Deucheland en territoire jurassien

«La 2 CV est une forme de religion et, ici, on effectue notre pèlerinage.» Architecte, collectionneur fou de 2 CV (il en possède une dizaine), Justin White, 50 ans, a tracé la route depuis Londres pour rejoindre ses camarades deuchistes en terre jurassienne. Sa 2 CV 6 Club jaune, modèle 1981 estampillé 007, est une rareté. «Je l’ai depuis dix ans, confie-t-il. Presque toutes les pièces sont d’origine. Je suis spécialement fier de son intérieur orange et de sa déco. Grâce à un kit officiel, j’ai pu disposer les autocollants représentant les impacts de balles avec précision.»

Cet inconditionnel de James Bond précise que, outre-Manche, sa 2 CV n’a été produite qu’à 300 exemplaires. «J’en possède quatre, dont l’une des 500 de la série limitée française – commercialisée en marge de la sortie du film «Rien que pour vos yeux», avec Roger Moore.» Le défunt acteur, en réalité son effigie grandeur nature en carton, est d’ailleurs là, étendu à l’arrière du véhicule. Plié en quatre. On le sort? «Ok, but for your eyes only!» Entendu. 

A l’ouverture de ce Mondial jurassien, les organisateurs ont installé un check-point, façon péage autoroutier, sur un terrain agricole. Il est 9 h 45 ce 25 juillet 2023 et, sur six rangées parallèles, des 2 CV et leurs déclinaisons (Dyane, Acadiane, fourgon Type H) défilent sans discontinuer. Tout le monde roule Citroën. 

Les immatriculations dessinent le continent européen. Les Allemands sont majoritaires. Sans vouloir froisser la fierté tricolore, voilà un territoire éphémère qui s’apparente à Deucheland. Dans cet amas de tôles ventrues, les 2 CV teutonnes, étincelantes, côtoient de vraies épaves. Pour le directeur de Jura Tourisme, Guillaume Lachat, «on est à mi-chemin entre la rigueur germanique et l’esprit libertaire typique de la 2 CV». La lente procession se resserre en direction du camping – l’église des deuchistes en somme.

Parmi les fidèles, «on distingue ceux qui ont acheté une 2 CV neuve ou restaurée et les autres qui roulent avec une deuche dans son jus, nous confiera Daniel, mécano passionné de Villars-sur-Glâne (FR). Certains poussent le vice jusqu’à décaper leur véhicule qu’ils couvrent ensuite d’une laque incolore pour prouver son ancienneté.» Folie douce.

Les slogans sont de circonstance: «La 2 CV, c’est un art de vivre» ou encore le subtil «Je penche donc je suis», allusion à la drôle de carlingue parfois chahutée par le vent de travers. A l’origine, le cahier des charges était succinct: «Un parapluie avec quatre roues.» Ou encore: «Une bicyclette à quatre places, étanche à la pluie et à la poussière.» Authentique.

Suspension chamallow

Lors de sa présentation au 35e Salon international de l’automobile à Paris, le 7 octobre 1948, le président Auriol la regarda à peine... La conception astucieuse de cette traction avant au moteur bicylindre, sa drôle d’allure avec sa capote enroulable, sa suspension chamallow et son tout petit prix vont pourtant vite cartonner. Il s’en vendra plus de 5 millions.

«Dans chaque famille, il y a eu une 2 CV, soulignent Franck et Christine, d’Arpajon, dans l’Essone. Rouler en 2 CV n’a rien à voir avec une voiture moderne. On emprunte les petites routes. On roule le matin quand il ne fait pas trop chaud. On fait 250 bornes et on s’arrête. On visite.» Franck a même transformé deux phares rouges en enceintes qu’il nous montre à travers la lunette arrière.

«Pour nous, Français, la deuche est un truc très nostalgique, explique le Parisien Jacques. Le souci, c’est que, de nos jours, c’est devenu un luxe, surtout pour les jeunes.» Juste devant lui, Clément, la vingtaine, approuve. Parti de Longwy, dans le nord-est de la France, il se déplace en Citroën Visa.

Le deuchiste n’est pas pressé. Pied au plancher, il plafonne à 70-80 km/h. Son credo, c’est ralentir, pas accélérer. 

Le check-point franchi, la deuche au point mort, ils sont nombreux à sortir pour la pousser à la force des bras, sur le plat. Inutile de polluer bêtement. Une réponse à ceux qui fustigent l’échappement pétaradant de ces vieilles demoiselles, ce qui a le don d’agacer Stéphane et son pote Daniel, deux mécanos fribourgeois passionnés, chargés du garage aménagé dans une grange au cœur du camping. «La 2 CV, c’est la voiture écolo par excellence, soutient le premier, parce qu’on peut la réparer indéfiniment. Rappelons que la plus jeune a déjà plus de 30 ans! La motorisation est simple. Elle consomme 6 à 7 litres. On trouve toujours des pièces et, au besoin, on peut les usiner soi-même. Vous connaissez plus durable?»

Tout rassemblement de ce type doit avoir son garage. Une obligation. Ici, il est gratuit! L’atelier réparation est exclusivement réservé aux deuchistes séjournant au camping. Il ne désemplit pas. «On joue un jeu de fous, parce qu’on a clairement trop de travail par rapport au temps dont on dispose, même en bossant à cinq», confie Daniel, épuisé. 

Changer une boîte de vitesses est une prouesse. Nos mécanos de l’impossible réitéreront l’exploit trois fois, en plus de tout le reste. Chapeau les artistes! 

La 2 CV, c’est un état d’esprit, répètent ses adeptes. Symbole de liberté et de joie de vivre, elle est aussi l’expression d’un anticonformisme. Rares sont les voitures, hormis peut-être la Coccinelle, qui inspirent à ce point la sympathie. A son passage, les gens lèvent le pouce.

Le Jura a vu grand

Partis de Málaga, Grenade et Cordoue, des deuchistes andalous ont mis le cap au nord et couvert 2000 bornes. «Il faisait 44°C quand on est partis», soupire Carmen qui s’extasie de la verdeur de la plaine jurassienne. Avec ses amis, elle goûtera bientôt aux joies de l’orage sous tente. Qu’importe. Le projet consistait à voir du pays, à rencontrer des gens et à faire la fête. Mission accomplie. 

Célibataire dans la Ruhr, Sebastian dormira très peu. Le premier jour, il s’était distingué en jouant de la cornemuse dans les rafales de vent. «J’ai semé mon père en route, nous confiait-il. Comme il ne voit pas très clair, j’espère qu’il pourra m’entendre...» 

Le site delémontain, qu’une interminable chenille de 2 CV sillonnera au son des klaxons, couvrait une surface équivalant à 75 terrains de football. Enorme. «Heureusement que je m’étais rendu aux rassemblements organisés au Portugal en 2017 et en Croatie en 2019, avoue Guillaume Lachat, de Jura Tourisme. Grâce à cela, on a pu voir grand et ne pas être dépassés.»

Jouxtant le camping, une tente immense a accueilli 4000 personnes lors de la cérémonie d’ouverture. A l’extérieur, il tombait des cordes. Parmi les autres curiosités du terrain: un vaste chapiteau cantine, une scène et une tour de 10 mètres offrant un panorama à 360 degrés. Tout autour, des stands de pièces détachées, des échoppes, des restos. Une petite ville. Ephémère.

Poubelles... hors de prix
 

Sur le marché aux puces, accessible à tous, deux solides gaillards proposent des modèles réduits. Venu avec son ami Daniel, fou de miniatures, Gérald Dumain n’est pas n’importe quel deuchiste. Cet habitant de Saint-Dizier, en Haute-Marne, a une 2 CV tatouée sur l’épaule «et une autre sur les fesses», précise son compagnon hilare. «On est des malades, confie Gérald. Moi, à une époque, j’ai eu près d’une centaine de 2 CV, dont un modèle vraiment unique de 1957 qui appartenait à Mme de Gaulle.» Tante Yvonne!

Gérald Dumain a organisé le Rassemblement mondial de Salbris, en France. Son regret? «Que cette voiture soit devenue si chère. Il n’y a pas si longtemps, les gens les balançaient à la poubelle. Même les casses n’en voulaient pas, parce qu’il n’y avait rien à récupérer.» Nostalgie teintée de dépit.

Non loin de là, Alex, 21 ans, s’est hissé torse nu sur le toit de son Acadiane verte. Alors que l’orage menace, il s’exhibe façon rock star. Son père et lui ont quitté Chichester, dans le sud de l’Angleterre, pour rejoindre Blaye, en Gironde, où ils ont une maison, avant de remonter la France, la traversant d’ouest en est.

Delémont n’est pas le premier Mondial d’Alex. «J’en ai fait ma vie entière», avoue-t-il. Son père, look d’ancien hippie, confirme: «Son premier, c’était en Autriche. Il était dans le ventre de sa mère!» Alex se marre: «J’adore ces rencontres de deuchistes. L’atmosphère est très festive. Rien à voir avec les autres rassemblements de passionnés de voitures.»

Après le Jura, nul doute qu’Alex, à l’image d’Eirin et Eivor, deux frangines norvégiennes hautes en couleur, et de Karl, le pacifiste autrichien fan de John Lennon, feront route vers la Slovénie en 2025. En attendant, chacun a pris soin de ne rien laisser traîner avant de repartir chez soi. Cela aussi, c’est l’esprit deuchiste.