Dimanche 17 juin 2007. Un jour comme un autre à Örebro, une coquette ville suédoise située entre Stockholm et Göteborg. Un jour inoubliable pour Gaëlle Thalmann, naguère gardienne du FC Lucerne. Et pour cause, entrée en jeu en seconde période, la Fribourgeoise de 21 ans fêtait ce jour-là sa première sélection en équipe de Suisse féminine de football. Le jour de l’anniversaire de sa maman, en plus. Une Coupe du monde, deux Euros et 103 sélections plus tard, le dernier rempart de notre Nati des filles est toujours là, voire plus inamovible que jamais. Du haut de son record historique de sélections les deux genres confondus – jusque-là aucun gardien n’avait passé la barre des 100 capes (sélections) –, l’actuelle portière du Betis Séville est bien décidée à vendre chèrement sa place. Au top de sa forme, celle qui appartient à la génération des pionnières veut encore se délecter un peu de la fulgurante évolution du football féminin.
- Seize ans après le match d’Örebro, la trilogie motivation, rage de vaincre et plaisir de jouer est toujours au rendez-vous, visiblement…
- Gaëlle Thalmann: Bien sûr. L’honneur de représenter notre pays reste une grande motivation, retrouver le groupe est toujours synonyme de plaisir et la perspective de disputer une deuxième Coupe du monde aiguise la rage de vaincre. Si on veut jouer au plus haut niveau, il faut se fixer des objectifs élevés, sans quoi il vaut mieux laisser sa place.
- Vous êtes la doyenne du groupe suisse, vous êtes-vous fixé une date pour suspendre vos crampons? En août, à l’issue de la Coupe du monde peut-être…
- Pas du tout! D’ailleurs, plus on me le demande et plus j’ai l’impression de m’améliorer (rires). Alors continuez à me le demander! Bon, soyons sérieux. A mon âge, je suis consciente d’être plus proche de la fin que du début de ma carrière. Le truc, c’est que je me sens parfaitement bien. Physiquement, je pense même être dans la meilleure forme de ma carrière. Je m’investis beaucoup pour ça. Et je m’amuse aussi. Tant que ces deux conditions sont réunies, la performance et le plaisir, je ne vois pas de raison d’arrêter. D’autant plus que de belles et alléchantes échéances se profilent: les Jeux olympiques de Paris l’an prochain et l’Euro 2025.
- Et qu’en est-il de votre avenir espagnol? Votre contrat avec le Betis se termine en juin…
- Nous en reparlerons au moment voulu, mais, pour l’instant, il y a d’autres priorités pour l’équipe. Nous voulons toutes et tous nous maintenir en première division.
- On rembobine. Qu’est-ce qui fait qu’une petite fille de Bulle se met à jouer au football au début des années 1990?
- J’ai commencé à l’école, à la récré, avec mes camarades. On avait une balle de tennis comme ballon et deux bancs pour faire les buts. On se donnait à fond pendant les pauses. Puis mon papa a repris l’équipe de juniors E de la ville et m’a prise avec lui. Depuis, je n’ai plus jamais arrêté.
- Vous appartenez à l’époque des pionnières, en somme…
- Pas tout à fait. Des filles avaient déjà tracé un premier sillon, aux Etats-Unis, en Europe et même en Suisse, mais leur visibilité était quasi nulle. Petite, mes modèles étaient exclusivement masculins, d’ailleurs. Aujourd’hui, les petites filles connaissent les noms des meilleures joueuses et profitent généralement de bonnes conditions d’entraînement et d’infrastructures. Les choses ont beaucoup évolué en trente ans et c’est heureux. Cela dit, il y a encore pas mal de marge.
- Le foot féminin est de plus en plus populaire, les stades se remplissent, les audiences augmentent; la tendance est lancée, non?
- En effet. On peut même parler d’accélération. Depuis deux à trois ans, on constate qu’il y a toujours plus de tout, si je puis dire. Plus d’argent, plus de technologie, plus de joueuses, plus de concurrence, donc un niveau plus élevé qui génère plus d’affluence et une visibilité croissante. Les gens se rendent compte qu’il y a de la qualité et ça leur plaît. Pour autant, il y aura toujours une frange d’irréductibles, c’est dans l’ordre normal des choses. Mais elle diminue.
- On entend encore souvent des joueuses se plaindre d’inégalité de traitement par rapport aux garçons…
- Ça dépend des clubs. Chez certains, seule la première équipe masculine a la priorité sur l’équipe féminine, en matière d’infrastructures par exemple, alors que d’autres font même passer la première équipe junior avant l’équipe féminine. Cela touche parfois à de la discrimination. Les dirigeants devraient comprendre que, s’ils veulent qu’on produise un jeu de qualité, ils doivent donner aux joueuses les moyens d’y parvenir.
Gaëlle Thalmann, témoin privilégié de l’évolution du football féminin
- Cette discrimination est-elle encore forte?
- Oui. Trop. Je ne connais pas la situation de tous les clubs mais chez nous, au Betis, même la deuxième équipe masculine a la priorité sur nous.
- Et qu’en est-il des conditions salariales?
- Sur ce plan aussi, les différences sont importantes d’un club à l’autre. Globalement, il y a du progrès, mais pas au rythme souhaité. Le syndicat des joueuses espagnoles a parlé d’un revenu minimum de 35 000 euros par année. Pour le moment, il est à 16 000. En Suisse, on en est encore très loin.
- Vous-même, vous vivez du football?
- Oui. Mon revenu suffirait, mais j’ai choisi de conserver mon travail dans le développement du secteur féminin à l’Association suisse de football (ASF), que j’ai la chance de pouvoir exercer en grande partie à distance. Concilier les deux activités n’est pas toujours facile mais, à l’approche de la fin de ma carrière, cela me laisse des portes ouvertes pour une éventuelle reconversion dans le football. A côté d’un master en histoire, j’ai deux CAS (Certificate of Advanced Studies) en management du sport et du football et plusieurs formations d’entraîneuse.
- Que répondez-vous à ceux qui prétendent que le foot est un sport de garçon?
- Que chaque sport est fait pour les deux genres. Après, c’est clair qu’il y a des caractéristiques qu’on perçoit encore comme masculines. C’est ancré dans la culture. Mais avec nos qualités et notre physiologie, on est capables de jouer aussi bien que les garçons.
- Quand vous dites que vous êtes footballeuse professionnelle, comment réagissent les gens?
- Il n’y a pas si longtemps, il y avait encore de l’incrédulité. Aujourd’hui, grâce à une meilleure visibilité, les réactions sont plutôt positives. Il y a moins d’a priori négatifs. En Espagne, où la culture du foot est très développée, on ne ressent pas vraiment cette différence entre garçons et filles. La passion pour le jeu prime.
- On estime parfois que le foot vous enlève une part de votre féminité, que la plupart des joueuses sont des garçons manqués…
- Ce genre de remarques me fait bien rigoler. Pourquoi changerait-on sa façon d’être parce qu’on pratique un sport? On peut très bien être agressive sur un terrain et féminine dans la vie. L’un n’empêche pas l’autre. Nous pratiquons simplement notre métier et, à côté de ça, nous sommes des femmes à part entière.
- Alors parlons d’autres garçons, vos alter ego en équipe nationale masculine, Yann Sommer, Jonas Omlin ou encore Gregor Kobel. Vous avez des contacts avec eux?
- Avec Yann Sommer, on s’est échangé quelques messages de temps en temps, pour se souhaiter bonne chance lors de grandes compétitions ou s’adresser des félicitations. Mais pas plus que ça.
Gaëlle Thalmann et l’équipe de Suisse féminine ont passé du rêve à la réalité le mardi 4 avril dernier. La grande nouvelle est tombée sur le coup de 17h, en clôture du Congrès de l’UEFA, qui s’est tenu à Lisbonne: la Suisse accueillera l’Eurofoot féminin 2025, dix-sept ans après avoir organisé celui des hommes. Les rencontres se disputeront dans huit villes, dont deux romandes, Sion et Genève, le stade de la Tuilière, à Lausanne, étant occupé par la Fête fédérale de lutte.