Quand la romancière Elisa Shua Dusapin (30 ans) retrouve son ancienne prof de français, très vite, ça parle littérature. Lectrices insatiables, les deux femmes, tout de bleu vêtues, dialoguent assises sur un muret du Jardin botanique de Porrentruy. «Je t’avais offert un livre de Marie-Hélène Lafon, tu te souviens?» demande Dominique Blétry, retraitée depuis 2019. «En fait, tu m’en as donné deux: «Joseph» et «Les pays». Ensuite, j’ai tout lu d’elle», répond celle qui fut son élève. Puis il est question de Maylis de Kerangal, d’Annie Ernaux. Un hasard s’il ne s’agit que de femmes? «Non, mon parcours est jalonné de romancières, souligne l’auteure jurassienne, Marguerite Duras en tête.»
Entre l’ancienne étudiante devenue femme de lettres et celle qui fut sa première lectrice au lycée, l’admiration, la reconnaissance aussi, sont réciproques. Les réunir là où tout a débuté, dans cet ancien Collège des jésuites où l’on enseigne depuis 1591, était judicieux.
Depuis la remise du National Book Award 2021, prestigieux prix littéraire américain dont Elisa Shua Dusapin a été la première lauréate suisse (et même francophone), son agenda lui file entre les doigts. Elle a dû en déléguer la gestion. Hasard du calendrier, ces retrouvailles prof-élève ont lieu le jour même de la rentrée au Lycée cantonal. Le temps suspend son vol.
Dominique Blétry revient d’un séjour d’un mois en Dordogne. Drôle de coïncidence: non seulement Elisa Shua Dusapin est née là-bas, mais elle y situe l’action de son nouveau roman, intitulé «Le vieil incendie», le plus personnel, «le plus confrontant à écrire aussi», où deux sœurs, Agathe et l’aphasique Vera, éloignées depuis quinze ans, se retrouvent pour vider la maison de leur enfance.
Native du Jura bernois, Dominique Blétry a rejoint le Lycée cantonal de Porrentruy en 2002, après avoir vécu et travaillé plus de vingt ans à Lausanne. «Ce lieu est magique», dit-elle. Des volées d’étudiant(e)s y ont mûri et aimé. Elisa Shua Dusapin ne fait pas exception.
Installée à Porrentruy, elle vient régulièrement s’y exprimer. Un exercice qu’elle affectionne. «J’aurais adoré être enseignante. Ces échanges en classe constituent mes plus grandes joies en tant qu’auteure. Transmettre et voir briller les yeux ne fût-ce que d’un seul élève, pressentir que quelque chose va ensuite pouvoir grandir est très gratifiant.»
Un bain d’adolescence
Dominique Blétry s’est pleinement épanouie en ces lieux. Elle avoue du reste un brin de nostalgie. «On a souvent besoin d’un bain d’adolescence», chantait Charles Aznavour. Cette fois, elles plongent à deux. «Tu m’as fait découvrir Nicolas Bouvier, «Le hibou et la baleine» et «Les chemins du Halla San», confie la romancière. C’était la première fois que je voyais le nom des Editions Zoé… qui m’ont ensuite accueillie. C’est assez fou, non?»
L’auteure ajoute aussitôt: «Je n’avais jamais écrit un mot de ma vie avant d’arriver au lycée et d’avoir la chance d’être accompagnée par Mme Blétry.»
Au lycée, le français reste souvent associé à la dissertation. «Ce n’était pas le truc d’Elisa, révèle l’ancienne prof en riant. Là où elle excellait, c’était dans le narratif.»
Elève zélée, Elisa Shua Dusapin engloutit Maupassant et les «Pensées» de Pascal que lui propose sa professeure. En retour, elle lui fait découvrir Yasmina Reza. «Avec Mme Blétry, je sentais qu’il y avait réellement un intérêt personnel à transmettre et j’aimais lui parler de ce qui me passionnait. J’aimais aussi sa rigueur, comme son ouverture à la littérature contemporaine. Parfois, on écoutait des chansons, comme le jour de la mort de Bashung. On en analysait aussi. Grâce à elle, j’ai compris que la littérature, ce n’était pas uniquement des auteurs morts.» Double éclat de rire.
Quelle étudiante était-elle? «Une élève calme, posée, impliquée, intéressée, qui faisait souvent des remarques judicieuses, mais n’était pas le genre à s’imposer. Je l’ai découverte plus décontractée lors du voyage de matu que nous avons fait à Prague, se souvient-elle. Il faut dire que, dans cette classe, certains semeurs, disons-le, prenaient énormément de place.» Ah, les fortes têtes...
«J’avais reçu une éducation d’Extrême-Orient, où il est très important de ne pas faire perdre la face à l’autre, de taire ce que l’on ressent pour préserver l’harmonie générale, explique Elisa Shua Dusapin. A cette époque-là, j’en ai d’ailleurs un peu souffert, victime du syndrome de l’élève modèle. J’avais cette crainte de ne pas être acceptée telle que j’étais, avec mes multiples centres d’intérêt. Enfant, j’avais dû faire beaucoup d’efforts pour m’intégrer. Pas étonnant qu’ensuite je me sois toujours sentie plus à l’aise dans un rôle d’observatrice qui me caractérise encore.»
Pour Elisa Shua Dusapin, pas de doute, le lycée représente un moment fondamental. «A tel point que j’ai du mal à l’exprimer brièvement. Je n’avais alors pas la moindre idée de ce qui allait se passer plus tard. J’étais attirée par plein de choses, hyperactive. A aucun moment je n’ai songé qu’il me serait possible de vivre un jour de l’écriture. Je n’ai même jamais désiré être écrivain. Le lycée était comme une sorte de grand bouillonnement humain et en même temps, pour moi qui suis une grande angoissée de la vie, je m’y sentais protégée, grâce au corps enseignant surtout. Le cadre était rassurant.»
Le lycée reste surtout le lieu qui a favorisé son éclosion littéraire, à travers son travail de maturité: un recueil de textes. «J’avais d’abord été surprise par ce choix, se souvient Dominique Blétry, avant de me rallier à cette bonne idée, puis ça s’est construit petit à petit. J’en profite pour mentionner ici le rôle essentiel joué par Monique Godinat, l’experte, qui nous a accompagnées jusqu’au bout.»
Précieux double regard
Elisa Shua Dusapin approuve pleinement. Reconnaissante, elle confie: «J’avais besoin de ce double regard, qui m’a aidée à développer ma propre autocritique sur mes textes. Je n’avais aucune conscience de ce que je produisais. Au lycée, tout était nouveau. Je découvrais ce que l’écriture provoquait en moi. Avec mon travail de matu, j’ai pu aborder une activité qui m’a permis d’aller au plus profond d’un besoin intime dont j’avais seulement la vague intuition. L’écriture m’a permis de résoudre quelque chose de très dense sur le plan émotionnel.»
Pour son travail de matu, elle livre des textes riches de nombreux aspects autobiographiques et identitaires. «Je n’avais aucune confiance en moi. Je n’aurais donc jamais osé rédiger de tels textes, remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier et achever ce travail si je n’avais pas cru en mes profs, en leur regard critique.»
«L’écriture m’a permis de découvrir à quel point le fait d’être dans cette introspection silencieuse, mais avec un monde intérieur bouillonnant, me correspondait au mieux, poursuit-elle. En société, je m’épuise très vite. Et ce qui a été difficile pour moi, une fois entrée dans le monde littéraire professionnel, ça a été de réaliser qu’un(e) auteur(e) ne peut pas se contenter d’écrire.» Le côté obscur de la force. Toute cette surexposition qu’il faut assumer pour se vendre est «aux antipodes de l’acte de création». «Pour moi, c’est un immense conflit intérieur, avoue Elisa Shua Dusapin. Je suis bien sûr très reconnaissante, mais ça me coûte.»
Dominique Blétry l’écoute. Attentive. Elle-même est passée du statut de formatrice à celui de lectrice assidue. «En classe déjà, j’étais sensible à sa façon d’écrire, mais je dois bien reconnaître qu’au moment du lycée je ne pensais pas qu’elle ferait de l’écriture son métier.» Sa franchise l’honore.
Rétrospectivement, estime-t-elle avoir joué un rôle majeur dans l’éclosion d’Elisa Shua Dusapin auteure? «Il faut rester modeste. Je pense en toute sincérité que je n’avais pas la distance critique nécessaire pour la pousser à persister dans cette voie. J’aimais ce qu’elle faisait, mais sans recul. Maintenant, qui sait si mon regard nourri d’admiration ne l’aura pas encouragée?»
«Bien sûr, lui répond-elle. Jamais je ne me serais envolée sans ta bienveillance.» Sans en être consciente, Dominique Blétry a favorisé la métamorphose de son élève. «Elle m’a emmenée vers des formes de littérature que je ne connaissais pas. Elle a encouragé chez moi le sens de l’autocritique et, grâce à elle, j’ai aussi pu être publiée pour la première fois, sur le plan régional. C’est énorme. C’est son regard sur mon travail de matu, étalé sur trois ans, qui est à l’origine d’«Hiver à Sokcho». Sans toute cette implication partagée, sans mon passage à l’Institut littéraire de Bienne ensuite, mon premier roman n’aurait pas existé. Quand je pense à Mme Blétry, j’ai donc un large sourire au cœur.»