Là où des feuilles de salade jonchent le sol, là où des nids garnis de paille de bois invitent au sommeil, là où la journée débute par des grognements, là, c’est le monde des gorilles. Le monde des humains est là où l’air sent le hot-dog, là où s’alignent les pousse-pousse, là où une maman dit: «Chut!» quand un gamin dit: «C’est bien vrai, hein, que le singe a un gros derrière?» Une paroi de verre sépare les singes des humains au zoo de Bâle. Mais un être se trouve entre les deux mondes: Goma.
«Viens, Goma!» hèle ce matin-là une dame d’un âge certain à la Maison des singes. Mais Goma ne vient pas. On ne distingue d’elle qu’une parcelle de pelage qui dépasse de la cabane où elle s’est retirée. Goma est âgée, très âgée. Elle est le plus vieux gorille du monde à avoir grandi sous la garde de l’homme. Elle aura 60 ans l’an prochain. A l’état sauvage, en Afrique centrale, elle aurait atteint au mieux 35 ans.
«Elle a besoin de beaucoup de sommeil», professe la vieille dame, qui parle de Goma comme d’une amie avec laquelle elle prendrait régulièrement le thé. Normal: certes, Goma ressemble à un gorille, mais elle se comporte comme un humain. Autrement dit, elle partage un peu le sort de Mowgli, dans Le livre de la jungle.
Quand Goma naît en 1959 au zoo de Bâle, elle est le premier gorille à voir le jour en Europe. Un tout petit bébé de 1820 grammes, le visage clair sous une tignasse noire. A l’époque, les singes anthropoïdes sont encore rares dans les zoos et le fait qu’ils ont une progéniture fait sensation. Mais l’euphorie cède vite la place à l’angoisse: Achilla, la mère de Goma, ne nourrit pas son bébé. L’anxiété croît, le précieux bébé pourrait mourir de faim. Au bout de vingt-quatre heures, on décide d’administrer à Achilla un léger soporifique, de lui prendre son petit et de le confier à la garde des hommes. Alors directeur du zoo, Ernst Lang l’adoptera.
Journal de bord
Ernst et Trude Lang n’ont pas l’expérience des bébés singes, mais ils ont élevé deux garçons, ça aide. Car, durant les premiers mois, un bébé gorille ne se différencie qu’à peine d’un nourrisson humain. A l’époque, Ernst Lang tient pour la Schweizer Illustrierte un journal sur les premières semaines de Goma: «Pendant la nuit, son panier était dans notre chambre à coucher et il n’était pas compliqué de calmer sa faim, tant elle le faisait bruyamment savoir. L’un de nous deux sortait prestement du lit, chauffait le lait et le bébé gorille en avalait 20 à 35 grammes à grandes lampées.»
Goma porte des langes, s’ébat dans la chambre, joue avec le chien de la maison. Lorsqu’elle grandit un peu, elle mange sa pâtée à la cuillère à table. Un jour, elle part en vacances en famille au Tessin. «Nous avons tout simplement attaché le bébé singe dans le siège pour enfant», écrit Ernst Lang. En chemin, Trude est interpellée par une femme: «Mademoiselle, c’est votre enfant?» Oui, Goma a appris à être un humain.
Il est peu après midi. Adrian Baumeyer, 37 ans, robustes chaussures de marche et regard cordial, vient d’achever une visite guidée de la Maison des singes à l’intention de l’Université populaire des deux Bâles. «Les gorilles nous fascinent parce qu’ils nous ressemblent tant», dit-il tout en précisant: «Mais ce n’est qu’une illusion.»
Derrière la paroi de verre trône M’Tonge au dos argenté, le chef du groupe de huit gorilles. Sous ses puissants sourcils, deux trous noirs fixent le vide. Et lorsqu’on se tient là, derrière la vitre, on pense inévitablement à La panthère de Rainer Maria Rilke, dont le regard s’était tellement lassé du passage devant ses barreaux. Pas de doute, les animaux ont la faculté de refléter nos joies et nos peurs: de leur comportement nous déduisons nos souhaits et nos angoisses.
Adrian Baumeyer nous ramène à la réalité: «Même si le dos argenté nous en donne l’impression, il ne s’ennuie pas. Il faut cesser de faire de l’anthropomorphisme, d’humaniser les animaux.» Selon lui, «les gorilles ne se regardent jamais droit dans les yeux, ce serait ressenti comme impoli. C’est pourquoi ils détournent le regard.»
Mais il en est une qui ne respecte pas le code des gorilles: Goma, qui s’est enfin extraite de sa cabane. Elle s’est assise près de la vitre de séparation et fixe les visiteurs dans les yeux. «Elle a appris ça parmi les humains, précise Adrian Baumeyer. D’ailleurs, nous l’enseignons à nos enfants: si tu veux quelque chose de ton prochain, regarde-le dans les yeux.» Problème: Goma n’est pas du bon côté de la vitre. Mais bien sûr elle n’est pas sotte, elle a aussi appris qu’on ne regarde pas un gorille.
«De nos jours, on n’élèverait plus un gorille sous la garde d’êtres humains», assure Adrian Baumeyer. On inciterait plutôt d’autres mères à prendre soin du petit. Ou on enseignerait aux adultes à l’amener vers la grille où des soigneurs pourraient le nourrir au biberon. En 1959, c’était différent, on n’avait aucune expérience.
Le cap de 2 ans et demi
On n’en savait pas davantage sur la manière dont un enfant gorille se développerait parmi les humains. Que faire si l’animal devient de plus en plus animal? Lorsque Goma grandit, elle arrache de temps à autre les lunettes de Trude Lang ou elle vole le chapeau d’un visiteur. Ernst Lang sait qu’un jour elle sera aussi costaude que quatre malabars. C’est pourquoi, lorsque Goma a 2 ans et demi, il se met à l’habituer doucement à ses congénères, à la vie qu’elle aurait dû mener depuis sa naissance.
Entre-temps, à la Maison des singes, Achilla a encore eu un petit: Jambo. Mais Goma ne s’intéresse ni à son frère ni aux autres gorilles. Elle reste souvent à l’écart. Elle recherche la proximité humaine, or les humains sont de l’autre côté de la vitre… Mais suffisamment proches pour établir un contact avec elle. Un jour, alors qu’elle avait atteint sa maturité sexuelle, Goma a clairement invité un visiteur, par-delà la vitre, à l’accouplement. Alors Jambo s’est simplement assis derrière elle et s’est accouplé. Ce fut la seule et unique fois qu’un gorille mâle s’est permis ce genre de privauté. Tamtam, le fils de Goma, est en train de devenir un superbe dos argenté.
L’après-midi, Goma tourne le dos aux visiteurs du zoo. Autour d’elle, les enfants gorilles Mobali et Makala jouent. Leurs pelages noirs s’entrelacent pour ne former qu’une boule de poil, puis culbutent. Goma les observe. Chaque fois qu’il y a de la progéniture dans le coin, elle joue la baby-sitter. Les mères déposent leurs enfants auprès d’elle, car elles savent que la vieille dame ne bougera pas de là. Goma a de la peine à se mouvoir: c’est de l’arthrose, pensent les vétérinaires. Mais ils ne l’examinent pas, car ils souhaitent lui épargner une narcose. Les soigneurs mitonnent pour Goma des menus spéciaux: carottes, pommes de terre et betteraves rouges, le tout bien cuit pour qu’elle ne doive pas trop mâcher.
Désormais, Goma a besoin de beaucoup de repos, comme le constatent aussi bien la dame âgée que le guide Adrian Baumeyer. C’est pourquoi, en fin d’après-midi, elle se retire de nouveau dans sa cabane. Peut-être qu’elle s’y trouve tout simplement bien, parce que c’est son monde à elle, parce qu’elle peut y être comme elle est. Mais cette réflexion est sûrement de nouveau teintée d’anthropomorphisme.