Ils s’appellent Patricia, Adrien et Denis. Vous ne les croiserez pas souvent dans la rue. Rien n’est prévu pour eux et le regard des autres est aussi lourd à porter que le corps dans lequel ils sont enfermés. Alors qu’ils témoignent courageusement dans nos pages, les médecins spécialisés qui les suivent lancent un cri d’alarme. «Ces personnes ne se résument pas à un poids. Derrière les kilos, il y a des êtres humains dont les gens ne mesurent pas l’extrême souffrance. L’obésité est le plus souvent la face visible d’une très grande détresse. Les mentalités doivent absolument évoluer, afin de pouvoir soigner cette maladie – car c’est en une – de manière efficace.»
De la doctoresse Lucie Favre, responsable de la consultation de prévention et traitement de l’obésité au CHUV, à son confrère Frédéric Tâche, qui dirige le programme de réadaptation et du suivi ambulatoire à l’hôpital intercantonal de la Broye, à Estavayer-le-Lac, en passant par Eliane Deschamps, responsable de mission stratégique au sein de la direction médicale du CHUV, le discours est univoque: l’obésité et, a fortiori, la super-obésité* doivent absolument être considérées comme des maladies à part entière. «Il y va de la dignité de ces personnes et de l’espoir de les sortir un jour de leur terrible situation et de l’enfermement dans lequel elles sont réfugiées», martèlent nos interlocuteurs, constatant une augmentation du nombre de cas.
Difficile d’obtenir des chiffres précis. Et pour cause, «la plupart de ces malades sont confinés chez eux depuis bien avant l’apparition du covid, terrorisés à l’idée de sortir. Ce qu’on sait, c’est que, compte tenu de notre mode de vie toujours plus sédentaire, les statistiques explosent», estime Lucie Favre, dont le cabinet ne désemplit pas (une centaine de personnes souffrant de super-obésité rien que dans la région lausannoise).
Au CHUV, tout a commencé en 2017, à l’arrivée du premier patient de plus de 200 kilos. «Ce cas a montré que les infrastructures ne permettaient pas une prise en charge satisfaisante de ces personnes», reconnaît Eliane Deschamps. A commencer par leur acheminement à l’hôpital. «Il n’est pas rare que les sortir de leur domicile nécessite l’intervention des pompiers et d’une grue, poursuit-elle. Nous avons ensuite équipé les différents services. Brancards, lits, fauteuils, cuvettes de toilettes suffisamment larges et supportant une charge supérieure à 200 kilos, vêtements adaptés à leur morphologie, etc. Le personnel a été formé pour mobiliser ces malades, à qui il convient d’assurer un suivi post-hospitalier. En organisant un séjour de réadaptation à l’hôpital de la Broye, en général, lequel s’est doté des mêmes équipements que le CHUV. Au final, le patient doit être en mesure de regagner son appartement, qui doit parfois subir l’une ou l’autre transformation. L’élargissement des portes, le plus souvent. Le temps que les processus se mettent bien en place, nous faisons presque du sur-mesure et il peut arriver que certaines hospitalisations se prolongent pour ces raisons d’organisation.»
En trois ans, des progrès ont été réalisés, se réjouissent les thérapeutes, qui ont alerté les pouvoirs publics. «Les choses n’avancent pas aussi rapidement qu’on le souhaite, mais elles avancent. Il n’y a encore pas si longtemps, il n’y avait pas d’ambulance pour transporter ces personnes. En cas d’intervention urgente, il fallait les traiter là où elles se trouvaient. Pire, à une certaine époque – heureusement révolue –, il était même question que des patients ne répondant pas au standard des machines se rendent au Tierspital de Berne (hôpital vétérinaire, ndlr) pour pouvoir être radiographiés», s’indigne Frédéric Tâche.
Y a qu’à… Pour une grande partie des gens, une personne se met dans cet état parce qu’elle mange trop et ne bouge pas assez. «C’est une vision naïve et ignorante du problème, qui s’avère beaucoup plus complexe que cela, renchérit Lucie Favre. Le discours narratif trop souvent véhiculé de «faiblesse» ou de «manque de volonté» pour lutter contre les calories doit cesser. L’obésité n’est pas seulement un problème comportemental. Elle est le résultat d’une vulnérabilité individuelle, exacerbée par des déterminants multiples, allant de la génétique à la biologie, en passant par les sirènes du marketing commercial.»
Un rapport de l’OFSP daté de 2012 indique que le prix payé au surpoids et à l’obésité s’élevait déjà à 8 milliards de francs, dont 77 millions représentaient les coûts directs des traitements. La chirurgie bariatrique (réduction du volume de l’estomac) en particulier. «Mais pour différentes raisons, souvent médicales, tous les patients ne sont hélas pas de bons candidats à cette intervention», relève la thérapeute lausannoise. D’autres renoncent tout simplement à consulter ou le font tardivement, par honte ou par peur des coûts de traitement qui ne sont souvent pas pris en charge par les assurances. On en est là…
>> * Selon les critères de l’OMS, on parle d’obésité de classe III ou obésité morbide avec un indice de masse corporelle (IMC) supérieur à 40 kg/m2 et de super-obésité en cas d’IMC supérieur à 50.
Patricia, 49 ans, plus de 200 kilos
«Je n’ai plus la force de lutter»
Il fait frisquet mais beau sur Moudon en cet après-midi de janvier. Dans les rues de la cité au cachet médiéval, des badauds profitent des derniers rayons du soleil. Ce genre d’escapade, Patricia n’en a plus connu depuis belle lurette. La dernière remonte au mois de septembre. Une balade arc-boutée sur son rollator, vite abrégée à cause de ses escarres aux pieds. Depuis, elle vit recluse dans son studio d’une vingtaine de mètres carrés, avec mezzanine. Un surplomb qu’elle ne voit que d’en bas, faute de pouvoir emprunter l’échelle. «Je ne me pèse même plus. Passé 200 kilos, la balance indique "error". Cette vision me détruit encore plus», soupire-t-elle, les yeux embués.
Coquette dans sa robe colorée, la Valaisanne d’origine esquisse malgré tout un sourire. Elle ne s’estime pas malheureuse mais prisonnière d’une situation qu’elle perçoit comme une fatalité après des années de lutte improductive. Incarnation de ce combat, les médicaments contre l’obésité, et les nombreuses pathologies qui en découlent, qu’elle tient dans sa main. Treize cachets qu’elle avale d’un coup, avec un peu d’eau. Une dose renouvelée toutes les douze heures.
Patricia n’a pas toujours été obèse. A 17 ans, elle se situe presque dans la norme (67 kilos pour 1 m 66), avant que les vicissitudes de la vie ne la fassent basculer dans la maladie dont elle ne sortira plus. Des conflits incessants avec sa mère, la perte d’un père auquel elle est très attachée, un apprentissage de vendeuse en parfumerie qui tourne court puis un mariage dont l’échec lui laisse de profondes blessures. Autant de chocs émotionnels qui la plongent dans une profonde dépression et la conduiront en hôpital psychiatrique.
En 2010, elle dépasse pour la première fois les 100 kilos. Puis le processus s’accélère. A cause des médicaments selon elle, qui stabilisent son état psychique et lui permettent d’éviter la case hôpital. «J’adore faire la cuisine mais je ne mange pas beaucoup», certifie-t-elle, en désignant un gâteau aux noisettes auquel il ne manque qu’une petite tranche. Entre deux cigarettes, Patricia, au bénéfice de l’assurance invalidité depuis l’âge de 26 ans, confesse ne plus avoir la force de lutter contre ce corps qui la torture. «Avec le temps, j’ai appris à vivre avec», lâche-t-elle, fataliste. Grâce aux appels réguliers de sa mère, à l’affection de Nina, sa chatte de 11 ans, aux visites biquotidiennes et bienveillantes de deux assistantes du centre médico-social et celles d’un bénévole de la Croix-Rouge devenu ami et confident au fil des années, Patricia assure ne pas souffrir de la solitude. Une lueur dans une vie qui s’écoule jour après jour, année après année, entre son lit médical à matelas ergonomique et sa cuisine, à 2 mètres de là…
Adrien 24 ans, 228 kilos
«Je mange pour éviter de penser»
Vous êtes sans doute nombreux(ses) à vous dire: «A 24 ans, il pourrait réagir, tout de même. Prendre son courage à deux mains pour tenter de sortir de cette situation.» Figurez-vous que c’est exactement à ce projet qu’Adrien s’est attelé il y a quelques mois. Se prendre en main. Quitter Yverdon et l’appartement de sa maman, où il passait ses jours et une grande partie de ses nuits derrière son ordinateur, pour voler de ses propres ailes et reprendre, qui sait, la formation informatique qu’il a abandonnée il y a quelques années, faute de soutien. «J’ai perdu une soixantaine de kilos et, du coup, regagné un peu de confiance en moi. Je me sentais prêt à réussir le grand saut.» Grâce à sa rente AI, sa situation financière le lui permet. Adrien s’installe donc dans un petit appartement de la banlieue de Fribourg.
Suffisamment loin pour couper le cordon ombilical et pas trop pour appeler au secours en cas d’urgence. Mais, très vite, les angoisses le rattrapent. Dans son élan d’enthousiasme, il n’a pas pris garde aux obstacles qui se dressent devant sa première expérience de «single». Son cadre de vie est certes bucolique, mais éloigné de la ville. Tout comme le magasin d’alimentation et les commodités les plus proches. Et puis, l’appartement est petit, la cabine de douche trop exiguë pour sa corpulence. Après quelques semaines, la solitude lui pèse et le regard des gens le stresse les rares fois où il s’aventure dehors. Un enchaînement de difficultés qui le plonge dans une grosse déprime, blues qu’il essaie de réprimer en mangeant.
Adrien retombe dans le cercle vicieux qu’il pensait enfin briser. «Quand je vais mal, je mange pour éviter de penser.» Un réflexe, un refuge plutôt, qu’il rejoint à chaque fois que souffle le vent contraire. «Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours été en surpoids.» Enfant, il souffre d’une ambiance familiale délétère. A 12 ans, il est placé en institution, où il vit l’enfer. Souffre-douleur de la classe la journée, harcelé et même agressé sexuellement le soir. Bafoué, humilié, Adrien souffre en silence. Et mange pour oublier. La chirurgie bariatrique (réduction du volume de l’estomac), le jeune Vaudois y a songé, bien sûr. «J’ai même suivi des cours de préparation, qui ne m’ont pas convaincu. Le ratio gain/risque et séquelles que l’opération réserve parfois a fini de me décourager.»
Aujourd’hui, Adrien est de retour chez sa mère, le moral dans les talons. «J’ai une sensation de vide. Comme si j’étais mort à l’intérieur.» Une nouvelle rechute, brutale, six mois après avoir tant espéré renaître…
Denis, 53 ans, 286 kilos
«J’étais complètement détaché de mon corps et de moi-même»
L’incroyable histoire de Denis est de celles qui nous viennent habituellement des Etats-Unis, le seul pays en mesure de lui fournir des vêtements à sa taille lorsqu’il flirtait avec les 300 kilos. C’était avant. A l’automne 2018. Depuis, le Lausannois a fondu, comme on dit: 116 kilos en deux ans. «Quand on a vu la mort en face, la vie prend un tout autre sens», confie, d’une voix calme, cet ancien caissier de la BCV, dont le regard doux et bienveillant tranche avec son physique de géant (1 m 91).
Nous sommes en 2008. Denis hérite d’un petit chalet à Nax, dans le val d’Hérens (VS), qu’il aménage à son goût avec Jacques, son compagnon, de quinze ans son aîné. Le couple y passe ses week-ends. Denis est très corpulent. Il frise les 200 kilos, mais se sent bien dans sa peau. «J’avais besoin d’être gros pour me sentir séduisant.» Et puis, il a de qui tenir. Son papa, à qui il ressemble comme deux gouttes d’eau, déclarait 140 kilos sur la balance. Problème: à force de grignoter et de ne plus bouger, les kilos s’accumulent. Un vendredi, Jacques et Denis rallient Nax pour le week-end. Comme d’habitude. Sauf que cette fois, Denis n’en redescendra que dix ans plus tard, dans des circonstances dramatiques.
«Comme je ne pouvais plus entrer dans la voiture, je ne sortais plus du tout.» Et pour cause, son poids a dépassé les 250 kilos. Mais il ne le sait pas. «Nous n’avions pas de balance. Mon obésité ne semblait pas poser un problème entre nous.» Denis passe alors le plus clair de son temps au lit. Se déplacer lui est devenu impossible. «Je dépendais entièrement de Jacques, qui se dévouait avec un amour fou. A ce moment-là, je me suis dit que s’il partait avant moi, je me suiciderais. De toute façon, j’étais complètement détaché de mon corps et de moi-même.»
Comme une prémonition, Denis trouve son compagnon mort à ses côtés un matin de 2018. Emporté par une crise cardiaque. Dans sa douleur et son chagrin, il attrape une boîte de somnifères sur sa table de nuit et avale tous les cachets. Une cinquantaine, estime-t-il. «Pour m’endormir avec lui.» Sa mère, âgée de 81 ans, qui entretient son appartement de Lausanne et l’appelle tous les jours, s’inquiète de son silence. «Elle a alerté la police.»
Après avoir défoncé la porte du chalet, celle-ci découvre Denis dans un coma profond, allongé aux côtés de la dépouille de Jacques. Appelés en renfort, les pompiers n’ont d’autre choix que de découper le toit du chalet pour évacuer Denis, qui sera hélitreuillé jusqu’à la clinique de la Suva, à Sion, où son destin basculera miraculeusement du bon côté. Le verdict tombe: 286 kilos! Mais la faculté ne décèle ni diabète ni cholestérol. «Excepté un peu d’arthrose aux genoux, je suis en parfaite santé. Surtout, je me sens bien dans ma peau et dans ma tête», confie Denis, qui a rééquilibré son alimentation et sort désormais faire ses courses. «Le regard des autres? Pas grave. Je me sens transparent quand je suis dehors.»