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Famille

Enfin ensemble, 20 ans après leur adoption

Elles sont sœurs biologiques. Adoptées au Sri Lanka en 1983, elles ont grandi à une trentaine de kilomètres l’une de l’autre entre Vaud et le Valais sans jamais pourtant se rencontrer avant l’âge adulte. Aujourd’hui, elles tentent de rattraper le temps perdu.

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Les destins croisés de Mélanie et Ludivine, sœurs adoptées aux retrouvailles tardives. Matthieu ZELLWEGER / HAYTHAM-REA

Il n’y avait que 34 kilomètres entre leurs domiciles. Une petite demi-heure en voiture (lorsque les conditions de trafic sont bonnes) entre Vaud et Valais. Une distance insignifiante, pas de quoi fouetter un chat, deux sœurs qui habiteraient à pareille distance n’auraient aucun souci pour se voir régulièrement.

Mélanie et Ludivine, 37 et 43 ans, sont sœurs mais ne se sont jamais rencontrées avant l’âge adulte. La cadette vivait à Jongny, l’aînée à Monthey, mais elles auront attendu vingt-deux ans avant de se retrouver à Vevey.

Originaires du Sri Lanka, les deux femmes ont été adoptées par deux couples suisses qui ne se connaissaient pas. Mélanie ne savait pas qu’elle avait une sœur vivant si près d’elle. Ludivine était au courant, elle a même tenté de rencontrer sa cadette, en vain. Des années de complicité, d’affection et de partage qui manquent cruellement aujourd’hui au compteur de leurs vies.

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Ludivine a aujourd’hui 43 ans. Elle a toujours su qu’elle avait une sœur cadette proche d’elle, mais elle a mis des années avant de la retrouver. Matthieu ZELLWEGER/HAYTHAM-REA

La ressemblance n’est pas frappante, elles en conviennent. Même si, dans leurs tripes, elles n’ont jamais douté de leur sororité, un test ADN l’a confirmée. Les deux sœurs font partie des 755 enfants sri-lankais adoptés en Suisse durant les années 1980. On se souvient du scandale lié au trafic d’enfants qui a contraint le Sri Lanka à suspendre les adoptions internationales en 1987. Un récent «Temps présent» a d’ailleurs mis en lumière la quête de ces enfants adoptés devenus adultes sur la question des origines. Des milliers de bébés volés à leur mère biologique, soit par la contrainte, soit par de fausses déclarations de décès, jusqu’à des fermes à bébés où de futures mères venaient accoucher contre de l’argent liquide, quand les enfants n’étaient tout simplement pas vendus par leurs parents.

Marchandise

C’est ce qui est arrivé à Mélanie et à Ludivine. Leurs parents biologiques s’en sont débarrassés, comme d’une vulgaire marchandise. «Nous venons d’un petit village proche de la capitale. Nous étions six enfants. Nous ne savons pas pourquoi nos parents nous ont choisies pour partir avec un intermédiaire qui sillonnait les villages en quête principalement de bébés.» L’homme travaille pour la fameuse Dawn de Silva, une femme issue d’une famille influente de Colombo, qui proposait aux parents, notamment en Suisse, un programme complet avec logement, transports et traduction. Les parents adoptifs n’étaient évidemment au courant de rien. «Ce sont des victimes, tout comme nous», lancent les deux femmes avec véhémence, soucieuses de protéger leur famille suisse. Aujourd’hui encore, Dawn de Silva nie toute responsabilité, se déchargeant sur ses recruteurs. Le dossier n’est pas clos. La Suisse enquête toujours sur ce scandale à la suite, notamment, d’un postulat déposé en décembre 2017 par l’actuelle conseillère d’Etat vaudoise Rebecca Ruiz. Qui demandait au Conseil fédéral de faire toute la lumière sur ces pratiques illégales.

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A 37 ans, Mélanie, se dit sereine. Le secret concernant sa sœur est la seule ombre au tableau. Matthieu ZELLWEGER/HAYTHAM-REA

Peur de l’abandon

Ludivine est arrivée à l’âge de 6 ans à Monthey, en 1983, dans une famille d’origine espagnole où une autre petite fille sri-lankaise adoptée par la suite viendra la rejoindre. Mélanie arrive la même année à Jongny (VD), un joli bébé de 9 mois. Deux frères aînés puis deux autres enfants «faits maison» viendront s’ajouter à la fratrie. «J’ai vécu dans une famille aimante, je n’ai jamais manqué de rien. D’ailleurs, je me sens Vaudoise à 100%, je vais participer à la prochaine Fête des vignerons», sourit cette mère d’un garçon adolescent dans une belle maison qui surplombe le lac, où elle aime toujours venir passer des vacances. Seule ombre au tableau: ce secret concernant l’existence de sa sœur aînée.

On sait que les enfants ont un don pour capter les secrets de famille, toujours poreux. «Je sentais bien qu’il y avait quelque chose… J’ai vécu neuf mois avec ma sœur au Sri Lanka, cela s’est inscrit en moi. J’aurais eu besoin d’elle au moment de l’adolescence, ce n’est pas toujours facile d’être adoptée. C’était important pour moi qu’on reconnaisse ma culture d’origine. Il y a toujours cette peur de l’abandon qui m’habite et que j’aurai, je pense, toute ma vie. Je l’ai même transmise à mon fils.»

Quand la greffe ne prend pas

Même constat pour Ludivine. Le racisme à l’école, le sentiment de sa différence, comme tout aurait été plus facile à supporter avec sa sœur cadette à ses côtés! D’autant plus que cette mère de trois enfants a coupé les ponts avec sa famille adoptive. La greffe n’a pas pris, comme on dit parfois en botanique. «Même si je reste reconnaissante pour tout ce qu’on m’a donné ici, en Suisse. Mais à 6 ans, j’étais peut-être trop âgée pour être adoptée.»

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C’est sur ce banc, à Jongny, au-dessus de la maison de Mélanie, que Ludivine venait s’asseoir dans l’espoir d’apercevoir sa sœur cadette. Matthieu ZELLWEGER/HAYTHAM-REA

Il y a un banc au-dessus de la maison de Jongny, que Ludivine nous montre du doigt. «A 18 ans, quand je faisais mon permis, je me souviens d’être venue ici dans l’espoir d’apercevoir Mélanie. Je ne savais pas exactement dans quelle maison elle habitait, mais j’imaginais que la première fille basanée qui sortirait de l’une d’entre elles serait ma sœur!»

Equilibre menacé

Pourquoi ne se sont-elles jamais rencontrées? Elles ne veulent pas entrer dans les détails, distribuer des bons et des mauvais points, blesser des amours-propres. Tout au plus comprendra-t-on que si, d’un côté, la famille de Ludivine ne s’opposait pas à cette rencontre, celle de Mélanie a craint que cela ne perturbe l’équilibre familial, notamment la hiérarchie dans la fratrie. «Notre médecin l’avait temporairement déconseillé», précise cette dernière. C’était aussi une époque où les connaissances en matière de psychologie de l’enfant adopté étaient moins poussées. Rappelons aussi que la Convention internationale des droits de l’enfant date de 1989.

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Mélanie a longtemps ignoré que c’était sa sœur qui figure à ses côtés sur cette photo de son album. Matthieu Zellweger

Le plus fou? Durant toute son enfance, Mélanie avait la photo de sa sœur sans le savoir. «C’est une photo prise à l’orphelinat où l’on me voit bébé avec une fille plus âgée. C’était Ludivine!» Autre pirouette du destin. Elles vont décider la même année, quasiment la même semaine, en 2004, de retourner au Sri Lanka. Ludivine fera chou blanc pour retrouver ses parents biologiques, à cause du fait que l’adresse sur son acte de naissance était incorrecte. Mélanie retrouve les siens, ce père et cette mère, un peu empruntés quand même vis-à-vis du retour de cette jeune femme qu’ils avaient laissée partir contre de l’argent, vingt et un ans auparavant.

Pardon

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Mélanie lors de ses retrouvailles avec ses parents et sa famille biologique, en 2004 à Matugama. Matthieu Zellweger

Il faudra plusieurs séjours pour que les liens puissent s’établir ou se rétablir, même s’il reste toujours de la distance. «J’étais heureuse, en tout cas, de connaître mes frères et sœurs et mes neveux.» Elle y retournera encore avant la naissance de son fils. «J’avais besoin de régler notre histoire avant sa naissance. En 2017, je leur ai envoyé une lettre leur disant que je leur pardonnais.»

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Ludivine essaie de retourner deux fois par an auprès de sa famille biologique. Ici en avril 2019. Matthieu Zellweger

Ludivine, elle, revient à peine d’un séjour là-bas. Elle dit avoir pardonné aussi et retourne environ tous les deux ans au Sri Lanka. «La dernière fois, ma mère biologique m’a donné à manger comme à un enfant, c’était peut-être sa manière de se dédouaner, de tenter de rattraper le temps perdu…»

«Tu sais qui je suis?»

C’est lors de son premier séjour en 2004 que Mélanie apprendra qu’elle a une sœur en Valais adoptée au même moment qu’elle. «Au retour, j’ai tenté d’écrire à plusieurs communes, sans succès; je recevais toujours la même lettre type me disant qu’on ne pouvait rien faire pour moi.» Il faudra attendre le 18 juillet 2006 pour voir les deux femmes enfin réunies. Une date marquée en gras dans leur mémoire. «J’étais chez moi, à Vevey. Ludivine a frappé à ma porte. «Tu sais qui je suis?» m’a-t-elle demandé. J’ai répondu oui tout de suite, sans avoir besoin de lire les papiers d’adoption qu’elle tenait à la main!» Mais on ne comble pas les années aussi facilement. «On ne naît pas femme, on le devient», écrivait Simone de Beauvoir. Peut-être en va-t-il de même pour les sœurs. «Aujourd’hui encore, treize ans après, on ne s’est pas encore 
totalement apprivoisées. Cela va encore nous prendre un peu 
de temps».


Par Baumann Patrick publié le 22 juin 2019 - 10:59, modifié 18 janvier 2021 - 21:04