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Jacques Dubochet «très fier d’être devenu la mascotte des jeunes»

Depuis qu’il a reçu le Prix Nobel de chimie en 2017, Jacques Dubochet est devenu une figure de la lutte contre le réchauffement climatique. Un choix réfléchi sur lequel le Vaudois de 77 ans revient après avoir témoigné au premier «procès climatique», du pays qui s'est conclu par un acquittement.

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Le Nobel de chimie Jacques Dubochet à une manifestation de jeunes pour la protection du climat à Lausanne, en février 2019. Keystone

Quand il a su qu’il allait devenir grand-père, Jacques Dubochet a eu du mal à fermer l’œil, préoccupé par l’état de la planète sur laquelle le bébé allait naître. Et puis, le bonheur à venir a pris le dessus, aidé par le caractère du Morgien de 77 ans. Depuis que sa fille a donné naissance au petit Neal fin octobre, le Prix Nobel de chimie 2017 «grandpapate», comme il dit, avec délectation.

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«Le bonheur des vieux, ce sont les jeunes. Quand ceux-là ont le monde à sauver, ça veut dire quelque chose», dit Jacques Dubochet, ici avec son petit-fils Neal. Julie de Tribolet

Autour du bébé, les fêtes de Noël en famille dans le chalet du val d’Hérens, au-dessus d’Evolène, ont pris cette année une saveur particulière. Un chalet que les Dubochet ont décidé d’acquérir à la naissance de leur propre fils. «Après cette première nuit où le bébé était arrivé à la maison après être resté en couveuse, je me souviens m’être dit «il faut que nous ayons un endroit enraciné.» Ce sera le Valais, où le père de Jacques Dubochet travaillait sur les barrages et dont les paysages ont éveillé sa «vie sensible».

Grand-père, Jacques Dubochet l’était déjà, dans un sens: avec son épouse Christine, il est membre de l’organisation des Grands-parents pour le climat. Un «mouvement citoyen» apparu ici en 2014 dans la foulée d’initiatives nées aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en Scandinavie. C’est sous cette bannière que le couple était parti défiler à Paris en 2015 lors de la Convention des Nations unies sur les changements climatiques. La COP21 avait accouché du fameux Accord de Paris dont les Etats-Unis se sont officiellement désengagés en novembre dernier.

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Restés très actifs, Christine et Jacques Dubochet passent régulièrement du temps avec leur petit-fils, comme ici lors d’une balade la semaine dernière. Julie de Tribolet

«Notre parole à nous, les vieux qui ne sommes pas directement concernés par le pire, a un poids particulier puisque nous ne défendons pas notre bifteck. C’est pour les nouvelles générations que nous nous battons et disons aux politiciens de se secouer. C’était le cœur de mon intervention au procès: ces jeunes, ils sont directement concernés. C’est leur vie! Il faut les comprendre, les soutenir inconditionnellement et les protéger. Ce sont vos enfants! C’est votre problème! Votre responsabilité!»

La semaine dernière, le Vaudois a en effet été l’un des rares témoins autorisés à s’exprimer lors du premier «procès climatique» du pays. Il était la caution scientifique des activistes qui comparaissaient pour avoir fait irruption dans la filiale lausannoise de Credit Suisse en automne 2018. Les jeunes militants avaient voulu interpeller l’ambassadeur de la banque, Roger Federer, et dénoncer les investissements dans les énergies fossiles. A la suite d’un retweet, effacé depuis, de l’ado suédoise Greta Thunberg, la star de tennis a fini par se fendre, samedi dernier, d’un communiqué dans lequel elle évoque ses quatre jeunes enfants et dit apprécier «les rappels sur [sa] responsabilité en tant qu’individu, athlète et entrepreneur et [s’engager] à utiliser cette position privilégiée pour dialoguer sur des questions importantes avec [ses] sponsors».

Jacques Dubochet, lui, ne tourne pas autour du pot. Entendre les activistes plaider leur cause, ça lui a fait «mal au ventre». «Vous avez ces 12 gamins au premier rang, qui sont les meilleures personnes que l’on puisse imaginer, vraiment formidables. Le juge, oh, il n’était pas méchant, mais il est quand même membre d’un système qui les regarde comme des mauvais. Les entendre expliquer qu’ils n’auront pas d’enfants parce qu’ils pensent que la planète est foutue, c’est quand même extraordinairement tragique. C’est la fin des espoirs. Il faut être bien égoïste, bien bouché pour ne pas voir qu’ils défendent leur vie. Mais le système est tellement bétonné… Et puis la plupart des gens ne veulent rien savoir. Le narratif d’une vie durable de qualité reste à écrire. Simone de Beauvoir disait "on ne naît pas femme, on le devient". Eh bien je dis, on ne naît pas Mensch, homme, on le devient.»

Il reprend son souffle, tape du poing sur la table. «Saloperie! C’est pas gagné!» Lundi après-midi, coup de tonnerre: les militants ont été graciés. La justice vaudoise a admis la défense du climat comme «un état de nécessité licite» et «l’imminence du danger» représenté par le réchauffement. C’est «un événement d’une très grande portée», salue Jacques Dubochet. Avant que, mardi, le Parquet vaudois décide de faire appel du verdict.

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Depuis des années, le Vaudois participe à des manifestations pour le climat. Mais depuis qu’il a reçu le Prix Nobel, sa parole compte. La semaine dernière, il est également venu témoigner en faveur des jeunes activistes du collectif Lausanne Action… Keystone

Alors que nous discutons, une jeune femme voilée vient saluer «Monsieur Jacques». Cela fait plusieurs années que cette Somalienne, qui a atterri à Vallorbe à l’âge de 15 ans après avoir fui les milices islamistes, vit chez les Dubochet. La fibre humaniste et écologiste du couple ne date pas d’hier. Après avoir grandi auprès de parents aimants, en «fils à papa-maman qui a gentiment fait ses études», Jacques Dubochet va se découvrir une âme de militant en quittant le foyer parental.

Dans les années 1970, avec Christine, il manifeste par exemple contre le projet de centrale nucléaire à Kaiseraugst, en Argovie. Se souvient d’avoir passé la nuit au poste pour avoir collé des affiches contre le Salon de l’auto. Mais c’est en prenant sa retraite, à 65 ans, que son engagement va prendre une autre dimension. «J’avais trouvé mon bonheur dans la recherche, à Heidelberg [en Alemagne], dans des conditions idéales, et puis à Lausanne. A la retraite, il me fallait le définir de nouveau, en choisissant bien ce qui fait du bien à soi et aux autres. C’est tellement facile de choisir les choses qui ne font du bien qu’à court terme.»

En 2016, le citoyen Dubochet est élu au Conseil communal de Morges sous la bannière socialiste. A la maison, c’est compost et vélo. A l’extérieur, madame s’engage dans le jardin coopératif et distribue de la nourriture aux migrants, monsieur donne des cours de mathématiques dans des foyers pour mineurs non accompagnés.

Et puis, en octobre 2017, c’est le Prix Nobel. En un instant, le Morgien passe de l’ombre à la lumière. L’opinion s’emballe pour ce scientifique en sandales aux airs de professeur Tournesol, parfois bougon mais dont le naturel joyeux ressort toujours. C’est là qu’il va se décider à faire, comme il aime à le dire, son «coming out»: «Un jeune homo, il se cherche, et puis un beau jour il dit non, c’est comme ça, je suis là. Eh bien moi, c’est ça. C’est comme Greta. A un moment donné, elle essaie d’emmener sa classe faire la grève. Mais ça ne marche pas, alors elle y va, seule. Tu te dis non, mais ça va pas!» Il hurle, tape des mains. «C’est pas possible!»

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Le septuagénaire s’astreint chaque jour à des tours de course dans le jardin de ses voisins à Morges. Sur son t-shirt, le sigle du Réseau mondial pour le revenu de base, le Basic Income Earth Network. Julie de Tribolet

Une Greta que le Prix Nobel couvait des yeux lors du sommet Smile for Future qui s’est tenu l’été dernier sur le campus lausannois – elle sera de retour à Lausanne ce vendredi avant de retourner à Davos. La mobilisation des jeunes en 2019 a redonné de l’énergie à Jacques Dubochet alors que, à l’été 2018, il se sentait abattu. «Face à cette perte de la biodiversité et à la montée du réchauffement, rien ne bougeait, même si tout le monde le savait.»

Il assure ne pas chercher à monter au front, mais accepte volontiers qu’on l’y pousse, comme lors de la manifestation lausannoise pour le climat en février dernier. «Je marchais gentiment sous ma bannière des Grands-parents pour le climat lorsqu’un jeune que je connais est venu me tirer par l’épaule et m’emmener devant pour que je prenne la parole. Cette place de la Riponne complètement pleine, c’était très fort. Ma foi, je suis devenu leur mascotte et j’en suis vachement fier!» Il sourit. «Ça fait du bien d’être utile. On me donne cette chance de témoigner au procès? Mon seul souci, c’est de savoir si je le fais bien. C’est un privilège que de recevoir les moyens de s’exprimer. De servir à quelque chose. Ça donne un sens à la vie extraordinaire!» Il balaie les critiques, venues notamment de la droite, sur ces «professeurs payés par l’Etat» qui soutiennent la désobéissance civile, et renvoie à l’enseignement qu’il a organisé à l’Unil sur le thème de l’engagement scientifique et citoyen.

Tout cela flatte-t-il son ego? «Pfff… Franchement, là, il a été bien soigné, j’ai eu ma dose.» Ce n’est pas fini: le 24 janvier, il assistera à la première mondiale, aux Journées de Soleure, de «Citoyen Nobel», documentaire que lui ont consacré le réalisateur Stéphane Goël et le scénariste Emmanuel Gétaz, déjà coauteur de «Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté».

Le film, qui sort début mars, est «dithyrambique, de la crème», dit en riant son personnage principal. Qui continue de recevoir quelque 150 e-mails par jour, demandes d’interview, invitations à des conférences que l’aide à trier une «coach» mandatée par l’Unil. L’avenir, notamment celui du petit Neal? Jacques Dubochet rappelle cette fameuse mention, sur son curriculum vitæ, qu’il est lui-même né, en 1942, de «parents optimistes». «C’est jamais foutu!»

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Le Prix Nobel de chimie 2017 aime bouquiner dans son bureau, dans le fauteuil que lui a offert son épouse. Julie de Tribolet

Par Albertine Bourget publié le 15 janvier 2020 - 08:33, modifié 18 janvier 2021 - 21:07