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Isabelle Adjani: «Je suis passée à côté d’une partie de ma vraie vie»

A Genève, où elle a vécu, la comédienne se raconte longuement. En nous parlant de ses enfants, de ses parents et de ses racines. Une quête qui l’habite et qui touche à l’intime. Avec générosité et intelligence, elle nous livre les clés de son mystère.

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«Cette image correspond à ce que je suis à l’intérieur», dit-elle à propos de la photo d’Anoush Abrar, réalisée à l’Hôtel Kempinski de Genève pour «L’illustré». Anoush Abrar

«Isabelle Adjani est un mystère.» En parcourant portraits et interviews, cette phrase revient en leitmotiv, sans livrer la clé de ses secrets. On accole à la comédienne, incarnation au cinéma d’Adèle H., de la reine Margot ou de Camille Claudel, des qualificatifs qui la rangent dans la catégorie des figures tourmentées. La réalité est autre. De cette comédienne à la carrière précoce, dont on oublie qu’elle fut une enfant prodige, sociétaire de la Comédie-Française à 17 ans, on ignore qu’elle est chaleureuse, attentive et attentionnée.

Elle noue le contact en envoyant de longs SMS signés Isabelle A., des messages personnels, comme autrefois on adressait des lettres, afin de dire des choses essentielles, de donner des gages de confiance. Pour des raisons personnelles, notre rencontre à Genève fut reportée. «La famille est souveraine», nous dit-elle à raison.

En septembre dernier, au lendemain de sa prestation au Bâtiment des forces motrices avec le Geneva Camerata de David Greilsammer, elle nous a accordé trois heures de son temps à l’Hôtel Kempinski. Malgré une nuit trop courte, malgré sa représentation d’Ismène, du poète grec Yannis Ritsos, un texte lu avec orchestre, un exercice sur le fil auquel elle a insufflé, teint de lune et robe blanche, une magie ensorcelante, elle a accepté de poser pour L’illustré. Puis elle nous a parlé de ses enfants, de ses parents, de la quête de ses racines.Isabelle Adjani est un mystère à elle-même. Un être ancré dans la réalité de son époque en quête de ses racines. Cette recherche fait écho à la dernière phrase du monologue déclamé la veille: «Rappelle-toi. Quand tu creuses profondément, tu trouves la lumière.»

Isabelle Adjani, dans quelles circonstances avez-vous vécu à Genève en 1997?

C’était après la naissance de mon deuxième fils, Gabriel-Kane (né le 9 avril 1995, ndlr). En me domiciliant en Suisse, j’ai bénéficié d’une vieille loi helvétique protégeant la mère et assurant la garde de l’enfant. J’avais besoin de me sentir à l’abri en attendant que l’on règle le litige qui m’opposait à son père (l’acteur Daniel Day-Lewis l’avait quittée alors qu’elle était enceinte, ndlr). J’ai des amis chers ici, Bénédicte et Armen. Grâce à eux, ce fut une période d’apaisement. Je me souviens de belles promenades avec mon fils au parc Bertrand.

Mener de front carrière et famille fut un défi?

L’option famille recomposée a été un échec pour moi. Je me suis donc retrouvée très seule à élever mes fils (l’aîné est Barnabé, son père est le chef opérateur Bruno Nuytten, réalisateur de Camille Claudel, ndlr).

Ils ont seize ans de différence. Le deuxième a grandi à l’ère numérique. Cela change la donne?

La génération d’aujourd’hui est «raptée» par les réseaux sociaux, une offre très narcissisante: «Exposez-vous, regardez-vous, montrez-nous qui vous êtes…» Chacun devient un enfant roi à sa façon. Il occupe le centre d’une scène imaginaire à la recherche de reconnaissance et d’admiration. C’est une exposition à risque. Gabriel-Kane est très actif sur son Instagram, que je ne consulte pas pour éviter mes commentaires de mère poule.

Vous les avez tenus l’un et l’autre volontairement loin de votre métier?

Je ne leur en parle jamais. Nous, les artistes, sommes très conventionnels dans l’éducation de nos enfants. On souhaite qu’ils ne suivent pas nos traces. Or ils sont tous deux musiciens, mais pas normaliens, à mon grand regret! (Elle éclate de rire.) Ils ont eu envie d’autonomie. Le plus jeune a toujours été fougueux. Il y a chez lui une urgence, l’appel de la vraie vie qui vous permet de gagner de l’argent, d’exister par vous-même. Je les ai soigneusement mis en garde contre le chant des sirènes. L’aîné y a été réceptif. Et le regard est de plus en plus lucide sur le factice, sur cette célébrité immédiate qui l’attirait. Il est à New York et va faire une école de production musicale. Il continue à creuser son identité musicale sans céder aux offres trop faciles. C’est courageux et honnête. Entre mère et fils, on a eu des conversations sincères à ce sujet. Ça, au moins, c’est une réussite.

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Le regard perdu dans le vague, Adjani semble soudain hors de portée. Anoush Abrar

En marge de la musique, il est mannequin et copieusement tatoué.

Il m’a annoncé récemment qu’il envisageait de se faire détatouer. Preuve, peut-être, qu’il est en voie d’individuation. Cela me touche.

Vos garçons ont les réseaux sociaux et vous la littérature comme mode d’évasion...

La littérature me fascinait, elle m’a sauvé la vie. Cela m’a permis de rentrer dans mon imaginaire, de m’enrichir sans déranger personne, de fuir une éducation répressive. De m’évader au sein de la cellule familiale, alors que mon frère, en rébellion contre l’autorité, fuguait dans la rue 
(Eric Hakim Adjani, décédé 
le 25 décembre 2010 à 53 ans 
d’une crise cardiaque, ndlr).

En réécoutant votre «Radioscopie» chez Chancel, on s’étonne de vous entendre dire: «Je suis d’origine turque.» Pourquoi dites-vous cela 
à 18 ans?

C’était l’injonction de ma mère, d’origine allemande (Augusta Emma Schweinberger, ndlr). Elle se protégeait de la difficulté, à l’époque, de vivre à Gennevilliers, en banlieue parisienne, avec un mari d’origine algérienne (Mohammed Chérif Adjani, ndlr). Elle avait un contentieux avec sa belle-famille. C’était sa façon à elle de les effacer sur la photo. J’étais désinformée au cœur même de ma famille. Petit à petit, en parlant avec mon père, j’ai découvert son algérianité. Il était garagiste, beau comme Brando et parlait un français parfait, sans accent. Mes parents communiquaient très peu. Je n’ai pas eu le temps ni la possibilité de poser toutes les questions avant que l’un et l’autre ne décèdent. Je me retrouve encore à faire seule le chemin vers mes origines paternelles.

Au départ, le nom de votre père s’orthographiait autrement.

Un «h» et un «m» sont apparemment tombés du livret de famille, Hadjami devenant Adjani. J’aimerais travailler avec un généalogiste afin de recomposer mon arbre de vie. Mon fils aîné, Barnabé, souhaite accomplir ce chemin avec moi. D’ailleurs, je suis très en faveur des tests ADN pour la recherche des origines ethniques. Pour identifier ces petits secrets qui dansent dans ma vie comme des lucioles.

Le passé vous rattrape parfois?

Un soir en 2001, au Théâtre Marigny, je jouais La dame aux camélias. Une femme est arrivée et m’a dit: «Je m’appelle Anissa. Je connaissais votre père.» Elle commence à me sortir des photos de famille. Une image jamais vue de moi à 3 semaines dans les bras de ma mère. Derrière, je reconnais l’écriture de mon père. Il a inscrit: «Yasmina a trois semaines.» (Interloquée.) Or je ne m’appelle pas Yasmina, je m’appelle Isabelle… Je me suis dit: «Mon père a dû promettre à sa famille, là-bas, que je me prénommerais Yasmina.» Cela évoquait une souffrance, celle de ne pas avoir pu faire le choix de ce prénom.

Vous a-t-elle révélé autre chose?

«Vous savez, me dit-elle, votre père était un interprète de chansons arabo-andalouses. (Des larmes montent dans ses yeux.) Je l’ai regardée et je lui ai dit: «Pardon?» Elle a ajouté: «Oui, c’était merveilleux. Très jeune, il venait et il enchantait des audiences dans Constantine, où il est né…» Et là, je me suis dit: «Je ne connais pas mon père.»

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Avec Gabriel-Kane, son fils cadet. «Un reportage de mode mère et fils réalisé pour rire et pour faire des souvenirs.» Fred Meylan / H&K

Il a disparu à 60 ans en février 1983.

Il est mort un mois après son anniversaire. Au moment de partir, même si c’était illusoire, il désirait me dire des choses. Il voulait que je reste près de lui à l’hôpital. Il avait des confessions à me faire. On n’a pas pu accomplir ça comme on le souhaitait. Soit il était trop faible, soit je n’étais pas disponible. Mais j’ai quitté le tournage de Prénom Carmen, de Godard, afin d’être moins loin de lui.

On a le sentiment de mettre le doigt sur le «mystère» Adjani…

Ce que j’apprends incidemment me bouleverse et m’aide à comprendre ce que mes parents m’ont caché et pourquoi. C’est assez difficile de vivre avec ce qu’on a manqué. J’ai mon métier, ma carrière. Mais ce sont deux vies différentes. Je suis passée à côté d’une partie de ma vraie vie.

Comment avez-vous fait pour ne pas reproduire avec vos fils ce que vous avez vécu enfant: la sévérité dominatrice de votre père, sa volonté de vous faire baisser les yeux devant les hommes, les privations imposées par votre mère, pas de danse, de gym ou de musique?

J’ai fait un long travail d’analyse afin d’essayer de me désencombrer de ce vécu trop pesant et d’éviter de générer des comportements réflexes au détriment de mes enfants.

On ne sait rien de votre mère.

C’est une femme avec laquelle je m’entendais moyennement, nous n’avions pas d’affinités intellectuelles alors que j’en avais avec mon père. Elle était pragmatique avec un esprit bien trop pratique, pas moi. Elle voulait que la vie soit compartimentée, une organisation stricte autour d’elle. Il fallait que tout soit en ordre. J’aime que les choses soient ordonnées mais pas de façon rigide. Cela exprimait sûrement une souffrance cachée au fond d’elle-même.

Votre mère a eu deux autres enfants, allemands, avant vous, n’est-ce pas?

Oui, mon frère et moi étions la partie française de sa vie. Lorsqu’on repartait en Allemagne pour les vacances d’été, elle redevenait Allemande et la mère des enfants qu’elle avait laissés. Moi, j’étais un peu perdue.

Comment ressentez-vous le fait d’être fille de migrants?

Je suis restée dans la continuité nomade de mes parents. Je me vis plus encore que comme une enfant d’immigrés, c’est-à-dire comme une immigrée moi-même. D’où vers où? C’est un mystère.

Une rumeur a couru sur votre santé en 1987. Vous aviez, disait-on, contracté le virus du sida.

La rumeur a duré neuf mois. Le temps d’un enfant mort-né. Une espèce d’enfantement de quelque chose qui a failli non pas me tuer, mais épuiser toutes mes réserves de raisonnement logique. Mon système de confiance s’était écroulé. C’était le début de l’épidémie et tout le monde était ignorant du mode de contamination. Certains me réclamaient des aveux que je n’avais pas à leur faire. D’autres déliraient, prétendant connaître l’hôpital dans lequel je n’ai jamais été admise.

Comment cela se traduisait-il dans la vie quotidienne?

On avait du mal à m’apporter un couvert, à me serrer la main, à m’embrasser. Même ma mère me disait: «Mais dis-moi la vérité!» Je ne sais combien de fois j’ai passé le test en m’interrogeant: «Tout le monde ne peut pas être fou, ils ne peuvent pas tous savoir quelque chose et que ce soit erroné! Ce sont sûrement eux qui ont raison.» J’avais l’impression de vivre une tragédie antique. D’être une Iphigénie sacrifiée par la folie païenne ambiante. Grâce à un sociologue, j’ai réussi à mettre à distance les symptômes de la rumeur.

Qu’est-il resté de toute cette folie?

La beauté grâce à laquelle on peut échapper au malheur. Sans cette histoire tordue, le film Camille Claudel de Bruno Nuytten n’aurait pas existé. J’ai fait la rencontre d’une âme sœur. J’allais essayer de restituer à cette femme ce qu’on lui avait enlevé, elle allait m’accorder le cri d’une artiste que j’allais pouvoir pousser à travers elle. On a échangé notre sang.

On vous sent apaisée. Quel est votre rapport au temps qui passe?

Je fais partie des actrices qui suspectent le sexisme ou la misogynie parfois derrière la mention de leur âge affiché dans les médias. Lorsque mes amies commencent à dire: «Là, tu sais, je me sens de moins en moins bien, mais c’est normal à mon âge», je les vois décliner en envoyant ce message subliminal à leur organisme et leur esprit. Elles entrent dans la problématique de la dégénérescence. Pour moi, c’est un déni bienfaisant. Le temps fait son travail, il conspire à vous nuire, comme dirait Phèdre, mais quel besoin d’être sans arrêt rappelé par la société à l’ordre de Chronos? Aujourd’hui, votre âge est inscrit partout. Quand il m’arrive d’oublier le mien, il y a évidemment toujours quelqu’un pour me le rappeler.

Etre vieux, c’est ne plus être?

L’âge condamne à ne plus trouver de travail après 50 ans, je ne parle pas des actrices, mais des gens virés de leur job ou de ces patients de 80 ans oubliés sur des brancards aux urgences parce qu’ils ne servent plus à rien, ne rapportent plus rien. Un traitement tellement indigne!

Si c’était à refaire aujourd’hui, comme votre nièce, Zoé Adjani, 19 ans, débutante, le referiez-vous?

Non, je n’irais pas.

Pourquoi?

Il y a une dureté presque vulgaire dans l’exigence de l’attente, côté professionnel et public, même si ce dernier peut être une famille bienveillante. Entre les réseaux sociaux, la concurrence, le business qu’est devenu ce travail, se vendre et s’exposer, la notion de produit n’a jamais été aussi en place. Pas évident de garder son être sensible vibrant et raisonner comme si on était son propre manager. Sans état d’âme.

De quoi a-t-on le plus besoin?

D’équilibre, ça peut vouloir dire une famille aimante, des amis indéfectibles. Je sais que je suis un peu ça pour ma nièce. Je mets toute mon expérience à sa disposition quand elle est en demande de conseils. Je suis la tata chez qui on va trouver la solution. Un repère. J’aurais aimé en avoir un étant jeune. Se lancer aujourd’hui, c’est tout un programme.

Très jeune, vous disiez que ce métier vous «coûtait nerveusement».

C’est aussi pour ça qu’il y a eu, dans ma carrière, des moments d’abstinence. Il y a beaucoup d’acteurs pour qui cela s’est mal passé avec la drogue et l’alcool. Ils se sont abusés eux-mêmes à force de se sentir abusés. Au bout d’un moment, les plus fragiles partent dans une dérive synonyme de repos. C’est terrible. Moi, je ne comprends même pas pourquoi les gens se droguent et comment on peut éprouver du plaisir à être déconnecté de sa réalité. Franchement, ça me terrorise.

Votre frère en était prisonnier.

C’était quelqu’un de doué, ultravulnérable, ultrasensible. Il a été pris au piège. J’ai très tôt été son infirmière, même si nous n’avions que deux ans de différence. C’est un échec terrible de ne pas réussir à aider quelqu’un qu’on aime à s’en sortir… Certains voyages que je n’ai pas faits, certains films aux Etats-Unis, j’y ai renoncé parce que dès que je partais, il se passait systématiquement un drame et il fallait que je revienne. J’avais fini par avoir l’impression, comme une superstition, que si je restais, personne ne mourrait. J’étais devenue une garantie de survie pour mon frère, mon père et ma mère.

Trouver un compagnon, vous y songez?

Je m’amuse à dire que j’ai réussi merveilleusement à rater ma vie amoureuse. Je l’ai vécue d’une manière tumultueuse intérieurement, les frasques, c’est pour la presse people. Comme je ne peux pas faire de recherche sur Meetic ou sur quelque site que ce soit (elle éclate de rire), il faut vraiment que le prochain tombe d’un ciel sans nuage.

Par Dana Didier publié le 28 octobre 2018 - 12:30, modifié 18 janvier 2021 - 21:01