C’est la plus prestigieuse exposition jamais organisée par la Fondation Beyeler. Avec un budget de 7 millions de francs, «Le jeune Picasso – Périodes bleue et rose» réunit 75 œuvres, assurées pour quelque 4 milliards de francs. Une seule de ces toiles, «La fillette au panier de fleurs», dont L’illustré a suivi le minutieux accrochage, a changé de propriétaire au mois de mai de l’année dernière, passant de la collection de Peggy et David Rockefeller à celle du milliardaire monégasque David Nahmad contre 115 millions de dollars!
Pour réunir de telles œuvres comptant parmi les plus célèbres de l’art moderne, Raphaël Bouvier, conservateur à la Fondation Beyeler et commissaire de l’exposition, a travaillé quatre ans, en collaboration avec le Musée d’Orsay et le Musée national Picasso-Paris. Ensemble, ils ont réussi à convaincre 41 prêteurs dans 13 pays, des collectionneurs privés et 28 musées, dont ces tableaux font partie des trésors et sont donc, pour la plupart, très rarement prêtés.
Découvrir Paris
Mais peu importent les chiffres! L’exposition, sublimée par un accrochage plein d’espace sur des murs immaculés, est littéralement bouleversante, dès la première des dix salles organisées de façon chronologique.
1901. Pablo Ruiz Picasso aura 20 ans en octobre. Son extraordinaire coup de crayon et ses premières libertés prises avec l’académisme ont déjà été remarqués et l’une de ses toiles, «Derniers moments», a été exposée dans le pavillon espagnol de l’Exposition universelle qui s’est tenue l’année précédente à Paris. Picasso s’y était rendu en compagnie d’un ami peintre, Carlos Casagemas. Les deux jeunes avaient prolongé leur découverte de la ville et de ses artistes en s’installant pour quelques mois sur la butte Montmartre, dans un quartier aux maisons délabrées, aux rues malfamées, mais où résidait déjà une petite communauté d’émigrés espagnols, artistes et anarchistes. C’était la bohème, mais c’était aussi le Paris de la Belle Epoque.
L’œil électrisé par la Ville Lumière (l’Exposition universelle est la première manifestation du monde entièrement éclairée à l’électricité), Picasso se révèle immédiatement d’une créativité impétueuse, peignant plusieurs œuvres par jour (en réalité plutôt la nuit), sur des toiles sinon des cartons, parfois recto verso quand les supports viennent à manquer.
Peindre tout
N’ayant pas encore eu le temps de se forger un style, Picasso, porté par un talent sans limites, emprunte à tous ceux qu’il admire: Monet, Pissarro, Degas, Delacroix ou Manet. Clairement influencé par Van Gogh et Toulouse-Lautrec, il peint la vie quotidienne, les cafés, les spectacles, les femmes… Parmi celles qui posent parfois pour ces artistes régulièrement fauchés: une certaine Laure Gargallo, réputée coquette, un brin volage, d’origine espagnole, mais qui se fait appeler Germaine et dont Casagemas tombe éperdument amoureux.
Plusieurs fois éconduit et souffrant d’impuissance, le malheureux sombre alors dans l’alcool et une profonde dépression dont son ami Pablo n’arrive pas à le tirer, même après l’avoir fait rentrer en Espagne en sa compagnie… Le 17 février, revenu seul à Paris, Casagemas, après avoir tenté de tuer Germaine, se suicide d’une balle dans la tête.
Parmi les toiles clés exposées à la Fondation Beyeler, La mort de Casagemas et Casagemas dans son cercueil rappellent combien cette mort bouleverse alors Picasso.
Malgré ce drame, le 25 juin 1901, c’est aussi, dans la galerie du célèbre marchand Ambroise Vollard, le vernissage de sa première exposition parisienne: 64 œuvres, des peintures et des dessins, parmi lesquels les joyeuses danseuses du Moulin Rouge ou le fabuleux autoportrait «Yo Picasso», brossés de couleurs chaudes et vives comme au sortir des tubes.
Bien visible avec le recul de l’historien de l’art, la couleur bleue apparaît quelques semaines plus tard sur la palette de Picasso et devient rapidement dominante sur ses toiles. Froide, grise, triste, elle souligne dramatiquement les questions existentielles auxquelles le jeune artiste sera désormais confronté jusqu’à sa mort, le 8 avril 1973 à Mougins: le destin, l’amour, la sexualité, la vie.
Durant ces quelques mois d’une intensité exceptionnelle, Picasso s’affranchit de tous les styles qu’il a déjà explorés pour mieux découvrir le sien. Et cette couleur bleue de donner son nom à la «première période» de l’artiste qui, ce même été 1901, abandonne ses prénoms Pablo Ruiz pour signer ses œuvres simplement Picasso. A propos de sa destinée, l’anecdote qu’il rapportera quelques années plus tard résume bien la vocation qui l’habite depuis qu’il a commencé à peindre à l’âge de 8 ans: «Ma mère me disait: 'Si tu deviens soldat, tu seras général, si tu deviens prêtre, tu seras pape.' Comme j’ai voulu être peintre, je suis devenu Picasso.»
Particulièrement bien représentée à Bâle, sa galerie de personnages reflète dès lors une humanité plus souffrante. Prostituée, prisonnière, «La buveuse assoupie», «La femme assise au fichu» ou encore «L’aveugle prenant son repas», tous tête baissée, les yeux clos ou simplement absents, imposent un profond sentiment de mélancolie. Muettes, ces œuvres sont toutes chargées de mystère et d’ambiguïté, à l’image de «La Célestine», dont l’œil aveuglé par un glaucome suscite immédiatement la pitié, tandis que l’histoire nous apprend qu’elle était une entremetteuse de fort méchante réputation.
Retour au rose
Une autre œuvre donne sa force exceptionnelle à l’accrochage bâlois: «La vie», achevée en 1903 et dont le Musée d’art de Cleveland a exceptionnellement consenti à se séparer pendant quelques mois. Où l’on retrouve Carlos Casagemas, la tempe droite marquée d’une tache funeste, nu, au bras de sa malheureuse maîtresse nue elle aussi, les deux face à une femme âgée portant un enfant dans ses bras… Plus d’un siècle après avoir été peint, ce chef-d’œuvre tout empreint de symbolisme demeure une énigme, dans laquelle il est extraordinairement bouleversant de plonger le regard.
Après de nombreux allers-retours entre l’Espagne et Paris, Picasso s’installe définitivement en France en 1904, dans un atelier du fameux Bateau-Lavoir, une cité d’artistes située 13, place Goudeau à Montmartre. C’est à cette époque qu’il rencontre Fernande Olivier, qui devient sa compagne et sa muse.
Dans «Picasso et ses amis» (Stock, 1933), elle se souvient: «Je rencontrais Picasso comme je rentrais chez moi un soir d’orage. Il tenait entre ses bras un tout jeune chat qu’il m’offrit en riant, tout en m’empêchant de passer. Je ris comme lui. Il me fit visiter son atelier. […] Je fus étonnée par l’œuvre de Picasso. Etonnée et attirée. Le côté morbide qui s’en dégageait me gênait bien un peu, mais me charmait aussi. C’était la fin de «l’époque bleue». De grandes toiles inachevées se dressaient dans l’atelier où tout respirait le travail: mais le travail dans quel désordre…»
Palette renouvelée
D’une salle à l’autre, l’exposition révèle tout en douceur comment, dès l’été 1904, la palette du peintre se renouvelle de nouveau, le bleu cédant progressivement la place à des tonalités plus gaies d’ocres et de roses.Parmi les œuvres les plus reproduites de la période rose, les arlequins, les saltimbanques, des artistes de cirque et leur singe. Mille fois vues, cartes postales ou vignettes dans les dictionnaires, ces œuvres révèlent en vrai leurs incomparables nuances et toute leur délicatesse.
Dans la dernière salle d’exposition, six ans seulement ont passé. Ils ont été d’une créativité folle, d’une liberté qui va révolutionner la peinture et la sculpture. Aux dernières cimaises, des portraits préparatoires de celles qui, en 1907, deviendront «Les demoiselles d’Avignon». Picasso a alors 26 ans et il est sur le point d’inventer le cubisme.
>> Le jeune Picasso – Périodes bleue et rose: Fondation Beyeler, Riehen/Bâle, jusqu’au 26 mai, www.fondationbeyeler.ch