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Fête des vignerons 2019

José Romanens, Lyoba de frère en frère

Quarante-deux ans après son célèbre frère Bernard, José interprétera le «Ranz des vaches» à la Fête des vignerons 2019. Il ne cache pas l’émotion que représente ce défi. Rencontre et souvenirs.

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José, avec la photo de Bernard, sur fond de Moléson. Quand il entrera dans l’arène l’an prochain, il demandera l’aide de son célèbre aîné. Julie de Tribolet

La célébrité de son frère, José Romanens ne l’a pas vraiment perçue à l’époque: «Bernard non plus d’ailleurs, c’était quelqu’un de modeste qui n’a jamais attrapé la grosse tête.»

Il y a de l’émotion dans l’air dans ce carnotset de jardin, véritable musée à la gloire de son aîné, où tout rappelle ce petit armailli descendu un jour de son alpage pour entrer dans la lumière d’une fête. Son interprétation du fameux Ranz des vaches à la Fête des vignerons 1977 a flanqué pour l’éternité la chair de poule à des dizaines de milliers de spectateurs. Une voix mâle et douce à la fois, un coffre, de la puissance… avec ses «lyoba» lancés vers le ciel, on n’était plus dans le simple folklore mais dans le rite, l’incantation, un cri venu des tripes pour exalter l’attachement à sa terre. Ce qui explique certainement que Bernard Romanens, décédé en janvier 1984, est resté une figure légendaire du canton de Fribourg, au même titre qu’un Jo Siffert ou un Jean Tinguely. Sa mort prématurée à l’âge de 37 ans a encore figé le mythe.

Alors, oui, il y a de l’émotion à l’idée que José, 58 ans, l’avant-dernier d’une fratrie de six frères, a été choisi avec dix autres ténors pour interpréter, quarante-deux ans plus tard, ce fameux chant populaire à la prochaine Fête des vignerons. Ainsi en a décidé le conseil artistique de la Fête. Pas de soliste vedette lors des futures 19 représentations du 18 juillet au 11 août 2019, mais une sacrée pression tout de même sur les épaules de ce responsable de la voirie de Marsens. Il dit ne pas réaliser encore tout à fait ce qui lui arrive. «Je n’osais pas ouvrir la lettre du conseil après les sélections, c’est ma femme qui l’a ouverte et m’a annoncé la bonne nouvelle.»
A côté de la villa de José, la maison familiale où il a grandi avec Bernard et ses frères. «On chantait tout le temps à la maison. Bernard nous donnait souvent des conseils, surtout le 1er mai quand nous partions chez les gens chanter de vieux chants que notre maman nous avait appris.»


José a déjà participé comme choriste à la Fête de 1999 avec le chœur des Armaillis de l’Echo. Il chante à ce jour dans le Chœur de Candy et n’a bénéficié, assure-t-il, d’aucun favoritisme en raison de son nom. «La première sélection était anonyme et à l’aveugle. J’avais le numéro 13, ça m’a porté chance. Avant de chanter, j’ai demandé à Bernard de me donner un petit coup de main. Je suis sûr qu’il m’a aidé!»


Ils étaient 90 à postuler. Le Chupya pantè (sobriquet des habitants de Marsens) avait bien évidemment été sollicité par des copains de se présenter. Dans ce bout de canton fribourgeois où le ténor est le roi, en tout cas de la mélodie, José peut se targuer d’un joli timbre de voix et d’une solide expérience musicale. Mais attention, pas question de faire du copié-collé fraternel. «Ma voix est différente de celle de Bernard. D’ailleurs on n’a pas le même timbre. Notre point commun, qu’on partage avec mes frères (deux chantent dans le chœur des Armaillis), c’est qu’on fusionne bien.»


Fusionner, c’est important. Surtout avec ce choix artistique de privilégier un groupe plutôt qu’un soliste. La vedette principale, ce sera le Ranz des vaches dont la version 2019 devrait se rapprocher de celle de l’abbé Bovet. Un chant si emblématique que même Jean-Jacques Rousseau l’avait inscrit dans son Dictionnaire de musique. «[...] cet air [était] si chéri des Suisses, qu’il fut défendu, sous peine de mort, de le jouer dans leurs troupes, parce qu’il faisait fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui l’entendaient tant il excitait en eux l’ardent désir de revoir leur pays», écrivait-il.

Une gloire vorace

Jean Steinauer, qui fut journaliste au journal La Gruyère et fin connaisseur des mœurs de son canton, avait écrit que Bernard Romanens était «mort de n’avoir pas compris les enjeux de pouvoir d’un chant d’armaillis». Il persiste aujourd’hui à penser que l’homme a été dépassé par l’ampleur de son succès.

«C’est vrai qu’il était très demandé, il avait toujours peur de contrarier quelqu’un, il n’aimait pas dire non», confie son frère. La photo de Bernard Romanens avec barbe et bredzon a fait le tour du monde: sur des tasses, des cartes postales. «Il y avait même des plaques de beurre avec son portrait», précise José en montrant au mur du carnotset les peintures de l’armailli offertes par ses admirateurs.


Il entonnait son fameux chant au mariage d’un copain, à l’église, dans les homes pour personnes âgées, à l’hôpital ou dans des soirées privées pour PDG qui préféraient offrir à leurs épouses un Ranz des vaches plutôt qu’un rang de perles. A chaque fois, le petit armailli y mettait son cœur et ses tripes. «Il n’osait pas demander de l’argent, une des rares fois où il l’a fait, on l’a critiqué et il en a souffert.»


Bernard Romanens aura chanté 40 fois avec le célèbre ensemble La Landwehr «sans qu’il y ait jamais aucune routine dans son interprétation», notait Jean Balissat, son directeur et compositeur de la Fête de 1977. Le Gruérien a même chanté en Chine, apprenant un couplet du Vieux chalet en mandarin. L’armailli chanteur ne mettait qu’un bémol à son engagement: qu’il ne lèse pas ses bêtes. Quand on lui propose d’aller chanter aux USA, il aura ces mots: «Faudra voir, je ne peux pas laisser mon troupeau comme ça.»


Dans le livre hommage Adieu à... Bernard Romanens paru après sa mort, un de ses amis raconte cette anecdote: à la mort d’un chanteur célèbre, Romanens lui avait confié: «C’est beau la gloire, mais me permettra-t-elle de vivre longtemps et heureux?»
Le petit fromager s’est éteint soudainement le 30 janvier 1984 dans la chambre de la laiterie de Villarimboud où il travaillait l’hiver à la fabrication de ce gruyère d’alpage si savoureux. Les circonstances exactes de son décès resteront un mystère. On l’a retrouvé inanimé sur son lit, le porte-monnaie ouvert à ses côtés. Il avait l’habitude, lit-on encore dans l’ouvrage, d’y ranger ses pilules contre l’épilepsie, un mal dont il souffrait depuis son enfance. «Je me rappelle que ma mère était toujours inquiète quand il partait à l’étranger. Elle connaissait sa fragilité», avoue son cadet, avec pudeur, précisant qu’on ne parlait pas tant de ces choses-là à l’époque.

Romanens s’en est allé en laissant sa compagne, une serveuse rencontrée au col de Jaman, enceinte de quelques mois. Marie-Hélène, leur fille, n’a jamais connu ce célèbre papa que par les récits qu’on lui en a faits. «Nous avons toujours gardé contact, poursuit José. Elle est venue m’écouter chanter le Ranz des vaches à Bâle en 2010.» En 1999, la jeune fille, qui vit dans les Grisons, apprenait le français à Montreux. «Elle était présente à la Fête des vignerons, c’était émouvant, elle a pu se rendre compte combien le souvenir de son papa était encore vivant.» Il espère bien que sa nièce sera présente à la prochaine et se réjouit en tout cas de commencer les répétitions à la fin de l’année sous la direction de Nicolas Fragnière. Et puis, le 19 juillet 2019, quand il s’agira de pénétrer dans cette arène de 20 000 places, José Romanens ne le cache pas, l’émotion sera à son comble. «Ce jour-là, je demanderai encore une fois à Bernard de me donner un coup de main depuis le ciel!» 

Par Baumann Patrick publié le 7 juin 2018 - 11:19, modifié 18 janvier 2021 - 20:59