Deux cerveaux surpuissants, deux passions convergentes, deux amis sincères dirigent aujourd’hui les deux grandes universités scientifiques de Suisse: le Zurichois Martin Vetterli préside l’EPFL depuis 2017 et le Fribourgeois Joël Mesot est à la tête de l’EPFZ depuis 2019. A eux deux, ils chapeautent 34 000 étudiants et doctorants et près de 860 professeurs. «Notre job est un honneur. Mais c’est aussi une responsabilité», disent-ils en chœur.
De fait, les citoyens ne mesurent sans doute pas à quel point la place de la petite Suisse dépend de l’excellence de ces deux institutions dans un monde en compétition acharnée. Les deux patrons tiennent à le faire mieux savoir. Raison pour laquelle ils ont invité L’illustré et la Schweizer Illustrierte à les rejoindre quelques heures sur ce toit de la recherche scientifique en Europe qu’est l’observatoire du Sphinx, perché à 3571 mètres entre la Jungfrau et le Mönch, au lendemain d’une randonnée en haute montagne.
Premier thème abordé: l’incontournable coronavirus. Les deux EPF, en dépit des contraintes handicapantes du confinement, ont lancé 16 de leurs départements dans l’étude de ce fléau et le développement d’outils de riposte face à cette crise sanitaire. «La crise du Covid, c’est la science en marche, explique Martin Vetterli. On essaie de comprendre et de trouver les bonnes réponses, en l’occurrence avec un degré d’urgence inédit.» «Et je peux affirmer que le défi de l’urgence a été réussi, souligne Joël Mesot. C’est incroyable à quel point nos chercheurs se sont mobilisés.» «Oui, nous avons démontré à Zurich et à Lausanne que nous étions prêts à relever un tel défi, même dans des conditions de travail péjorées. S’il y a bien une période où je n’avais pas le moindre doute sur les raisons de me lever pour aller travailler, c’est durant cette crise», ajoute le patron de l’EPFL.
La plus médiatisée des réponses des EPF à ce virus, c’est l’application SwissCovid. Un succès technologique éclatant qui, même si cet outil a encore un potentiel d’acceptation plus élevé, a été téléchargée par 25% des citoyens, soit sensiblement plus que dans d’autres pays européens. «Il faut se rendre compte qu’un groupe de chercheurs de nos deux écoles a réussi l’exploit de développer en six semaines seulement un algorithme offrant des garanties de confidentialité d’une qualité telle qu’Apple et Google s’en sont inspirés pour modifier leur propre système d’exploitation. C’est du jamais-vu!» s’exclame le boss de Lausanne. Son homologue de Zurich renchérit: «Aucune université américaine n’a réussi à faire cela. De nombreux pays reprennent notre protocole. Ce succès ne tombe pas du ciel. En outre, nous avions créé ensemble un master en cybersécurité et noué des contacts étroits avec Google, Apple et l’Europe.»
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Mais pas question pour autant de leur souhaiter l’apparition d’un nouveau virus pour entretenir la motivation de leurs chercheurs: «Non! Cette crise nous a certes encouragés à nous surpasser, nous a permis aussi de bien travailler depuis chez soi, mais elle nous pose bien sûr et surtout des problèmes d’une complexité et d’une gravité extrêmes, constate Joël Mesot. Par exemple les nouveaux étudiants, qui ont fini leur gymnase dans ce contexte pénible de confinement, nous espérons pouvoir les accueillir cet automne dans des conditions aussi normales que possible. Malheureusement, rien n’est encore certain.»
Martin Vetterli estime de son côté qu’une sorte de second Covid existe déjà, mais d’une tout autre nature et qui sévit sur une tout autre temporalité: «Le deuxième fléau majeur et global auquel nous devons répliquer sur le plan scientifique, c’est le réchauffement climatique. Mais la réponse n’est pas seulement scientifique, elle est aussi politique et économique. Il faudrait notamment établir un marché des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial, ou au moins continental.» «La crise financière de 2009 a malheureusement occulté les thèmes et les impératifs écologiques. La transition vers une économie écologique en a souffert», ajoute son collègue.
Enfin, la grande échéance de cet automne pour la recherche scientifique suisse, ce sera la votation du 27 septembre sur la limitation de la libre circulation. Les deux présidents redoutent de revivre l’expérience pénible de 2014, quand l’initiative «Contre l’immigration de masse» avait passé et donc écarté du jour au lendemain les universités suisses de nombreux projets européens. «Sur un thème aussi capital que celui de l’énergie, par exemple, les liens avec l’Union européenne sont absolument centraux, avertit Joël Mesot. Parce que c’est avec nos voisins directs que nous développerons le futur réseau électrique intelligent, pas avec les Etats-Unis ou la Chine.»
Martin Vetterli ne dit pas autre chose quand il se remémore le choc de 2014. Il était alors président du Conseil national de la recherche du Fonds national suisse (FNS) et avait amèrement regretté une communication trop timide sur les conséquences néfastes de cette votation pour la place scientifique.
Mais la science et les technologies de pointe, n’est-ce pas en Asie qu’elles se développent désormais, plus précisément en Chine? Est-il raisonnable à cet égard d’accueillir actuellement tant d’étudiants chinois dans les EPF, au risque d’accélérer ce changement de leadership? Pour Martin Vetterli, «la Chine retrouve sa juste place scientifique au regard de l’histoire. Quant aux étudiants chinois venant chez nous, leur excellence est une plus-value pour nos écoles. Et cet accueil n’est pas à sens unique. Des étudiants suisses vont eux aussi étudier en Chine et ces échanges jouent un rôle important dans le maintien de la paix.»
Mais il est temps pour les deux présidents de reprendre le vénérable train à crémaillère, de redescendre en plaine et de se séparer, l’un en direction de Lausanne, l’autre vers Zurich. Ils se reverront prochainement en visioconférence.