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Didier Cuche en famille: «Nous n’élevons pas nos enfants comme de futurs champions»

Radieux en famille dans sa ferme perdue dans les sapins, alors que les JO débutent, Didier Cuche, le plus grand skieur que la Romandie ait connu se réjouit du climat libéré autour de l’équipe de Suisse. De son temps, c’était souvent différent. «Aujourd’hui, tout passe avec un sourire.»

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Didier Cuche

Didier Cuche en famille aux Bugnenets; au loin, la Bonne Auberge, où il est né. C’est dans cette station que tout a commencé: «Avec mes frères, nous avions quelques sous pour un sandwich et une boisson, ce n’était que du plaisir. Pareil pour mes enfants: je ne les pousse surtout pas à devenir des champions.»

Julie de Tribolet

En ce matin de janvier, les pentes douces des Bugnenets (NE), à un peu plus de 1000 mètres d’altitude, sont couvertes d’une poudre gaie et légère, celle de nos enfances et celle de Didier Cuche bambin. Il est né dans la Bonne Auberge qui se dresse près du téléski, de l’autre côté de la route.

D’ailleurs le voici, Didier, qui descend la piste en longs virages contrôlés. Il n’est pas seul, le champion du monde de 2009, le skieur aux 17 saisons de Coupe du monde et celui dont le portrait, dix ans après sa retraite, orne encore des façades du Val-de-Ruz avec l’inscription «Didier, notre champion». Enfant, il skiait là avec ses deux frères aînés; aujourd’hui, sa famille le suit en canetons, son épouse, ses enfants de 3 et 6 ans. Chez ces derniers, il y a déjà de la maîtrise, du cran et des genoux pliés comme des pros. En arrivant au bas de la piste, le papa nuance cependant: «Quand les gens nous voient, ils ont toujours la même affirmation: «Ah, voilà les futurs champions!» Ce n’est jamais méchant, mais il leur arrive même d’apostropher Noé, on voit que cela le gêne un peu. Il n’a pas demandé à être le fils de Cuche…»

Didier Cuche

Didier Cuche sur le chemin qui mène à sa maison, sur les hauts de Sonvilier (BE). Sur la luge, avec leurs enfants Noé (6 ans) et Amélie (3 ans), se tient son épouse, Manuela, qu’il a rencontrée en 2014 lors des finales de la Coupe du monde à Lenzerheide (GR), où elle était médecin officiel. Ils se sont mariés en 2017.

Julie de Tribolet

Didier est embarrassé, car il n’a pas été élevé en futur crack, à l’opposé de familles de skieurs comme les Gut ou les Kostelic, dont la progéniture était programmée pour les podiums. Lui, ses parents travaillaient beaucoup, exploitaient l’auberge et s’occupaient du bétail de la ferme. Entre les coups de main qu’ils donnaient, la vaisselle, le rangement, les trois garçons traversaient ladite route et partaient skier, avec quelques sous en poche pour se payer un sandwich et une boisson. «Nos parents n’étaient jamais avec nous. Je crois que la seule fois que j’ai skié avec eux, j’avais 19 ans; c’était à des Championnats de Suisse, à Meiringen.» Au début, c’est un voisin prof de ski qui a proposé à leur mère de les prendre avec lui, de leur montrer les gestes. «Je ne jette surtout pas la pierre à mes parents, au contraire. Plus tard, ils sont beaucoup venus sur les courses. Quant à moi, le ski n’est devenu un choix qu’à partir de mes 15-16 ans. Parce que j’en avais envie. Personne ne m’a poussé, mais comme j’avais pas mal de volonté…» C’est ce qu’il veut pour ses enfants: qu’ils choisissent leur vie. «De l’extérieur, les voir skier peut donner l’impression que je veux en faire des champions. Or pas du tout; ils se débrouillent bien parce qu’on a pris le temps, c’est tout. Les gènes, je n’y crois pas trop. C’est plutôt ce qu’on fait dès la naissance, être en mouvement, s’amuser au-dehors. On développe alors certaines capacités.»

Didier Cuche

En papa attentionné, avec son fils Noé.

Julie de Tribolet

Voilà Didier. Loin des flashs de Wengen ou de Kitzbühel, il redevient vite le garçon des rondeurs jurassiennes, le boucher de profession qui aime le lien direct avec la nature, et ne cherche pas la lumière. Sa maison lui ressemble. Elle est cachée quelques virages plus haut, parmi les sapins, dans un cul-de-sac où seule la camionnette de La Poste s’aventure. C’est une ferme rénovée sans ostentation, un peu sauvage. Tout à coup, pendant notre interview, l’ex-skieur s’interrompt. «Regarde!» Et il désigne un chevreuil dans la neige, à quelques dizaines de mètres. «Ici, on voit aussi des lièvres, des renards, une hermine que l’on connaît bien. Des buses, des milans et même des aigles, qui tournent au-dessus de nous.» Ici, la télé n’est presque jamais allumée. «Le soir, c’est plutôt elle qui me regarde…» sourit-il. Et on lit beaucoup d’histoires. Mais le moment que ce papa attentionné préfère, c’est le matin, au petit-déjeuner. «C’est là que mes enfants sont le plus calmes, comme s’ils n’étaient pas encore entièrement activés. Il y a de beaux moments de tendresse. Parce que ce n’est pas toujours évident. Quand on devient parent, on ignore dans quoi on se lance.» Sa femme, Manuela, d’origine grisonne et ex-médecin de la Rega, pratique l’école à la maison avec une patience d’ange, aussi parce que les transports publics sont éloignés, à plus de 1 kilomètre à vol d’oiseau. Ici, on mange local et la viande est par exemple achetée chez le paysan voisin pour le bœuf ou sous forme d’un demi-cerf d’élevage de la région. Ici, les panneaux photovoltaïques fournissent la moitié de l’énergie et le chauffage fonctionne avec une pompe à chaleur.

Didier Cuche

Sur les pistes des Bugnenets (NE), Didier Cuche, 47 ans, jette un œil amusé mais attentif sur les prouesses à skis de sa petite Amélie, 3 ans. Celle-ci ne se contente déjà plus du petit téléski. Elle veut aller au grand, celui du Chasseral.

Julie de Tribolet

On est loin de la Chine. Le champion n’y a d’ailleurs de mémoire jamais skié. Mais les Jeux de Pékin arrivent. A l’époque de Cuche, hormis ses dernières saisons, la Suisse voguait souvent dans les turbulences. «Je me souviens que, en 2001-2002, j’ai réalisé une saison extraordinaire. A moi seul, j’ai récolté la moitié des points suisses chez les hommes. Or c’est passé inaperçu. Il y avait des critiques sur les performances de l’équipe et des polémiques, par exemple autour de nos combinaisons.» Aujourd’hui, question ambiance, Feuz and Co. échappent à ces tourments. «Le contact avec les médias devient plus facile. On ose charrier ou se laisser charrier; cela passe avec un sourire. Tandis que, auparavant, comme je suis entier, j’avais parfois l’impression qu’on me disait: «Pour qui il se prend? Quelle tête dure, ce Cuche!» Un jour, une semaine après un triomphe à Adelboden, il avait skié les vingt dernières secondes du Lauberhorn sur un seul ski, après avoir endommagé l’autre sur une pierre. On l’avait à peine écouté quand il avait expliqué cette réalité, on l’avait accusé de se cacher derrière son matériel.

Didier Cuche

Le moment préféré de Didier Cuche, c’est le matin, au petit-déjeuner. «C’est là que mes enfants sont le plus calmes, comme s’ils n’étaient pas encore entièrement activés.»

Julie de Tribolet

Il se réjouit de ce climat frais. Notamment pour le phénoménal Marco Odermatt. Quand il l’a rencontré pour la première fois, le Nidwaldien devait avoir 9 ans. Il avait gagné la Coupe Beltrametti, une compétition pour enfants, en partenariat avec Head, dont le vainqueur avait le droit de skier avec Cuche, l’idole. «Je me souviens d’une journée à Lenzerheide en ski libre. A part un bras un peu passif dans le virage à l’intérieur, il n’y avait rien à changer chez lui. Sa précocité était impressionnante.» Pourquoi domine-t-il tant? «Il possède un bagage un poil plus élevé que les meilleurs. Je suis persuadé que d’autres vont aussi vite quand ils s’entraînent, mais le mélange du tout, le mental, les nerfs, en font une bête de course.» Au géant de Pékin, il sera l’homme à battre. Ce sentiment, Cuche le connaît. A Kitzbühel, où il a gagné cinq fois, il était le loup blanc. «Quand j’arrivais là-bas en favori, cela me rendait encore plus fort. Par contre, à Pékin, Odermatt va skier sur une piste inconnue, sans même avoir couru de préolympiques. Les attentes seront folles; soit cela t’aide, soit cela te paralyse. Je lui souhaite le meilleur, mais ce ne serait pas la première fois que, sur les Jeux, les favoris passent à côté.»

Didier Cuche

Didier Cuche dans sa cuisine, avec Noé et Amélie. «Mais ne vous y trompez pas: la cuisinière, c’est ma femme, qui est exceptionnelle. Ma spécialité, ce sont les «croque-Cuche», des croque-monsieur améliorés.» On parle suisse-allemand en famille et français entre les parents. Manuela transmet aussi son dialecte grison à ses enfants.

Julie de Tribolet

Un souvenir olympique lui vient. A Vancouver, en 2010, Cuche débarque en cador. Il vient de gagner à Kitzbühel, on n’a d’yeux que pour lui. Au dernier entraînement, c’est l’émeute. «Je pense que chaque station télé ou radio et chaque journal m’a posé la même question: «Alors demain, vous gagnez l’or?» Sans mentir, j’ai dû répéter 250 fois la même chose dans l’aire d’arrivée, pendant une heure et demie. Aujourd’hui, quitte à me faire démonter, j’agirais autrement.» Le lendemain, il fait jeu égal jusqu’au dernier temps intermédiaire avec le vainqueur, Didier Défago. Puis finit 6e, à 36 centièmes de la victoire. «J’accepte bien sûr qu’on soit allé plus vite que moi, et la victoire de Défago était bien méritée, mais il aurait fallu être culotté et dire non à ces sollicitations. Odermatt a des gens qui le protègent. Il est bien conseillé et je le trouve très mûr, avec du charisme. Je suis aussi sensible au parcours de Justin Murisier, avec ses blessures à répétition.»
Les Jeux, dans la longue et riche carrière de Cuche, c’est une seule médaille. Le super-G de Nagano, en 1998. Personne ne l’attendait et il finit 2e, derrière Hermann Maier. Un miracle: «J’étais déjà content d’être là. Un an et sept mois plus tôt, je me suis cassé le tibia-péroné en Australie. L’été avant Nagano, j’étais à deux doigts de tout arrêter, j’avais trop mal.» La première fois qu’il a remis les skis, il a dû les décrocher et les porter jusqu’au restaurant.

Didier Cuche

L'ancien champion de ski Didier Cuche chez lui aux Bugnenets (pistes de ski) et à Sonvlliers. Avec son épouse Manuela et leurs deux enfants Noé, 6 ans et Amélie 3 ans.

Julie de Tribolet

Puis il regarde autour de lui, la maison neuve et ouverte, la trace des enfants partout, le silence. «Pour imager la retraite d’un sportif, je parle d’un train à grande vitesse, où on est aux petits soins pour toi. Soudain, le train s’arrête dans une gare, tu en sors et le prochain est celui de la vie de tous les jours, bondé. Tu dois trouver ta place, la faire. Je n’ai pas de peine à penser que certains puissent broyer du noir, jusqu’à des extrémités comme le suicide. Moi, j’ai eu la chance de prendre une décision spontanée, à 38 ans. Je n’ai pas été poussé dehors et j’ai été vite occupé. Ce fut bien agréable de quitter ainsi.»

Par Marc David publié le 4 février 2022 - 15:10