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Interview intime

Didier et Friedrun Burkhalter: ensemble, c'est tout

Il écrit, elle peint. Alors que Didier Burkhalter, malgré le cancer qui l’a frappé l’été dernier, publie son quatrième ouvrage. Nous avons rencontré l’ancien conseiller fédéral avec son épouse. Entretien croisé.

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Didier Burkhalter et son épouse Friedrun Sabine au Jardin botanique de Neuchâtel, le 20 mars dernier. Guillaume Perret

Dans le dernier roman de Didier Burkhalter, «Terre minée», nous retrouvons, au sein d’une saga historique qui va de la Bretagne à l’Italie de Mussolini, des boat people aux «gilets jaunes», le personnage de Marius, «pétri d’idéaux», et son épouse, Eoline, dont il admire «la féerie des tableaux». Le lecteur pourra y voir une allusion à l’auteur et à son épouse, artiste peintre. Lorsqu’il était conseiller fédéral, leur complicité avait marqué. Aujourd’hui, le couple se montre plus uni que jamais.

- Monsieur Burkhalter, vous publiez votre quatrième ouvrage en moins de deux ans. L’angoisse de la page blanche, vous ne connaissez pas?
- Didier Burkhalter (D.B.): Au contraire, j’aime bien la page blanche. Elle permet de faire ce qu’on veut. Et je trouve passionnant de créer et d’animer des personnages.

- A quand vos mémoires sur le Conseil fédéral?
- J’ai vraiment hésité à écrire un ouvrage sur l’extraordinaire expérience qu’a été la présidence de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, ndlr), mais j’en ai conclu qu’un ministre suisse des Affaires étrangères, amené à s’engager avec discrétion dans la politique de paix, devait faire preuve de réserve également après la fonction. Cela dit, j’ai accepté l’an dernier d’évoquer ma vie et mes valeurs dans une longue correspondance («Didier Burkhalter, humaniste et homme de convictions», par José Ribeaud, Ed. Alphil, ndlr).

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Sous l’objectif de notre photographe, le couple s’est montré complice et détendu. Guillaume Perret

- Vous nous aviez dit vous être mis à écrire au lendemain de votre départ du Conseil fédéral. Depuis, vous écrivez tous les jours?
- A ce moment-là, c’est comme si une digue s’était cassée. Je m’étais débarrassé de cette seconde peau de conseiller fédéral et je retrouvais ma liberté, celle d’un homme sans fonction, sans étiquette. Mais on donne beaucoup de soi-même dans chaque livre. Alors ces temps-ci, je souffle un peu.

- Vous avez été rattrapé par la maladie l’été dernier. Comment avez-vous accueilli ce coup du sort?
- Dans un premier temps, comme une injustice. Puis en priant.

- Vous êtes croyant?
- Je ne suis pas très religieux, mais j’ai besoin de ces moments où je parle en direction du ciel. Je m’adresse à Dieu, que je ressens avant tout dans la nature.

- Pensez-vous que la charge de conseiller fédéral a joué un rôle dans la survenue de la maladie?
- J’ai eu le sentiment de repousser très souvent les limites, mais je ne sais pas si cela a joué un rôle en termes de santé. Je n’avais eu aucune difficulté à tourner la page. Mais le corps a émis un signal et je crois que je fais partie des personnes qui ont tendance à somatiser.

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Elle peint, il écrit. Friedrun Sabine, qui a fêté récemment ses 52 ans, a rencontré Didier Burkhalter, bientôt âgé de 59 ans, quand elle en avait 16. Guillaume Perret

- Madame Burkhalter, avez-vous eu l’impression que votre mari a trop travaillé, trop donné?
- Friedrun Sabine Burkhalter (F.S.B.): Mon mari aime faire les choses à fond. Je dois le freiner de temps en temps! Ce qui est sûr, c’est que cela a été un choc pour nous deux. Même pas une année après que mon mari a quitté ses fonctions politiques, juste au moment où nous avions le temps pour nous deux… Nous n’avons pas pu souffler alors que nous avons ce projet ensemble.

- Ce projet?
- D.B.: Oui, ces livres sont aussi ceux de mon épouse. C’est elle qui a peint les œuvres qui ornent les couvertures de trois d’entre eux.
- F.S.B.: Pour «Terre minée», j’ai utilisé des pastels et voulu montrer une terre comme saccagée, avec une perspective d’oiseau.

- Monsieur Burkhalter, comment allez-vous aujourd’hui?
- D.B.: Bien. Mais, vous savez, je ne tiens pas trop à parler de la maladie. Je l’ai évoquée par respect pour les lecteurs qui auraient voulu me rencontrer lors du Livre sur les quais à Morges, où j’ai dû annuler ma venue, et suite à la parution d’articles. Ce que je peux dire, c’est que c’est un choc qui nous oblige à regarder notre vie en face et à profiter au mieux du temps que nous avons devant nous. Et de le faire avec modestie.

- Que voulez-vous dire?
- Si on n’est pas modeste, on est aveuglé par l’ambition. Par modestie, j’entends voir l’essentiel, respecter le temps et la nature, et ne pas perdre le lien avec les valeurs sur lesquelles on a bâti sa vie.

- Pour se lancer en politique, devenir conseiller fédéral, écrire des livres, il en faut, de l’ambition, non?
- De la modestie pour soi-même et de l’ambition pour les projets, je dirais. Je suis convaincu de l’importance de rappeler sans cesse la force des dimensions historiques, à la fois pour marquer notre passé commun et pour modeler nos perspectives d’avenir. On oublie que certains actes peuvent être de véritables bombes à retardement. Avec «Terre minée», j’ai voulu parler de la haine, de la manière dont les mêmes mécanismes d’exclusion et de destruction réapparaissent. De la nécessité, aussi, de se battre pour la paix et le respect des différences.

- Vous y évoquez «les détestables manœuvres sur la vente d’armes». On sait que l’assouplissement des conditions d’exportation d’armes est l’une des raisons qui vous avaient poussé à quitter le gouvernement…
- Je ne m’exprime pas sur la politique fédérale. Mais je pense plus que jamais que la Suisse ne peut pas développer ses bons offices si elle n’est pas crédible. Nous avons cette chance et cette responsabilité énormes non seulement d’être en paix, mais de «garder la paix», comme on me l’a dit plusieurs fois.

- A ce sujet, on vous a souvent dépeint comme idéaliste, voire naïf.
- Je ne conçois pas l’exercice de la politique sans un tout petit peu de naïveté. C’est comme les flammèches des chauffage. C’est dur de les garder allumées, rare que l’idéal soit atteint, mais c’est indispensable. Et c’est ainsi, je crois, que l’on fait de la bonne politique. Combien de fois ai-je entendu: "Vous n’y arriverez pas!", que ce soit au sujet du stade de la Maladière, auquel personne ne croyait, ou de cet entretien que j’avais demandé à Vladimir Poutine en 2014 et qui s’était transformé en des heures de discussion informelle… Mais idéaliste, plutôt que rêveur perdu dans ses rêves, oui.

- Vous, Madame, êtes-vous idéaliste?
- F.S.B.: Non, je ne crois pas. 

- D.B.: Tu es plutôt pragmatique, avec les pieds sur terre. 

- F.S.B.: Plus réaliste. Il faut un mélange!

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Pour Didier Burkhalter, il faut «respecter le temps et la nature, ne pas perdre le lien avec les valeurs sur lesquelles on a bâti sa vie». Guillaume Perret

- Monsieur Burkhalter, au vu des tragédies que vous évoquez dans «Terre minée», n’est-ce pas difficile de rester optimiste?
- D.B.: Je suis parfois un peu déçu pendant un moment, j’ai souvent des doutes… Mais je continue toujours à y croire au fond de moi.

- Plus jeune, vous rêviez-vous écrivain?
- En fait, je voulais être reporter. Mais assez vite, je me suis trouvé face à un dilemme que j’illustre par cette célèbre image de la fillette fuyant le napalm (prise en juin 1972 par Nick Ut et qui a contribué à faire changer l’opinion publique américaine sur le conflit au Vietnam, ndlr). A la place du photographe, comment ferais-je? J’ai alors décidé de laisser tomber stylos et photos pour faire de la politique. Agir pour changer les choses, pas seulement les décrire. Comme la jeune Marie Marguerite de «Terre minée», j’étais convaincu qu’on pouvait faire de bonnes compotes même avec des pommes que personne ne voudrait acheter. A condition de s’engager avec passion.

- Et aujourd’hui, qu’en dites-vous?
- Aujourd’hui… je ne suis plus si sûr que la politique seule permet d’agir. Avec une phrase, une photo, un livre, on peut aussi déplacer des montagnes.

- Vous continuez à suivre l’actualité de près. Dans «Terre minée», vous faites même allusion aux «gilets jaunes».
- En effet. L’histoire s’écrit tous les jours, avec les petites histoires qui saupoudrent la grande. Il faut s’intéresser aux êtres. C’est cela, pour moi, la politique: la vie de la cité, celle des humains de tous les jours, qui crient parfois et que l’on n’entend pas.

- Et vous préparez le dernier tome de la trilogie entamée avec «Mer porteuse».
- Oui, je voudrais finir la vie du personnage d’Enor, le fil rouge, sur le rivage du XXIe siècle. Après la mer et la terre, il sera question du ciel.

- On vous a entendu dire que vous aimeriez en faire un film. C’est vrai?
- Ah, ça, c’est un pur rêve! Mais oui, quand j’écris, c’est très visuel. Quand Enor se dirige vers une mappemonde ancienne, «la fait tourner machinalement sur son axe, laissant défiler les continents et les océans dans une danse presque silencieuse», j’ai la scène devant les yeux. Et je me dis que c’est dommage qu’elle n’existe pas à l’écran!

- On passe de la Bretagne au Vietnam, de l’Italie fasciste aux boat people… Il vous faudrait un budget énorme!
- C’est vrai, on va dans le monde entier. Mais c’est ainsi, j’ai envie d’ouvrir des portes, il faut que ça virevolte, qu’il se passe des choses.

- Il faudrait un réalisateur à la Spielberg...
- Ah, «Le pont des espions», j’ai adoré! J’apprécie les films qui touchent à l’histoire, comme «Green Book» (Oscar du meilleur film en février, ndlr). Adapter la trilogie pour l’écran, ou même en série, ça me brancherait très fort. Bref, si un réalisateur nous lit, je suis à disposition!

- F.S.B.: Je voudrais juste ajouter quelque chose. Le bonheur de mon mari est d’écrire, le mien, c’est de peindre. Ces deux parcelles de bonheur réunies, c’est le meilleur remède, le meilleur terreau contre la maladie.


Par Albertine Bourget publié le 8 avril 2019 - 11:43, modifié 18 janvier 2021 - 21:03