lI aura fallu bien deux ans et une cinquantaine de courriels entre la première demande d’interview et ce rendez-vous à Meyrin (GE). Cette longue attente est certes liée à la pandémie, mais aussi au fait que l’emploi du temps de la cheffe du CERN, Fabiola Gianotti, est incroyablement chargé. La patronne de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire a la responsabilité de 17 000 chercheurs et d’un budget milliardaire financé par 23 pays. Les longs couloirs de la bâtisse des années 1960 font un peu vieillots, la peinture est écaillée en maints endroits. A l’étage de la direction, dans le bâtiment principal, le tapis n’est plus de première jeunesse. Fabiola Gianotti arrive à l’heure dite, enclenche la climatisation et donne le feu vert à l’entretien.
- Fabiola Gianotti, pourquoi avez-vous voulu devenir physicienne?
- Fabiola Gianotti: Une vraie vocation! Enfant déjà, je posais plein de questions et voulais piger comment les choses fonctionnent, comprendre pourquoi la nature est comme elle est. La physique des particules est la science la plus élémentaire. Elle plonge au plus profond de la matière.
- Qu’appréciez-vous le plus dans votre métier?
- Etre directrice du CERN est un privilège et un honneur. La tâche est incroyablement variée. Le CERN est comme une petite ville et il arrive que je m’en sente la maire. Ici, des gens de 110 nationalités pratiquent la recherche. Nous possédons 600 immeubles, nos propres hôtels, une banque, nos pompiers, une poste. Le CERN s’étend sur deux pays, la Suisse et la France. Tous les jours, il y a un nouveau problème à résoudre. Mais les physiciens adorent résoudre des problèmes, sans quoi ils s’ennuieraient.
- Qu’est-ce qui vous plaît moins?
- Pas grand-chose, heureusement. D’ailleurs, je peux compter sur une quantité de collaborateurs qui m’assistent. Mais c’est sûr que, dans tous les emplois, il y a des routines qui, avec le temps, perdent de leur charme.
- Quels sont les plus grands défis?
- En ce moment, l’accélérateur de particules Large Hadron Collider est notre projet phare. Mais nous réfléchissons maintenant déjà à l’après. Et nous affrontons quotidiennement les mêmes défis que n’importe qui: nous souffrons des prix à la hausse de l’électricité, des prix accrus des matières premières, des problèmes de chaînes logistiques.
Il y a dix ans, la planète entière observait Fabiola Gianotti. Dans un auditoire bondé et face aux caméras, elle révélait avec un collègue la découverte la plus spectaculaire réalisée par la physique des particules ces dernières décennies: le boson de Higgs, identifié dans le plus puissant accélérateur du monde, le LHC (Large Hadron Collider), autrement dit un tunnel circulaire de 27 kilomètres de long enterré à 100 mètres de profondeur qui aura nécessité plus de métal que la tour Eiffel. Par cette découverte, le CERN a résolu une des plus grandes énigmes de la physique. Car, indirectement, le boson de Higgs explique une propriété fondamentale de toute chose: la masse.
- Comment avez-vous vécu ce moment d’il y a dix ans?
- Ce fut très émouvant. La construction de l’accélérateur et les tests ont duré vingt ans, des milliers de personnes y ont participé. Les semaines avant le succès ont été très intenses. Nous avons fait des milliards de tests. Rien n’est plus sexy que de découvrir une nouvelle particule. Et en plus une particule très spéciale (elle rit).
- Et le soir vous avez fait la fête?
- Oui, bien sûr, une très belle fête! Mais je me souviens que le lendemain je devais m’envoler pour une conférence à Melbourne, en Australie. De sorte que j’ai hélas quitté la fête avant la plupart de mes collègues.
- La recherche sur les particules coûte des milliards. Comment le CERN améliore-t-il concrètement notre quotidien?
- Ce que nous faisons au CERN, ce n’est pas que de la recherche. C’est ici que le World Wide Web a été inventé. Pour atteindre nos objectifs scientifiques, nous avons besoin de technologies d’avant-garde dans beaucoup de domaines. Mais nombre d’entre elles n’existent pas encore quand nous en avons besoin. C’est pourquoi nous les développons.
- Par exemple?
- Les accélérateurs utilisés pour des traitements contre le cancer, avec leurs rayonnements ionisants de protons et de photons. Cette technologie est l’œuvre du CERN. Nous mettons gratuitement de telles technologies à la disposition de la société. Si le web avait été développé par une entreprise et non par le CERN, nous payerions pour chaque clic.
- Voyez-vous des parallèles entre la musique et la physique?
- Tout à fait. Les deux disciplines se fondent sur un principe de beauté et de symétrie. Lorsqu’on joue un morceau, la précision est absolument essentielle. Et c’est exactement pareil lorsqu’on s’occupe de physique. La musique et la physique stimulent la curiosité et la créativité. Toutes deux sont le résultat de notre imagination et de notre aptitude à rêver.
- De quoi est fait l’Univers? Comment tout a-t-il commencé? Ce sont là les questions qui vous assaillent tous les jours. N’avez-vous jamais peur des réponses que vous pourriez trouver?
- Non, pourquoi? A mes yeux, il n’y a rien de plus important que d’apprendre jour après jour quelque chose de nouveau, peu importe quoi. Ma journée est réussie lorsque je rentre chez moi le soir et que je peux dire: «Aujourd’hui, j’ai appris quelque chose.»
- Qu’avez-vous appris aujourd’hui?
- J’ai pensé aux dix années écoulées depuis la découverte du boson de Higgs et au bond que nous avons accompli depuis dans la recherche. J’ai été impressionnée par ces chiffres. Si bien qu’aujourd’hui je suis très heureuse.
- En 2016, vous êtes devenue la première directrice du CERN dans ses plus de soixante ans d’histoire. A l’époque, 14% des employés étaient des femmes. Où en est-on aujourd’hui?
- Nous en sommes à environ 20% et nous nous préoccupons de faire augmenter cette proportion. A mon niveau de direction, la part des femmes est de 40%. C’est important, car les jeunes femmes doivent comprendre que, dans la science, elles peuvent aussi accéder à des postes élevés.
- Pourquoi y a-t-il moins de femmes que d’hommes dans les sciences naturelles?
- La raison est en partie historique. Jusqu’il y a une centaine d’années, les femmes ne pouvaient poursuivre des études. Ensuite, il y a toujours des enjeux d’ordre pratique, du genre concilier vie professionnelle et famille. Certes, au CERN, nous avons une crèche, mais c’est une infrastructure qui manque dans pas mal d’autres institutions. Pour le reste, il y a encore plein de préjugés au sein de la société. C’est à ce sujet que je reçois beaucoup de courriels de jeunes filles.
- Que vous écrivent-elles?
- Elles me parlent de leur passion pour la physique. Elles me demandent comment prendre pied dans ce domaine. Mais parfois elles me racontent aussi comment leurs parents ou leurs enseignants leur ont dit que ce n’était pas un métier pour les filles. Heureusement, ce genre de préjugés tend à diminuer.
- Que faites-vous de votre temps libre – si tant est que vous en ayez?
- Parfois, j’ai bel et bien congé (elle rit). J’aime passer du temps avec ma famille ou des amis. Je fais du jogging et du fitness. Et je joue toujours du piano. Mais, pour cela, je n’ai pas autant de temps que je le souhaiterais.
Au bout de vingt minutes, l’entretien avec la patronne du CERN s’achève. Même si aux murs le crépi s’écaille, le LHC va redémarrer. Tout ça pour dire que l’argent est investi là où c’est prioritaire: à 100 mètres sous terre et dans les personnes dont le cœur palpite pour la physique. Comme Fabiola Gianotti.
En dates:
- 29.10.1960: Naissance à Rome.
- 1989: Obtention de son doctorat en physique des particules expérimentale à l’Université de Milan.
- 04.07.2012: Elle présente les résultats de la quête du boson de Higgs à l’occasion d’un séminaire qui s’est tenu au CERN.
- 01.01.2016: Elle devient la première femme à la tête de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN). En 2019, elle a été nommée pour un second mandat.
Fabiola Gianotti est née à Rome en 1960. A 6 ans, elle déménage à Milan avec ses parents et son frère Claudio. Elle devient ballerine et joue du piano au Conservatoire de Milan. Dans ses jeunes années, elle suit plutôt les traces de sa mère sicilienne, férue de littérature et de musique. L’intérêt pour la science lui vient ensuite de son père, célèbre géologue piémontais. «J’ai hérité un peu des deux.»
Après ses études de physique des particules à l’Université de Milan, elle arrive au CERN en 1994. «A l’époque, j’habitais l’auberge ici. Le soir, après le repas, il m’est souvent arrivé de me perdre dans les couloirs en regagnant ma chambre.» Vingt-cinq ans plus tard, ça ne lui arriverait plus, car, aujourd’hui, le CERN est presque devenu une partie intégrante de la physicienne des particules.