Une naissance de temps à autre entre des murs et un génocide en pleine nature. Tel est le destin que les humains réservent depuis des décennies à leurs vieux cousins des quatre espèces de grands singes. L’un des plus mal lotis est l’orang-outan, avec la déforestation obscène et continue en passe de scalper toute l’île de Bornéo. La primatologue de l’Université de Neuchâtel Emilie Genty est allée sur place il y a huit ans.
Pour une scientifique comme vous, est-ce une bonne nouvelle ou une simple anecdote, la naissance au Jardin des Plantes de cette petite femelle orang-outan?
Une naissance en captivité est toujours une bonne nouvelle. C’est un signe que les animaux captifs se portent bien. C’est d’autant plus vrai pour cette espèce dont les femelles ne font un petit que tous les sept à huit ans en moyenne.
Est-ce que ces naissances en captivité permettent aussi d’espérer sauver l’espèce en captivité et d’envisager leur réintroduction dans les forêts quand celles-ci seront enfin sanctuarisées et régénérées?
C’est une question délicate. Les animaux en captivité, cela permet notamment de sensibiliser le public au danger d’extinction qui menace certaines espèces. D’autre part, les zoos américains et européens ont développé des programmes d’échanges d’individus entre zoos permettant d’éviter la consanguinité et de favoriser le brassage génétique afin d’assurer la pérennité de l’espèce. Mais ces individus qui naissent en captivité ne sont pas destinés à être réintroduits dans leur habitat naturel. Les chances de réussite sont faibles. Le scénario d’une réintroduction post-catastrophe n’est donc pas crédible. La priorité absolue consiste donc à conserver les habitats naturels de ces espèces.
Et là le pessimisme est de rigueur, aussi bien en Asie qu’en Afrique. La disparition des orangs-outans, des chimpanzés, des gorilles et des bonobos n’est-elle pas au fond inéluctable?
Je ne peux me résoudre à admettre que tout soit perdu à court ou moyen terme. Je veux croire encore à une réaction des gouvernements concernés. Mais il faut faire vite, vu la vitesse à laquelle la situation se dégrade. Sinon, d’ici à cinquante ans et peut-être avant, il ne restera plus un seul orang-outan en liberté, et sans doute plus beaucoup de grands singes africains. Ce qu’il faut absolument comprendre, c’est que ces espèces sont aussi et surtout des emblèmes de leur habitat, des «espèces parapluies»: si elles disparaissent, c’est tout leur écosystème qui sera affecté et de nombreuses autres espèces animales et végétales disparaîtront dans leur sillage. Et puis, ces écosystèmes, principalement forestiers, sont indispensables pour nous aussi, les êtres humains, ne serait-ce que pour l’oxygène qu’ils produisent.
L’orang-outang est-il le moins «prestigieux» des quatre grands singes parce qu’il est celui qui a la plus lointaine parenté – 15 millions d’années – avec «Homo sapiens»?
Il n’y a bien sûr aucune pertinence à classer ainsi les grands singes, et même tout le vivant. L’intelligence consiste d’abord à s’adapter face à un problème pour survivre. Or, les orangs-outans sont de ce point de vue aussi intelligents que les trois autres espèces de grands singes et que l’homme. Et l’évolution ne distribue pas les espèces de manière pyramidale. Ce qui distingue vraiment l’orang-outan des autres grands singes, c’est son comportement solitaire alors que les trois espèces africaines vivent en groupes.
Et pourtant son comportement est complexe en dépit de sa sociabilité relativement faible. Incarnent-ils les bienfaits intellectuels de la solitude?
Ah ça, il faudrait pouvoir leur demander comment ils interprètent eux-mêmes cette dialectique entre sociabilité et indépendance! Mais ce qui est sûr, c’est que ce comportement plutôt solitaire complique les choses sur le plan de la reproduction. Les mâles n’ont pas plusieurs femelles à disposition et en permanence comme les grands singes africains.
Vous êtes allée observer des orangs-outans à Bornéo. Quelles impressions en avez-vous gardées?
L’arrivée en avion au-dessus de l’île fut un choc terrible. Cela date pourtant de huit ans déjà. Mais c’était un spectacle de désolation totale, ces palmeraies à perte de vue. Puis, quand je suis arrivée sur le site de recherche de ma collègue, j’ai pu aller observer un de ces grands singes dès mon arrivée. C’était très spectaculaire, ce gros animal orange qui nous menaçait par peur de notre présence. Il s’est éclipsé en une seconde et sans le moindre bruit. J’en ai vu d’autres les jours suivants, et à chaque fois c’était une grande émotion et un grand privilège.
Si les consommateurs boycottaient les produits industriels estampillés «graisse végétale», expression derrière laquelle se cache l’huile de palme, serait-ce une bonne riposte au saccage forestier de Bornéo?
C’est à double tranchant. J’ai personnellement totalement éliminé l’huile de palme de ma consommation personnelle. En tant que primatologue, c’était la moindre des choses. Mais c’est pour confirmer que c’est tout à fait possible. Le plus important et la meilleure solution me semblent pourtant être de consommer de manière écoresponsable, de cuisinier des produits frais et locaux, plutôt que de traquer partout l’huile de palme.
Que peut faire d’autre le citoyen lambda?
Soutenir des ONG engagées dans la préservation des grands singes. Je conseille personnellement aux gens de soutenir de petites ONG spécialisées, actives sur place, plutôt que de grandes ONG internationales.
Cela dit, c’est d’abord une responsabilité politique. Comment expliquer l’inertie scandaleuse des dirigeants?
Je me pose cette question en boucle. Je suppose qu’un petit nombre de gens décident des grandes options économiques mondiales et que les politiques sont obligés de se plier à cette vision économique, à cette fuite en avant.
Il est question de créer un statut légal de personne juridique à ces grands singes. Vous approuvez?
Oui, j’y suis favorable. Mais en même temps, cela me dérange qu’on en fasse en quelque sorte des privilégiés simplement parce qu’ils nous ressemblent. C’est le vivant dans son entier qui doit être enfin respecté.