Les oiseaux gazouillent, un cheval hennit au loin et le vent fait chanter les feuillages des arbres fruitiers. Dans la douce lumière de la fin de l’après-midi, Georges et Andrea Wenger profitent d’une heure de pause dans leur journée de quinze à seize heures de travail. Complices au restaurant comme au jardin, ils ramassent des montagnes de damassons, ces petites prunes parfumées qui tapissent leur verger. «Bientôt, on aura vraiment le temps de profiter du jardin, mais aussi de la terrasse et peut-être même des chaises longues!» s’amuse Andrea Wenger.
Energie extraordinaire
La blonde et joyeuse épouse de Georges, le cuisinier talentueux qui a fait du Noirmont, dans le Jura, une étape incontournable pour tout gastronome averti, est ravie: «Demain, c’est son anniversaire, ajoute-t-elle en baissant le ton, et le fait d’avoir signé la même semaine est un magnifique cadeau.» Signé quoi? A 64 ans, l’allure juvénile et le regard malicieux, Georges Wenger (18 points au GaultMillau et deux macarons au Michelin) a décidé de remettre son établissement. Or, depuis trois jours, la reprise est ficelée. Le 15 décembre, trente-sept ans, un mois et quatorze jours après avoir commencé son aventure gourmande au Noirmont, l’inséparable tandem Wenger prendra sa retraite.
Fini, le temps de la gastronomie au Noirmont? Que nenni! L’œuvre de Georges Wenger, qui a déployé une énergie extraordinaire en faveur des produits locaux et bios et qui a contribué au lancement des marchés des produits du terroir, tout comme de la Semaine du goût, passe en de bonnes mains. Dès le début de l’année prochaine, Jérémy Debraux (le second de Franck Giovannini à Crissier) et Anaëlle, sa compagne qui a déjà travaillé pendant quatre ans chez les Wenger, écriront ici une nouvelle page de magie culinaire: «Ils sont passionnés, compétents et motivés. Et nous sommes prêts à leur offrir tout notre soutien», explique Georges Wenger. Engagé, humain et intègre, comme on l’a toujours connu, il reste prêt à s’investir pour la transmission des valeurs, de la culture et du sens du travail bien fait. Mais après autant d’années passées sous les feux de la rampe, la retraite risque quand même de créer un vide.
Les Wenger sont sereins: «D’abord, nous gardons notre commerce de vins», relève Andrea, qui compte bien en profiter pour voyager, découvrir les vignobles et leurs produits. «Ce sera aussi l’occasion de nous retrouver avec nos deux filles», ajoute-t-elle. «Puis nous avons un jardin plein d’arbres fruitiers et de légumes. Nous allons enfin pouvoir nous en occuper et réaliser notre projet, ajoute Georges, produire des légumes et des fruits de façon à être autonomes toute l’année.» Avant même d’avoir quitté leur restaurant, ils se lancent déjà un nouveau défi! Un simple coup d’œil à leur jardin suffit à leur prédire le succès.
Ici, des oignons s’épanouissent près du mur en pierres que Georges Wenger a lui-même construit. Là, les framboises illuminent un buisson vert sombre. Puis il y a les courgettes, les pommes de terre, les herbettes, les tomates encore vertes et les branches d’arbres qui ploient sous le poids des poires, des pommes et des damassons parfumés. Ces fruits délicieux, on les retrouve d’ailleurs au restaurant, en tarte fine servie tiède. Tout comme on reconnaît dans les assiettes les jolies fleurs de bourrache du jardin. Et l’on se délecte d’un coulis de petites pommes beutchïn en accompagnement d’un voluptueux foie gras poêlé.
Artisan engagé
«J’aime faire avec ce qu’il y a à disposition, sans tomber dans la banalité», explique Georges Wenger. C’est justement cette capacité d’adaptation aux produits et aux situations puis ce talent pour les valoriser qui lui ont valu son succès. La journaliste Catherine Michel a été la première à attirer l’attention sur cet artisan-cuisinier singulier et engagé, installé loin des centres urbains, à l’Hôtel de la Gare au Noirmont. Un restaurant qui a, depuis lors, vu s’attabler nombre de célébrités: «J’ai toujours pris le parti de ne surtout pas faire de différence et de leur offrir la même prestation qu’à tous nos autres clients», affirme Georges Wenger.
Au fourneau à bois
Un respect de la sphère privée et une réserve qui ont notamment séduit l’acteur Jean-Louis Trintignant, des musiciens comme Jacques Dutronc, Daniel Balavoine ou Bastian Baker, plusieurs conseillers fédéraux, le champion de formule 1 Romain Grosjean et le skieur alpin Didier Cuche. Discrétion oblige, les Wenger ne parlent pas de leurs clients. Et cette discrétion aussi est un ingrédient de leur réussite.
Le pari n’était pourtant pas gagné d’avance. Sur une photo du tout début, on voit Georges devant un simple fourneau à bois: «La cuisine était à l’étage. Il y avait bien une cuisinière électrique… mais pas de courant à 380! Alors j’ai fait avec le fourneau à bois!» raconte le chef. N’empêche, le 3 novembre 1981 – leur premier jour –, la salle était comble et tout le monde a mangé. Et bien!
«On servait surtout des assiettes du jour à nos 50 pensionnaires, des petites mains de l’industrie horlogère qui venaient tous les jours et qui payaient à la fin du mois», se souvient Georges Wenger. Mais c’était compter sans la crise, imminente: «Du jour au lendemain, on a perdu la moitié de nos clients.»
Comme il aime «faire avec ce qu’il y a», et qu’il n’y avait plus assez de clients locaux, il a choisi de les faire venir d’ailleurs en valorisant les meilleurs produits du Jura. Une idée géniale puisque, depuis des années, les convives viennent de toute la Suisse et de plus loin pour déguster ses apprêts raffinés. Sans oublier sa version de la Saint-Martin qui fait chaque année salle comble des mois à l’avance.
Mais Georges et Andrea Wenger sont tous deux des lecteurs invétérés. Lui se passionne pour l’histoire de la gastronomie, elle pour les romans policiers et l’arbre généalogique de leurs deux familles. A n’en pas douter, ils ont aussi lu Candide de Voltaire qui, après des années de voyages et d’aventures, conclut: «Il faut cultiver notre jardin.»