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L'histoire

Avec Exit, pour ne pas survivre à son mari Francis

Architectes à Genève, Francis et Carmen Thévenon, 84 et 85 ans, ont choisi de mourir ensemble, il y a deux ans, en buvant la potion mortelle amenée par Exit. Lui était gravement malade, mais elle était en bonne santé. La sœur de Carmen, Juliette Abeyà, rend hommage à ce couple fusionnel jusque dans la mort.

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Francis et Carmen Thévenon avaient 84 et 85 ans. Mariés depuis plus de soixante ans, il leur était impossibile de vivre l’un sans l’autre. Fotograf Rolf Neeser

Ils sont ce couple dont tout le monde parlait la semaine dernière en Suisse romande, mais dont on ne connaissait jusqu’ici ni les noms ni les visages. Ils sont ce mystérieux couple d’architectes genevois qui avait décidé il y a deux ans, le 18 avril 2017, de mourir ensemble en faisant appel à Exit. Ils s’appelaient Francis et Carmen Thévenon, ils avaient 84 et 85 ans.

Lui était gravement malade, une forme de leucémie en phase terminale qui ne lui laissait que quelques jours à peine; elle était en parfaite santé mais son choix était fait: elle voulait partir elle aussi en absorbant la même potion mortelle. D’où ce long débat dans l’opinion et finalement la condamnation pénale, jeudi dernier, à Genève, du médecin qui avait accepté de leur fournir la potion, le Dr Pierre Beck, 74 ans, le vice-président d’Exit, qui assume son choix et espère faire avancer ainsi le débat sur la fin de vie.

Inséparables, quel que soit leur destin

Totalement fusionnels, Francis et Carmen Thévenon avaient déjà fêté leurs 60 ans de mariage. Dans la Vieille-Ville, à Genève, où ils habitaient depuis des décennies, dans un bel immeuble rénové au 2, rue Calvin, à 100 mètres de la cathédrale Saint-Pierre et juste en face du célèbre restaurant Les Armures – où le président américain Bill Clinton était venu manger en son temps – ils faisaient partie de la vie du quartier. «Ils étaient toujours de bonne humeur, se rappelle l’un de leurs voisins. Je les croisais presque tous les jours, toujours avec leur chien qu’ils adoraient, je ne les ai jamais vus l’un sans l’autre.» Un couple amoureux qui avait décidé depuis toujours, comme Roméo et Juliette, de n’être jamais séparés, quel que soit leur destin.

Installés au bout du lac depuis des décennies, Francis et Carmen Thévenon étaient en fait des enfants de Bienne, comme nous l’explique Juliette Abeyà, la sœur cadette de Carmen, qui nous reçoit dans son bel appartement, à Granges. Calme et souriante, parfois au bord des larmes, elle raconte sa sœur avec émotion. «Avec Carmen, nous avons toujours été très proches, explique-t-elle. Nos parents étaient Catalans, ils avaient un restaurant à Bienne. On parlait catalan à la maison. J’ai appris le français à l’école et ensuite le suisse-allemand. Carmen avait 6 ans de plus que moi. Elle lisait tout le temps, du matin au soir, et elle dessinait sans arrêt. C’était une pure intellectuelle et une artiste. Elle avait aussi un sacré caractère, très volontaire, très énergique, minutieuse. Elle savait ce qu’elle voulait et elle le faisait. La famille de son futur mari, Francis, avait un magasin de bracelets et de cuir, à Bienne. Ces deux-là, ils ont été complètement romantiques depuis le début, ils étaient inséparables.»

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Juliette Abeyà, la sœur cadette de Carmen, dans son appartement à Granges. Elle retrouve avec émotion des images de ce couple amoureux que Carmen et Francis formaient depuis plus de soixante ans. Fotograf Rolf Neeser

Coup de foudre... par accident

Un beau sourire illumine le visage de Juliette Abeyà racontant la première rencontre du couple. «Francis était un jeune homme très sportif, dit-elle, il faisait du judo et de la varappe. Un jour, il s’est fait mal en faisant des exercices de musculation, le tendeur s’est cassé et il l’a reçu dans l’œil. Il a dû aller à l’hôpital. Il a pris le train régional. Une femme était assise à côté de lui et il lui a demandé où il fallait descendre pour aller à l’Hôpital de l’Ile, à Berne. Elle lui a répondu: "Venez avec moi, je travaille comme laborantine dans cet hôpital." Cette femme, c’était ma sœur! Ils sont tombés amoureux et ne se sont plus jamais quittés.»

Francis et Carmen se marient à Bienne puis déménagent à Genève pour suivre l’Ecole d’architecture. Une vocation profonde, une passion partagée pour la beauté et le design, mais aussi pour les vieilles pierres et la conservation du patrimoine.

Engagement politique

Francis et Carmen Thévenon ont le cœur à gauche et ils vont s’engager dans tous les combats des années 1970 et 1980 pour défendre la ville contre les promoteurs, en particulier pour la défense du cinéma Alhambra, un dossier emblématique à Genève.

Francis Thévenon travaille dans un bureau d’architectes et enseigne à l’Ecole d’architecture tandis que sa femme, Carmen, est employée au Département de l’urbanisme de la Ville de Genève. «Je les croisais régulièrement et j’étais toujours heureuse de les voir, se rappelle Erica Deuber Ziegler, historienne de l’art. Ils étaient toujours rayonnants du bonheur d’être ensemble. Carmen était une femme pleine d’énergie et pétillante.»

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Francis et Carmen étaient toujours ensemble... et avec leur chien. Ils ont pris soin, avant de mourir, de ramener leur dernier chien, Urielle, dans l’élevage jurassien où ils étaient allés le chercher. Fotograf Rolf Neeser

Passion des voyages

Le couple amoureux ne peut avoir d’enfant, mais il partage une même passion pour la vie et le même goût du bonheur. «Ils avaient la passion des voyages, se rappelle Juliette Abeyà. Ils sont allés partout: en Asie surtout, mais aussi en Afrique. Ils adoraient la Chine. Francis faisait beaucoup de photos et Carmen écrivait ses carnets de voyage. Chaque fois qu’ils rentraient, ils venaient me voir et me racontaient tout ce qu’ils avaient vu. Au début, ils avaient une petite voiture, une Citroën. Parfois, ils dormaient sur le siège arrière. Après, ils ont acheté un bus qu’ils ont aménagé et avec lequel ils sont allés en Europe de l’Est, en Afrique, un peu partout.»

Francis et Carmen Thévenon achètent aussi, au fil du temps, deux belles maisons en France, qu’ils restaurent dans les règles de l’art, l’une dans le petit village de Chaumont, à une heure de Genève, et l’autre à Saint-Pons-la-Calm, en Provence. Le couple adore le théâtre et anime la compagnie amateur de Chaumont.

«Souffrance existentielle extrême»

Le temps passe, mais le couple est toujours porté par la même joie de vivre et la même dynamique. Entrés dans le troisième âge, leur vie va pourtant basculer. «Ils avaient adhéré à Exit en 2007, explique le Dr Pierre Beck, et je les ai rencontrés la première fois en septembre 2015. Ils étaient très sympathiques, très déterminés.

Le mari était tombé malade, c’était une forme de leucémie pour laquelle il avait fait une chimiothérapie. Ils m’ont dit ensuite qu’ils allaient faire un grand voyage sur la Volga et ils m’ont rappelé en mars 2017. Carmen Thévenon n’était pas malade mais elle voulait absolument partir avec son mari. Elle m’a dit que si je refusais de l’aider, elle se suiciderait de toute façon. Elle avait fait des études sur les vieux remparts de Genève et elle m’a dit qu’elle savait où elle allait se jeter dans le vide sans blesser personne. C’était une femme très intelligente. Quand je lui ai suggéré de continuer sans son mari, elle s’est fâchée tout de suite! Exit ne peut aider normalement que les personnes en fin de vie, mais j’ai considéré qu’elle était dans un état de souffrance existentielle extrême et j’ai accepté de l’aider.»

Décision «non négociable»

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Peu avant leur mort programmée, Francis et Carmen Thévenon ont offert à des musées genevois des objets ramenés de leurs voyages en Asie et en Afrique. Le Musée d’ethnographie a reçu notamment cette figurine d’une déesse indienne, cette poupée en…

Le couple amoureux se prépare à la mort. Il met ses affaires en ordre, prépare sa succession, offre ses objets de collection à des musées genevois. L’état de santé de Francis Thévenon s’aggrave rapidement: très affaibli, il doit faire deux transfusions de sang par semaine, des piqûres à l’hôpital tous les jours. Carmen met dans la confidence quelques amis très proches, qui essaient tous de la dissuader avant d’accepter sa décision. «On était amis depuis quarante ans, confie un proche qui ne souhaite pas apparaître. Je lui ai conseillé de continuer à vivre, mais elle m’a dit que sa décision était non négociable.»

Francis et Carmen Thévenon fixent la date: ce sera le mardi 18 avril en début d’après-midi, au lendemain du long week-end de Pâques, la fête de la Résurrection et de la vie. Jusqu’au bout, ils vont vivre normalement, en toute lucidité. La sœur de Carmen, Juliette Abeyà, se rappelle leur dernier dimanche ensemble, deux jours avant la fin. «Ils m’ont invitée chez eux, on a passé une journée magnifique. Carmen était vraiment joyeuse, on a parlé très normalement. Elle ne m’a pas dit: «Après-demain, je meurs.» On était juste ensemble comme toujours. On a mangé au restaurant Les Armures, je ne me rappelle plus ce qu’on a pris. Ça m’a fait très mal qu’elle veuille partir, mais je savais qu’elle voulait cette délivrance et je l’ai accepté totalement. Ma sœur m’a proposé d’être avec elle quand elle boirait la potion mais c’était trop dur pour moi.»

Lettre posthume

Mardi 18 avril, à 14 heures, le Dr Pierre Beck sonne à la porte comme convenu. Il a les deux potions. «Tout s’est passé très calmement, dit-il. Ils étaient très sereins, décontractés. Je leur ai donné d’abord deux comprimés de Motilium, un anti-vomitif, on a attendu ensuite une vingtaine de minutes. Leur filleul était présent, il a mis une musique espagnole, de la guitare, c’était à la fois mélancolique et gai. Ils se sont assis au bord du lit, ils ont bu la potion. Comme la potion est un peu amère, on donne ensuite un jus de fruit ou un cognac. Eux, ils ont choisi un vin rouge doux. C’est une manière de chasser les derniers relents amers de la vie. Ensuite, ils se sont étendus sur le lit l’un à côté de l’autre, ils se sont tenu la main, l’un a mis son pied sur le pied de l’autre. Ils étaient joints. Ils se sont endormis très vite.»

Carmen Thévenon avait tout organisé dans les moindres détails. Elle avait préparé une lettre pour leurs proches, écrite à la main et postée au lendemain de leur départ. «Comme toujours ensemble, le 18 avril 2017. Nous sommes partis pour un long voyage, d’où l’on ne revient plus… Très discrètement nos cendres ont été jetées dans le Rhône, afin d’éviter tout moment de tristesse et que l’on ne conserve de nous qu’une image de bonheur et d’amour, partagée avec tous nos amis et tous ceux qui nous ont connus… Merci de tout notre cœur pour tout ce que vous nous avez donné… et maintenant en pensant à nous, souriez!»


Par Habel Robert publié le 25 octobre 2019 - 08:55, modifié 18 janvier 2021 - 21:06