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Le phénomène

Faut-il avoir peur des corneilles?

Dans les champs et dans les vignes, les corneilles, de plus en plus nombreuses, se nourrissent allègrement, au désespoir des exploitants. A Genève, il y a quinze jours, une fillette a été attaquée dans un parc public. Mais comment cohabiter avec des oiseaux aussi farouches et intelligents?

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En ville Une corneille dans le parc Bertrand, sur l’église Sainte-Thérèse, samedi à Genève. Pour défendre leur progéniture tombée du nid, elles n’hésitent pas à attaquer des chiens, des chats ou des humains. Didier Martenet/L'illustré

Les attaques sont toujours aussi spectaculaires. Dans un craillement épouvantable, la corneille fonce bec en avant, prête à frapper sa victime jusqu’à ce qu’elle s’enfuie.

C’est arrivé il y a quinze jours encore à Genève, quand, un dimanche après-midi, deux oiseaux s’en sont pris à une fillette qui couratait dans le paisible parc Bertrand. L’incident, qui a finalement fait plus de peur que de mal, est rare mais pas exceptionnel.

En 2015, dans la même ville, la police avait dû fermer provisoirement un tronçon de la rue du Mont-Blanc où deux oiseaux s’en prenaient aux passants, faisant plusieurs blessés, avant qu’un surveillant de la faune appelé en urgence ne tire les volatiles. En 2014, des promeneurs s’étaient fait agresser et frapper à la tête à Yverdon-les-Bains, ainsi qu’à Lausanne, dans le parc Bourget.

Défendre sa progéniture

A chaque fois, le scénario et les personnages sont quasiment identiques: par un beau jour du joli mois de mai, un oisillon tombe du nid ou rate simplement son premier envol. Tandis que le maladroit se débat au sol, ses deux parents, affolés et croassant, se déchaînent alors pour protéger leur progéniture en éloignant les intrus.

S’il n’est ni le moment ni sage de céder à la panique, ce genre d’accrochages pourraient bien à l’avenir se multiplier, aussi sûr que les corneilles noires (Corvus corone en latin) sont chaque année plus nombreuses; et que ces volatiles profitent volontiers de ce que les villes ont à leur offrir, à commencer par les sacs poubelles qu’elles éventrent pour se nourrir. Comme des renards du XXIe siècle.

C’est un paradoxe de cette époque moderne, tandis que de nombreux petits passereaux disparaissent de nos campagnes faute de nourriture: les corneilles et leurs petits-cousins les corbeaux freux prospèrent allègrement dans le monde bâti et cultivé.

Dans les campagnes, à cette période de l’année, la présence, par endroits massive, des farouches corvidés est un fléau qui occupe à plein temps Christophe Pertuizet, fauconnier œuvrant en plus dans la profession rare d’«effaroucheur».

Rendez-vous a été fixé dans la campagne genevoise, entre Collonge-Bellerive et Jussy, à l’orée d’un grand champ fleuri de sauge, de scabieuse et de véronique. Visible à 300 mètres, une nuée de corneilles arpente un champ de maïs sur lequel les premières feuilles sortent de terre.

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A la chasse. Fauconnier et spécialiste d’écologie, Christophe Pertuizet engage sa buse de Harris pour effaroucher les corneilles qui ravagent les vignes ou les champs de maïs. Didier Martenet/L'illustré

Méthodiquement, suivant les longues lignes, les corneilles arrachent les jeunes pousses pour manger la graine gonflée d’eau. «En quelques heures, elles peuvent dévaster une parcelle entière et contraindre les agriculteurs à semer une nouvelle fois, avec tout ce que cela implique en coûts supplémentaires et en temps perdu.»

Pour tenter de les faire fuir, le fauconnier engage alors Gorda, sa buse de Harris, rapace originaire d’Amérique centrale et qu’il a spécialement affaitée pour cette tâche. Lancé par la fenêtre de sa camionnette en marche (pour gagner de la vitesse), le rapace, qui à l’âge de 10 ans et au milieu de sa vie est au mieux de sa forme, fond alors sur les corneilles, repérant facilement la plus fragile, la plus facile à attraper. Si Gorda réussit son coup, elle tombe à terre avec sa proie maintenue dans ses puissantes serres. Si la chasse échoue, le mal est quand même fait. Les corneilles s’égaillent en grinçant du bec, jurant qu’on ne les y reprendra plus. Sur place, l’effaroucheur prendra encore soin de ficher en terre un épouvantail à son image (avec un gilet fluo) et de pousser un sifflement suffisamment strident pour qu’il s’imprime durablement dans ces cervelles d’oiseaux!

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En cage. Surveillant de la faune sur La Côte, Dominique Morel constate que la cage servant à capturer les corneilles reste souvent vide. La nourriture est trop abondante pour qu’elles s’y laissent prendre.Douée d’intelligence et d’une formidable… Didier Martenet/L'illustré

Le dispositif d’intimidation pourra encore être complété par l’exhibition d’un cadavre de corneille, comme on clouait jadis les grands corbeaux aux portes des granges. Car les craintes inspirées par les corneilles et les corbeaux ne datent pas d’aujourd’hui. Si l’oiseau fut longtemps sacré auprès des druides gaulois et Morrigan célébrée par les Celtes d’Irlande pour son intelligence et son courage, les oiseaux noirs furent aussi les terribles charognards des champs de bataille. Imaginez la grande plaine de Waterloo ou les tranchées de la ligne Hindenburg parcourues de corneilles se gavant d’un cadavre après l’autre en commençant par les yeux…

Pour tenter de faire fuir le maudit oiseau, le dresseur de Gorda était la semaine dernière dans des vignes de la région de Neuchâtel. «Elles cassent les jeunes pousses d’un coup de bec, sans doute pour boire la goutte de sève légèrement sucrée qui pleure du cep mutilé.» Une gourmandise peut-être, parce que question nourriture, ces oiseaux omnivores et opportunistes ne sont pas en manque dans notre pays de cocagne.

Surveillant de la faune chargé du vaste territoire qui s’étend d’Aubonne à la frontière genevoise, du bord du lac jusqu’au sommet du Jura, Dominique Morel nous emmène à côté de Nyon sur le site d’une grande compostière, où les oiseaux ont l’habitude de se réunir. La grande cage installée ici pour les piéger est vide. «Sauf parfois au cours de l’hiver, il est impossible de les attirer avec des appâts, la nourriture est trop abondante.» Les tirs à la carabine tentés le matin même ne sont souvent guère plus efficaces. «On en élimine quelques-uns mais, très rapidement, les oiseaux placés en sentinelles reconnaissent ma voiture à plus de 100 mètres et donnent l’alerte. Il suffit de sortir un parapluie par la fenêtre de la voiture pour qu’ils s’enfuient!»

Parce que l’oiseau est malin et, qui plus est, doté d’une mémoire peu commune. Elégantes dans leurs beaux habits noirs, courageuses et fidèles en amour, les corneilles posent un vrai cas de conscience aux amoureux de la nature, qui tentent malgré tout d’éviter leur prolifération. Comment partager le territoire entre des oiseaux qui sont ici chez eux et des agriculteurs ou des promeneurs qui s’y trouvent tout aussi bien? Peut-être indispensable mais aussi un peu vaine, la chasse à la corneille (comme celle aux renards ou aux sangliers) est à ce titre un inépuisable sujet de réflexion philosophique.

Par Jean-blaise Besencon publié le 22 mai 2018 - 14:16, modifié 18 janvier 2021 - 20:59