. La zone en question est la plus dangereuse au monde, avec la présence de plusieurs armées enchevêtrées dans un mouchoir de poche. L’armée syrienne, l’armée russe, l’armée américaine, l’armée turque, des soldats français, des soldats anglais, les groupes djihadistes qui pullulent… Une heure et dix minutes de vol sous haute tension, sous la protection invisible d’une force aérienne.
A minuit environ, le commando atteint sa cible: un déluge de feu dans la pure tradition américaine. Les gardes d’Al-Baghdadi tentent de riposter mais ils sont fauchés. Le commando évite la porte d’entrée, sans doute piégée, et fait exploser un mur pour s’introduire dans la maison. Une dizaine d’enfants, des femmes, sont mis à l’abri. Où le chef de l’Etat islamique se trouve-t-il? A-t-il des armes? Porte-t-il en permanence un gilet explosif, même en pleine nuit? Il a dû prévoir la scène des milliers de fois: ses deux épouses se font exploser tout de suite, mais Al-Baghdadi s’enfuit avec ses trois enfants dans les sous-sols, poursuivi par les soldats et les chiens.
Que sait-on des derniers instants du chef de l’Etat islamique? Selon Donald Trump, «il n’est pas mort comme un héros, il est mort comme un lâche, en gémissant, en pleurant et en criant». Est-ce vraisemblable? Impossible de le dire, puisque le Pentagone n’a divulgué aucune image ni aucun enregistrement. Acculé, cerné, l’homme qui voulait être calife choisit en tout cas de ne pas tomber entre les mains de ses ennemis: il se fait exploser avec ses trois enfants, âgés d’une dizaine d’années. Une déflagration terrifiante qui provoque l’effondrement du tunnel, blessant légèrement celui qui va devenir le nouveau héros de l’Amérique: un malinois belge qui l’a pourchassé jusqu’au bout et qui touche les câbles électriques mis à nu par la détonation. Le président américain n’a pas résisté au plaisir de divulguer son nom, Conan; il a même publié un photomontage où il le décore de la Médaille d’honneur, la plus haute distinction militaire des Etats-Unis. Il a aussi annoncé qu’il allait le recevoir à la Maison-Blanche.
Les soldats américains sont sûrs d’avoir reconnu Al-Baghdadi: il a la même barbe touffue, décolorée au henné, les mêmes traits lourds et empâtés que sur sa dernière vidéo de propagande diffusée six mois plus tôt, le 29 avril. Mais ils doivent avoir la preuve absolue. Ils ont retrouvé sa tête dans les décombres, intacte, séparée de son corps pulvérisé. Avec eux, ils ont amené un laboratoire de reconnaissance faciale, une merveille de technologie à 250 000 dollars qui permet d’identifier un visage en quelques instants. Ils ont aussi apporté un échantillon d’ADN pour le comparer avec celui d’Al-Baghdadi: celui d’une de ses filles, selon le Washington Post, sans doute la fille qu’il a eue avec sa première femme qui l’avait quitté, avec son accord, et qui vit au Liban. En quinze minutes, ils savent de manière certaine que l’homme abattu était bien l’homme le plus recherché du monde, Abou Bakr al-Baghdadi.
Quand le commando repart, vers 3 h 30 du matin, avec une dizaine de prisonniers et les restes du chef de l’Etat islamique, des chasseurs américains tirent six roquettes sur le bâtiment, réduit à un tas de gravats. Aucun mort, ni aucun blessé, parmi le commando américain.
Que reste-t-il de l’épopée sanglante du «calife Ibrahim», dont les restes ont été immergés en mer, comme Oussama ben Laden, un geste contraire aux traditions islamiques? Il reste un rêve impossible, qui a tourné avec lui au cauchemar absolu, celui d’abolir une histoire tragique et d’effacer les séquelles de la colonisation. Le «calife Ibrahim» avait proclamé la fin de la frontière entre l’Irak et la Syrie, cette «ligne sur le sable», comme dit l’historien anglais James Barr, imposée par les colonisateurs français et anglais dans les accords Sykes-Picot, en 1916. L’Etat islamique a voulu abolir l’histoire, la raccommoder, la refaire, dans une apocalypse de barbarie et de fureur. Il a été vaincu et chassé, en 2017, de ses bastions de Mossoul et de Raqqa et ne représente plus qu’une menace résiduelle. La frontière irako-syrienne a été rétablie, l’ordre revient peu à peu. Mais l’histoire longue, l’histoire engloutie mais d’autant plus présente, n’a pas fini de ravager cette région du monde.