Ce début de siècle a placé les villes au centre du village global. Les défis que doivent relever les patronnes et patrons des agglomérations urbaines suisses, qui concentrent désormais près de 85% de la population, sont innombrables, parfois contradictoires: finances, social, énergie, logement, écologie, mobilité, fiscalité, haute technologie, infrastructures… Faute de réactivité politique, une localité décline rapidement. Et les communes en difficulté peuvent moins que jamais compter sur l’aide du canton concerné et de la Confédération.
Grégoire Junod, 45 ans, syndic de Lausanne depuis 2016, membre de l’exécutif municipal depuis 2011, incarne très précisément l’évolution de la fonction de syndic. Les charismatiques coupeurs de rubans du XXe siècle ont fait place aux maires-managers du XXIe siècle, des maires moins truculents, mais habités par les utopies dont a besoin une ville pour garder sa population, notamment ses meilleurs contribuables, et maintenir aussi à la fois ses activités économiques et sa qualité de vie. Et pour tout ça, il faut parfois frapper fort.
Avant Grégoire Junod, le syndic était un hybride. Le «géant vert» et super-ordinateur humain Daniel Brélaz était un personnage si singulier qu’il jouissait d’une popularité romande, voire nationale. Mais sa puissance analytique quasi bionique avait orienté Lausanne vers la modernité, notamment avec le M2, les projets d’écoquartiers et de chauffage à distance. Grégoire Junod reconnaît d’ailleurs qu’il lui doit beaucoup et que c’est en intégrant la municipalité dirigée par Daniel Brélaz, en 2011, qu’il a mesuré l’importance réelle des dossiers écologiques. En revanche, en termes d’image, Junod est l’inverse de son prédécesseur: sa réserve naturelle rendrait impossible même à un Yann Lambiel toute tentative d’imitation. Pourtant, en ce début d’année, lors de la présentation du plan climat lausannois, ce syndic normal a frappé fort avec ses collègues municipaux de gauche: en 2030, les rues lausannoises devraient être débarrassées des véhicules à moteur thermique. Boum! Emoi du TCS, incrédulité des pendulaires sur quatre roues, hurlements à la mort des adorateurs de la bagnole.
Coup de pub démagogique et provocateur avant des élections de toute manière gagnées d’avance par une majorité rose-verte inamovible depuis trente ans? «Non, pas du tout, se défend le syndic. Je déteste les grandes promesses sans lendemain, qui sapent la confiance des citoyens envers leurs élus, envers la politique en général. Il est pourtant essentiel, en politique, de relier des utopies avec l’action, de porter des projets forts et les réaliser. Pour cette interdiction du véhicule thermique, on oublie qu’aujourd’hui déjà, plus d’un foyer lausannois sur deux ne possède pas de voiture. Mais surtout, dix ans, voire un peu plus s’il le faut, cela laisse bien assez de temps pour relever sans trop de douleur un tel défi. En Norvège, 80% des nouvelles immatriculations concernent déjà des voitures électriques. Ici, un ménage conserve sa voiture en moyenne quatre ans. Est-ce donc vraiment si irréaliste de penser que cette transition électrique et peut-être aussi vers l’hydrogène est possible? Sans oublier que, dans dix ans, les véhicules zéro émission et les infrastructures de recharge seront bien plus efficients et plus abordables qu’aujourd’hui.»
Grégoire Junod garde aussi une autre botte secrète dans sa lutte contre les pots d’échappement: la gratuité des transports publics. Une générosité que certains écologistes estiment discutable, dans la mesure où tout voyage, quel qu’il soit, a un coût environnemental qui devrait correspondre à un prix à payer. «C’est sur ce genre de choix que je diverge avec certains écologistes. Moi, je suis socialiste. Je pense d’abord en termes de solidarité.» C’est d’ailleurs cette tension entre son adhésion récente aux dossiers écologiques et ses vingt-huit ans passés au PS que Grégoire Junod creuse dans Etat d’urgence, son premier livre, qui sort ces jours aux Editions Favre et qui est préfacé – joli coup là encore – par Anne Hidalgo, sa prestigieuse homologue parisienne, qui avait elle-même décrété, il y a trois ans déjà, l’interdiction des moteurs à explosion dans la Ville Lumière d’ici à 2030.
Le livre commence moderato, avec la description de la prise de conscience collective de la crise écologique, synonyme de succès électoral des Verts au détriment du PS. Cette vague verte de 2019 dont les socialistes sont les principales victimes, le syndic l’analyse habilement pour développer, en guise de riposte, la vision d’une politique urbaine d’abord solidaire et néanmoins aussi écologiste. «Je suis un socialiste urbain, je crois à la primauté de l’action humaine, contrairement à la tendance écologiste dure, celle du primat de la nature. Une planète préservée sans humanité, cela n’a pas de sens pour moi. Il est en revanche évident que nous devons mieux préserver la nature pour mieux nous préserver nous-mêmes.»
Grégoire Junod évoque aussi dans son livre ses luttes acharnées contre les dérives de l’immobilier, un dossier qu’il connaît parfaitement et qui le passionne en dépit des inimitiés qu’elles lui ont values auprès des régies et des promoteurs.
C’est dans les dernières pages que le syndic se livre de manière plus privée, sous la forme d’une interview très forte, principalement consacrée à son expérience du cancer, à l’âge de 28 ans, plus précisément une leucémie qu’un médecin lui a annoncée alors que son épouse, Géraldine Savary, venait de lui apprendre qu’elle était enceinte. «Oui, ce véritable tunnel, ces quatre mois et demi d’hospitalisation m’ont profondément marqué. J’ai pensé un jour que j’allais mourir. Mais ce cancer ne m’a pas vraiment changé, il m’a surtout conforté dans mes engagements. Je m’en suis sorti grâce à la science, grâce à la médecine. Dix-sept ans plus tard, j’en garde une empathie totale pour les gens atteints du cancer. Il existe une sorte de communauté des cancéreux.»
Et dans ce contexte de pandémie, quel est le message qu’il souhaite transmettre aux électeurs? «Je souhaiterais insister sur l’importance de conserver de l’espoir et de maintenir nos libertés. Ma génération n’a pas connu de grandes peurs. Les campagnes sur le sida quand j’étais ado, par exemple, c’étaient des messages axés sur le plaisir et le désir, une communication somme toute joyeuse et pleine de vie. Avec le débat climatique et maintenant le covid règnent une sinistrose, un catastrophisme, un hygiénisme très inquiétants. Je réprouve la pression toujours plus sensible sur les libertés publiques.
Quand j’entends des médecins dire que nous devrions intégrer le masque à notre vie quotidienne même après la pandémie, ça me fait froid dans le dos. Le monde d’après la crise ne doit pas signifier un basculement vers le modèle chinois, soumis à la fois à un capitalisme sauvage et à un contrôle social absolu. Nous devrons donc demeurer très attentifs aux nouvelles répartitions de pouvoir qui se jouent actuellement. Il en va des défenses de nos libertés mais aussi de notre envie de vivre ensemble et non seulement les uns à côté des autres.»