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Enquête  

Jamal Khashoggi: l'affaire qui fait trembler le monde

Le journaliste Jamal Khashoggi, 59 ans, a été assassiné au consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul, le 2 octobre dernier, par un commando de tueurs débarqués le matin même. 

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Le journaliste Jamal Khashoggi avec sa fiancée turque, Hatice Cengiz, qui l’a attendu vainement, devant le consulat, pendant tout l’après-midi avant de prévenir la police. facebook

Son meurtre, qui porte la marque du prince héritier du royaume, Mohammed ben Salmane, dit MBS, a provoqué une indignation planétaire qui ne retombe pas.

Il est entré au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul le mardi 2 octobre, à 13 h 14, et il n’en est jamais ressorti. Jamal Khashoggi devait fêter ses 60 ans quelques jours plus tard, le 13 octobre, il était amoureux d’une femme turque, Hatice Cengiz, et il venait chercher un certificat de divorce pour pouvoir se remarier. Il était déjà venu à l’ambassade quelques jours plus tôt, le 28 septembre, mais on lui avait dit que le document n’était pas prêt. Il fallait qu’il revienne…

Exilé volontaire aux Etats-Unis depuis une année, opposant virulent et très en vue du nouvel homme fort d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, dit MBS, 33 ans, le fils préféré du roi Salmane, 83 ans, et son successeur désigné, le journaliste Jamal Khashoggi redoutait ce passage obligé au consulat. Il aurait préféré faire les démarches à Washington, où il vivait, mais on lui avait dit qu’il fallait absolument aller à Istanbul…

Mission: éliminer le gêneur

Jamal Khashoggi n’était guère rassuré en pénétrant dans le consulat saoudien à Istanbul et il avait d’ailleurs demandé à sa fiancée de prévenir la police s’il tardait trop à ressortir. Il savait que ses critiques passaient très mal à Riyad, d’autant qu’il écrivait dans le Washington Post, le grand quotidien au cœur du pouvoir américain, et qu’il faisait partie des Frères musulmans, les frères ennemis des wahhabites qui règnent en Arabie saoudite. Mais il se croyait tout de même intouchable, protégé par la puissance de sa famille prestigieuse et de ses amis multimilliardaires, ainsi que par ses innombrables soutiens parmi les princes, les milieux d’affaires, l’armée, les services secrets. En particulier le prince Turki, le tout-puissant chef des services secrets pendant un quart de siècle, jusqu’à la veille du 11-Septembre, qui fut ensuite ambassadeur à Londres puis à Washington. Proche de la cour, Jamal Khashoggi n’était pas un simple journaliste, mais la figure de proue et le protégé de tout un clan. Il ne pouvait imaginer qu’un commando venu de Riyad avait débarqué le matin même, très tôt, à l’aéroport d’Istanbul, dans deux jets privés. Quinze professionnels sans états d’âme, dirigés par un responsable de la sécurité rapprochée de MBS. Leur mission: éliminer le gêneur.

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Les enquêteurs turcs, aidés par un chien policier, passent au peigne fin la résidence du consul saoudien, Mohammad al-Otaibi, à Istanbul, mercredi 17 octobre. Reuters

Mobilisés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des centaines de policiers et d’enquêteurs turcs ont pu reconstituer depuis lors, grâce à des images de surveillance et à des écoutes, ce qui s’est passé ce matin-là dans les locaux habituellement paisibles du consulat d’Arabie saoudite. Transmis confidentiellement à des médias proches du pouvoir turc, ces enregistrements relatent, avec une précision qui glace le sang, le supplice du journaliste. Ils battent en brèche la version invraisemblable et grotesque finalement présentée, samedi 20 octobre, par le pouvoir saoudien, à savoir une rixe qui aurait mal tourné entre le journaliste et des employés – lesquels? les tueurs? – du consulat. Une version qui devrait d’ailleurs voler en éclats si le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, décidait bien de révéler mardi soir, comme il l’a promis dimanche, «toute la vérité».

«Faites ça dehors!»

Quand Jamal Khashoggi se présente au consulat comme convenu, à 13 h 14, il est amené dans le bureau du consul, puis emmené dans une pièce adjacente. Le consul sait ce qui va se passer et il proteste: «Faites ça dehors, vous allez m’attirer des problèmes», s’écrie-t-il, aussitôt rabroué par un membre du commando: «Si tu veux vivre quand tu reviens en Arabie saoudite, tais-toi.»

Jamal Khashoggi est torturé, on lui coupe les doigts – châtiment ô combien symbolique pour cet homme qui écrivait trop, et pas ce qu’il fallait – avant de le décapiter et de le démembrer encore vivant. Le tout aura duré sept minutes. Venu de Riyad avec sa scie à os, comme un honnête travailleur avec son instrument de travail, le médecin légiste Salah Mohammed al-Tubaigy est un personnage éminent en Arabie saoudite: président du Conseil scientifique saoudien de la médecine légale, dirigeant de l’Institut de médecine légale et de police scientifique au Ministère de l’intérieur. Il s’attelle à sa sinistre tâche: découper le corps en morceaux. Il met son casque sur les oreilles. «Quand je fais ce travail, j’écoute de la musique, dit-il à ses comparses. Vous devriez faire la même chose.»

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Maher Abdulaziz Mutreb (tout à droite) observe l’arrivée du prince Mohammed ben Salmane à son arrivée à l’aéroport du Bourget, en France, le 8  avril dernier, accueilli par Jean-Yves Le Drian, le ministre français des Affaires étrangères. AFP

Une barbarie effroyable qui n’en finit pas de provoquer, depuis deux semaines, une onde de choc planétaire. Parce que le meurtre porte, comme le dit Christine Ockrent qui vient de lui consacrer une biographie, «la marque de Mohammed ben Salmane», l’héritier du trône saoudien depuis un an et demi. Un homme neuf, très jeune, 33 ans, tout à la fois audacieux, arrogant, modernisateur, intolérant, autoritaire, violent, séducteur, impulsif, brutal… Un dirigeant qui a promis de tout changer mais qui n’admet aucune contradiction, ni aucune voix discordante. D’où le face-à-face à distance, impitoyable, cruel, qui vient de se jouer. Entre Mohammed ben Salmane et Jamal Khashoggi, ce n’était pas le pot de fer contre le pot de terre, le dauphin tout-puissant contre l’intello armé de son seul courage. C’était, à travers eux, la guerre d’un clan contre un autre clan pour le contrôle de ce pays de 33 millions d’habitants, patrie des lieux saints de l’islam (La Mecque, Médine) et premier producteur mondial de pétrole, allié historique et protégé des Etats-Unis d’Amérique.

MBS naît le 31 août 1985, son père est l’un des frères du roi et il a reçu, comme les… 1000 princes qui forment le premier cercle, celui des princes ayant rang d’Altesses Royales, un poste important: vice-gouverneur de Riyad à 19 ans, puis gouverneur à 28 ans. Très proche de son père, il l’accompagne partout, découvrant avec lui l’art de gouverner. Diplômé de droit à l’Université de Riyad, il est marié à une seule femme, contrairement à ses proches qui pratiquent assidûment la polygamie, et il a quatre enfants, dont deux fils.

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Décontracté, charmeur, MBS dans le bureau de son palais où il passe ses week-ends, à Riyad. Luca Locatelli/INSTITUTE

Jamal Khashoggi, pour sa part, n’est pas n’importe qui. Sa famille est l’une des plus puissantes du pays. Son grand-père était médecin à la cour du roi Ibn Séoud, l’homme qui a fondé l’Arabie saoudite le 23 septembre 1932. Son oncle Adnan Khashoggi était un marchand d’armes célèbre qui a été, au début des années 1980, l’homme le plus riche du monde, avec une fortune évaluée à 4 milliards de dollars. Ami de tous les grands de la planète, il fréquente par exemple Ivana Trump, la première femme du président américain et mère d’Ivanka Trump, dont le mari, Jared Kushner, est devenu le grand ami de MBS. La sœur de son oncle Adnan est la mère de Dodi al-Fayed, l’amant de Lady Di, avec qui il trouvera la mort à Paris, le 31 août 1997.
Pour Mohammed ben Salmane, tout fier qu’on le surnomme MBS car ça fait américain, comme JFK, tout commence lorsque son père monte sur le trône, en janvier 2015. Le nouveau roi Salmane nomme son frère Muqrin comme prince héritier, mais, rompant trois mois plus tard avec l’ordre de succession traditionnelle, de frère en frère, il le destitue et nomme à la place son neveu, Mohammed ben Nayef. Il intronise surtout son propre fils, MBS, comme vice-prince héritier et ministre de la Défense. A 29 ans, MBS a un surnom qui trahit son tempérament colérique et incontrôlable: «l’ours lâché dans la nature». Comme tous les Saoudiens, il éprouve une énorme frustration en voyant que son grand rival régional, l’Iran chiite, n’en finit pas de marquer des points, que ce soit en Syrie, au Liban, en Irak. Impétueux, il décide d’attaquer le Yémen voisin, où une insurrection houthiste, proche de l’Iran, menace le pouvoir en place. Accueillie par les cris de joie à Riyad, l’intervention, déclenchée deux mois plus tard, tourne aussitôt au fiasco: des milliers de civils tués, une crise humanitaire monstrueuse, un échec militaire qui met au jour les limites de l’armée saoudienne.

Projet Vision 2030

Mais MBS n’est pas seulement un va-t-en-guerre, c’est aussi un homme qui fait preuve d’une audace incroyable pour imposer son pouvoir absolu. En quelques mois, il multiplie les coups d’éclat qui lui valent pêle-mêle des haines inexpiables et une image très flatteuse de libéral. Le 25 avril 2017, il annonce son grand projet, Vision 2030, élaboré par une armée de consultants occidentaux, comme McKinsey. Il s’agit de diversifier l’économie pour la rendre moins dépendante du pétrole. Il veut aussi desserrer l’étau des religieux wahhabites sur le pays. Le 21 juin 2017, il obtient de son père, le roi Salmane, qu’il le nomme prince héritier, éliminant ainsi le prince Mohammed ben Nayef. La mère de MBS est contre cette nomination et son propre fils la fait placer en résidence surveillée.

MBS est déterminé, impétueux. Le 5 juin 2017, il a décrété un embargo contre le Qatar, son petit voisin qui lui fait de l’ombre et qui va accueillir la Coupe du monde de football en 2022, ce qui le rend fou de jalousie. Proche de la confrérie des Frères musulmans, le Qatar est aussi en bons termes avec son autre ennemi juré, l’Iran. Toujours est-il que le boycott, un an après, est un échec patent, comme la guerre au Yémen. Mieux inspiré, MBS persuade ensuite, en septembre 2017, son père, le roi Salmane, d’accorder aux femmes le droit de conduire une voiture, une mesure symbolique mais révolutionnaire, qui est entrée en vigueur le 24 juin dernier. Un mois plus tard, en octobre, il accueille l’élite politique et économique du monde entier à l’hôtel Ritz-Carlton, à Riyad. «Nous n’allons pas passer trente années de plus de notre vie à nous accommoder d’idées extrémistes, nous allons les détruire maintenant», annonce-t-il à ses hôtes qui lui font un triomphe.

MBS serait-il enfin ce prince éclairé rêvé par l’Occident? L’opération séduction connaît un premier couac, le 4 novembre, quand MBS séquestre le premier ministre libanais, Saad Hariri, à son arrivée à Riyad et le contraint à lire une lettre de démission, et quand il embastille en même temps 300 princes, émirs, gouverneurs et hommes d’affaires dans le même hôtel Ritz-Carlton, sous prétexte de lutte contre la corruption. Parmi les victimes auxquelles il va confisquer plus de 100 milliards de dollars, on trouve le prince Al-Walid ben Talal, 63 ans, première fortune arabe avec près de 20 milliards de dollars; c’est un proche de Jamal Khashoggi à qui il a proposé de créer une chaîne de télévision. Tout cela n’empêche pas MBS d’effectuer quelques mois plus tard, en mars dernier, une tournée triomphale aux Etats-Unis, où il est accueilli comme un ami et comme un visionnaire par les plus grands noms de l’élite américaine. Fêté à l’étranger, il est pourtant redouté dans son pays, où les opposants sont systématiquement poursuivis, arrêtés, bâillonnés, quand ils ne disparaissent pas carrément. Plus de 2000 d’entre eux sont condamnés en quelques mois.

Bousculé par la vague d’indignation qui a saisi le monde après l’assassinat du journaliste rebelle, le pouvoir saoudien a annoncé, samedi dernier, la destitution de deux proches de MBS et l’arrestation d’une quinzaine de lampistes. Mais l’essentiel est ailleurs: le roi Salmane a surtout annoncé la création d’une commission chargée de réorganiser les services de renseignement, une commission qui sera dirigée par son fils, le prince héritier MBS. L’alliance père-fils tient toujours. Mohammed ben Salmane reste plus que jamais l’homme fort du royaume.

Par Habel Robert publié le 24 octobre 2018 - 15:03, modifié 18 janvier 2021 - 21:01