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Interview

Joël Dicker: «La réalité est l’ennemie de la fiction»

Joël Dicker signe «Un animal sauvage», thriller autour d’un braquage à Genève. Pour le mettre dans la peau du protagoniste du roman, le Groupe d’intervention de la police genevoise l’a initié aux exigences du métier. Nous l’avons suivi dans des exercices à donner le vertige.

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A l'occasion de la sortie d' «Un animal sauvage», Joël Dicker a été initié à l'exercice du braquage par le Groupe d’intervention de la police genevoise

A l’hôtel de police de Genève, Joël Dicker expérimente les techniques de rappel du groupe d’intervention aux côtés de Roméo*, policier pédagogue qui a enseigné son métier à l’écrivain durant un après-midi.

Gabriel Monnet

Il dépasse certains d’entre eux d’une tête. Pourtant, c’est lui qui est impressionné. L’écrivain genevois Joël Dicker a passé un après-midi en compagnie des hommes du Groupe d’intervention de la police genevoise (GIPG). L’idée: se glisser dans la peau du héros de son nouveau roman, «Un animal sauvage», paru aux Editions Rosie & Wolfe le 27 février. Ces policiers, lourdement armés et cachés derrière leur cagoule, ont accueilli Joël Dicker dans leurs locaux pour une série d’exercices. Et si enfoncer une porte à grands coups de bélier métallique ne lui a pas fait peur, la descente en rappel aura créé quelques sueurs froides.

Roméo*, membre du GIPG, s’est mué en coach pour l’occasion. Avec patience, et une certaine fierté que l’on devine dans son sourire, le policier explique les manœuvres de sécurité et fait la démonstration des gestes à effectuer pour une descente le long de la façade d’entraînement. «Ça va?» demande-t-il à plusieurs reprises. «Super!» répond Joël Dicker d’une voix où transparaît la nervosité. Il garde les yeux fixés sur ce flic qui a su le mettre en confiance. Une fois équipés, Roméo et un autre collègue se jettent eux aussi dans le vide. A petits pas contre le mur, le trio progresse vers le sol. «Franchement, bravo!» lance Roméo lorsque l’écrivain est de retour sur la terre ferme.

Franchement, bravo, c’est également ce que l’on pourrait dire de son nouveau roman. Dans ce thriller situé principalement à Genève, il est question du braquage d’une bijouterie de la rue du Rhône. Si le récit est construit autour de ce fait divers, il n’en demeure pas moins gorgé de détails et de rebondissements. Les personnages se révèlent au fil des pages, prouvant qu’il est dangereux de se fier aux apparences. Dans ce décor: deux couples. Arpad et Sophie attirent toutes les convoitises. Elle, brillante avocate, femme magnifique, mère attentionnée. Lui, banquier à succès, sportif au corps de rêve, papa poule. L’autre couple en est, à première vue, l’opposé total. Karine, vendeuse dans une boutique, est une mère de famille débordée. Quant à Greg, il trompe son épouse en espionnant la voisine. Il porte aussi l’intrigue sur ses épaules, avec l’uniforme du GIPG. C’est dans ses pas que Joël Dicker a marché à l’hôtel de police de Genève. Après la descente en rappel, place à l’interview en salle d’audition.

 
 
 
 
A l'occasion de la sortie d' «Un animal sauvage», Joël Dicker a été initié à l'exercice du braquage par le Groupe d’intervention de la police genevoise

Peu rassuré au moment de s’élancer dans le vide, Joël Dicker écoute attentivement les derniers conseils des policiers.

Gabriel Monnet

- Comment avez-vous vécu cette immersion aux côtés du GIPG?
- Joël Dicker: C’est hyper-impressionnant de voir ça en vrai. Ils ont des gabarits imposants. On imagine l’effet dissuasif que ça peut avoir quand on se retrouve en face d’eux. Là, on est dans une ambiance détendue et sympa, mais déjà on sent les mecs, quoi… Pour moi, la partie la plus impressionnante a été le rappel. Je ne pensais pas le faire. J’ai très peur du vide, c’est quelque chose d’impossible pour moi. Mais là, avec l’esprit d’équipe, la camaraderie… On sent que ces hommes forment une vraie unité. Je me suis senti en confiance.

- Vous dites ne jamais vous renseigner sur le sujet de vos livres avant d’écrire. Est-ce que, cette fois, l’expérience va vous inspirer?
- Non, même si je trouve génial de pouvoir entrer dans cet univers très fermé, très secret. En plus, cela a une grande signification pour moi parce qu’on est dans un livre sur les apparences. Quand on est face à une unité d’hommes cagoulés, équipés, armés, on est dans un jeu d’apparences. Et ça ne m’a pas du tout donné envie de me renseigner plus pour un roman. «Un animal sauvage», c’est vraiment un roman de fiction et la réalité est l’ennemie de la fiction. Quand vous commencez à vous renseigner un peu, que vous le vouliez ou non, vous allez vous sentir soit coincé, soit inspiré. Donc si je me mets à imaginer quelqu’un comme ci ou comme ça, qui par hasard ressemble à quelqu’un de déjà vu, est-ce que c’est conscient ou inconscient? Je trouve que la réalité n’est pas bonne à prendre quand on écrit de la fiction, parce que ça bride le plaisir d’inventer. Un plaisir que je revendique.

- Dans votre dernier roman, il y a deux couples, Arpad et Sophie, qui semblent former le couple parfait, alors que Greg et Karine, eux, aimeraient être parfaits. Parlez-nous de ce jeu de miroirs entre les deux.
- Le couple parfait, c’est vous qui le dites. C’est comme ça qu’on les perçoit, ce n’est pas comme ça qu’ils se présentent. Ils n’ont pas cette volonté d’être dans les apparences. Ils ont, par leur façon d’être et par ce qu’ils évoquent chez les autres, une image de couple parfait. Karine et Greg se disent qu’ils sont heureux, ils sont beaux, ils ont des boulots qui marchent bien, ils ont des enfants parfaits… Mais parfait, ça veut dire lisse, au fond. Ça veut dire sans aspérités, sans difficultés. Ils ont toujours les mêmes envies au même moment, ils ne s’engueulent jamais. Cette perfection, c’est un mirage sur lequel on ne construit rien. Quand on est face à une difficulté et qu’on parvient à la dépasser, c’est là que ça nous définit vraiment. Par quels moyens fait-on face à ce problème? Est-ce qu’on est capable d’être flexible, de proposer une voie tierce? Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise piste, il y a simplement des choix qu’on fait, des comportements qu’on a, et qui nous définissent comme individus et en collectivité.

- A propos d’apparences, on remarque que vos personnages ressemblent à des archétypes, du moins au début du livre. La belle avocate, la femme au foyer malheureuse, le riche banquier, le policier mystérieux. Comment faites-vous pour écrire ce genre de personnages sans en faire des clichés?
- Parce que les archétypes, c’est toujours ce par quoi on commence. Dans la vie de tous les jours, on ne sait pas très bien qui est qui, alors on devine, on essaie de s’accrocher à ce qu’on voit. D’ailleurs, c’est marrant parce que, quand je suis arrivé, j’ai vu votre photographe avec un pantalon gris, des baskets, une bonne carrure. Au début, je le vois et je me dis: «Sûrement un mec du GIPG.» Donc ça, c’est les apparences, les archétypes qu’on se crée sur le moment. On est toujours occupé à faire une analyse de celui ou celle que l’on a en face de nous. Un personnage de roman, ça fonctionne de la même manière. C’est l’image qu’ils renvoient: elle est avocate, il est banquier, ils ont une belle baraque, une grosse bagnole… Karine (l’autre personnage, ndlr) ne les apprécie pas au début. Et puis elle découvre qui ils sont vraiment et, là, un lien se crée avec cette femme qu’elle n’aimait pas.

- Il y a une histoire de gobelet isotherme, au début du roman, qui amène un peu d’humour dans cette intrigue plutôt dense. Vous semblez apprécier ce genre de détails…
- La vraie vie, au fond, ce sont les détails. C’est ce qui compte dans notre comportement au quotidien, dans ces petits moments-là. Et merci de le relever parce que c’est ça qui me plaît, justement. L’idée du gobelet isotherme ne m’est pas venue subitement. Dans la construction du personnage, si elle achète ce gobelet, c’est parce que je veux montrer qu’elle est attentive. Ce personnage, Karine, on sent qu’elle est maladroite, même si elle veut bien faire. Elle entend que Sophie n’a jamais le temps de boire son café et se dit: «Il suffirait qu’elle ait un gobelet.» Mais cet objet devient un poids. Elle se demande quand et comment l’offrir. Au fond, c’est très sympa d’acheter un gobelet comme ça, c’est hyper-touchant, mais elle se complique beaucoup la vie.

 
A l'occasion de la sortie d' «Un animal sauvage», Joël Dicker a été initié à l'exercice du braquage par le Groupe d’intervention de la police genevoise

La porte verrouillée ne résistera pas à plus de deux coups du bélier en métal projeté par l’élan des deux hommes.

Gabriel Monnet

- Une autre chose qui vous définit, c’est qu’il n’y a pas beaucoup de sang dans vos livres.
- Non, ça, jamais. Je déteste le sang. Pas personnellement, la vue du sang ne me choque pas. Mais comme lecteur – quand j’écris, je suis aussi mon premier lecteur – voir du sang partout, des entrailles, des boyaux, ça ne m’apporte rien. Je n’ai pas besoin de ce genre de descriptions, je n’aime pas le gore. Je pense qu’on est dans un monde où l’imaginaire a été beaucoup sali par des images vraies, ultra-violentes, qu’on montre partout. C’est fou, on a accès à des images complètement dingues, que les gens prennent de n’importe quelle scène. C’est insupportable d’être constamment face à ça, contre son propre gré. Quand quelqu’un publie ou envoie une vidéo, on n’a pas envie de voir ça. Et moi, ça ne m’intéresse pas de le mettre dans mes livres.

- Votre maison d’édition a été lancée il y a deux ans. Comment gérez-vous aujourd’hui votre rôle d’éditeur?
- Je ne suis pas éditeur. J’ai monté une maison d’édition, certes, mais j’ai une équipe qui gère l’essentiel de ce qui doit être géré. C’était important pour moi, depuis toujours, de continuer à écrire. Chez de Fallois, mon éditeur originel, et même après sa mort, j’étais très impliqué dans la gestion des droits étrangers, de la fabrication des livres, des images sur les couvertures, etc. Je me suis retrouvé dans une position où je faisais beaucoup et je n’avais pas la légitimité de le faire, puisque j’étais uniquement auteur. Paradoxalement, depuis que je suis mon propre éditeur, la majeure partie de ces tâches, pour lesquelles j’opérais déjà, sont beaucoup plus faciles.

- Sur le site de la maison, il y a un plaidoyer pour la lecture et un blog avec des conseils d’écriture. Comment vous sentez-vous face à l’essor de l’intelligence artificielle? Pensez-vous que c’est une menace pour l’écriture ou la lecture?
- Je trouve qu’on pose toujours la question à l’envers. On se sent toujours agressé par cet extérieur, mais il a une emprise sur nous que parce qu’on le veut bien. Ce qui m’inquiète, ce n’est pas l’IA ou les réseaux sociaux. Ce qui m’inquiète, c’est la posture de non-responsabilité dans laquelle nous nous mettons. On se sent vulnérable, attiré, obsédé par ça. C’est très bien d’avoir son téléphone dans la poche et de jouer à un jeu ou de regarder des vidéos sur Instagram. La question, c’est ce que vous faites d’autre. C’est très bien d’avoir de l’IA, c’est formidable et complètement fou ce qu’on arrive à créer. Mais la question, c’est ce qu’on en fait. On devrait être capable de se déterminer.

- Et vous, justement, qu’en faites-vous?
- De l’IA? Pas grand-chose! J’ai regardé une ou deux fois pour faire des images et je trouvais ça extraordinaire. Je n’en fais rien, mais je devrais m’y mettre un peu. Je partage le postulat de Maryanne Wolf dans son essai «Lecteur, reste avec nous!» (paru en août 2023 aux Editions Rosie & Wolfe, ndlr). Elle dit qu’on doit être bilingue comme lecteur et utilisateur des outils informatiques qu’on a aujourd’hui. Bilingue comme un enfant qui grandit dans une famille où papa parle une langue et maman une autre, et qui est complètement capable et agile dans ces deux langues. On devrait être capable de coder, de faire de l’IA ou du montage. Choses que je maîtrise mal. Ce n’est pas bien, car il faut vivre avec son temps. Mais il faut aussi vivre avec cette urgence, cette indispensable nécessité de lire, de lire, de lire!

*Prénom d’emprunt.

Par Sandrine Spycher publié le 10 mars 2024 - 07:19