Fernand Melgar vit depuis six mois comme un réfugié dans son quartier du Maupas à Lausanne et expérimente depuis six semaines un double statut: celui de paria et de sauveur. Le documentariste lausannois, 56 ans, avait d’abord quitté les locaux lumineux de l’association Climage en fin d’année passée dernier pour cause de «divergences» avec ses compagnons de route durant 33 ans et avait déménagé bureau et matériel quelques mètres plus loin et plus bas, dans un abri antiaérien. Mais le 24 mai dernier, la rupture est consommée quand le cinéaste se fend, dans le quotidien 24 heures, d’une tribune dans laquelle ce défenseur des requérants d’asile dénonce avec virulence l’impunité dont jouissent dans son quartier les trafiquants de drogue africains, même à proximité de l’école de son plus jeune fils de 8 ans. Abasourdies, les coteries culturelles romandes lancent une campagne de dénigrement contre ce «social-traître», une chasse à l’homme qui le conduit à renoncer à un poste d’enseignant. Le porte-parole des damnés de la terre sur grand écran est devenu l’homme à abattre de l’extrême gauche hégémonique dans le microcosme culturel régional. Ses anciens «amis» l’ont dénoncé à l’administration, coupé sa connexion internet et bloqué une de ses boîtes e-mail professionnelles.
Comment le franc-tireur gère-t-il ce lynchage? «Je vais très bien et ne regrette rien. Des vieilles dames me tombent dans les bras pour me remercier de leur avoir, disent-elles, «rendu leur quartier», même si je considère moi-même que la situation, certes meilleure, n’est pas encore idéale. Le débat généré par ma prise de position est également de bonne tenue et réunit sur les réseaux sociaux des gens de tous horizons. Je vois surtout de l’amour et de la démocratie dans cette affaire, même si, dans les bistrots branchés de Lausanne, beaucoup me fusillent du regard. Cela m’a aussi motivé à faire de nouveaux films, alors que je me dirigeais vers l’enseignement. Je prépare un long-métrage sur l’adoption des enfants haïtiens et un court-métrage sans parole sur un luthier vaudois. Mais pas de documentaire sur le deal de rue. Cette affaire, c’est déjà un film en soi.»
J’ai juste jeté l’allumette dans le baril de poudre
Mais pourquoi cet enfant de saisonniers né à Tanger (ses grands-parents républicains s’y étaient réfugiés pour fuir le franquisme), qui a vécu ses premières années en Suisse dans la clandestinité, pourquoi ce documentariste des injustices sociales a-t-il «jeté l’allumette sur le baril de poudre», comme il dit lui-même? «Etre altermondialiste, pour moi, cela ne consiste pas à tolérer une activité criminelle sous prétexte qu’elle est pratiquée par des personnes immigrées. Cette complaisance de gauche me semble même nourrie d’une sorte de racisme à l’envers.» Il y a aussi des raisons plus personnelles: en 1998, Fernand Melgar avait perdu accidentellement son premier enfant alors que celui-ci n’avait que 3 ans. Dix ans plus tard, les hurlements de douleur de voisins et amis qui avaient retrouvé leur fils mort d’overdose dans sa chambre lui avaient fait revivre cette souffrance abyssale. Et en ce début d’année 2018, l’occupation toujours plus conquérante de son quartier par les dealers et le discours des autorités lausannoises plus défaitiste que jamais font office de catalyseur: «Mon fils cadet va entrer dans cette école qui était fréquentée par Gabriel, le fils de mes amis décédé d’overdose. Tout s’est brassé dans mon esprit et je ne pouvais plus tolérer cette inertie funeste face à ce danger.»
Et puis il y a la vie au vert: il y a cinq ans, Fernand a acheté une cabane au pied du Jura vaudois. «J’ai découvert la nature à 51 ans. Avant, la campagne, pour moi, cela signifiait villas mitoyennes et rhume des foins. Maintenant, c’est un facteur d’équilibre dans ma nouvelle vie partagée entre bunker et clairière. Je m’y ressource le week-end avec mes jumeaux de 17 ans et mon fils cadet. C’est une petite revanche aussi: quand j’étais écolier, mes copains suisses disaient qu’ils allaient au chalet le week-end. Je ne comprenais pas.» Des rancœurs tout de même derrière cette sérénité affichée? «Aucune! Je n’en veux à personne et je suis prêt à reboire des bières avec ceux qui m’ont ch… dans les bottes!» ▪