Va-t-il se résigner finalement, comme le dit la rumeur, à un exil doré, mais infiniment triste, en République dominicaine, auprès de son vieil ami Pepe Fanjul, l’homme le plus riche de l’île? Décidera-t-il au contraire de rester jusqu’au bout en Espagne, ce pays dont il fut le monarque pendant trente-huit ans, même s’il risque d’y être inquiété pour de présumés délits financiers?
A 82 ans, Juan Carlos Alfonso Victor Maria de Bourbon et Bourbon des Deux-Siciles, son titre officiel et complet, l’homme qui a rétabli la monarchie et la démocratie en Espagne en 1975, puis qui les a défendues contre une tentative de coup d’Etat militaire, le 23 février 1981, avant d’abdiquer, le 18 juin 2014, au profit de son fils, l’actuel roi Felipe VI, se débat aujourd’hui dans un étau qui se resserre inexorablement. Aimé et adulé autrefois par son peuple, il est désormais en butte à une hostilité générale, amplifiée par les réseaux sociaux.
Agé et très affaibli par des problèmes de santé à répétition, le roi émérite Juan Carlos est devenu silencieux et discret, quasiment invisible. Retiré de la vie publique, il n’est plus que l’ombre de lui-même, un monarque qui fut glorieux mais qui n’aspire plus désormais qu’à «dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde», comme disait Baudelaire dans un poème célèbre. Largement déconsidéré, parfois honni, il incarne aussi une famille royale qui, après avoir longtemps fait la fierté des Espagnols, par sa joie de vivre et son élégance, se retrouve aujourd’hui déchirée et meurtrie: séparé de son épouse, la reine Sofia, Juan Carlos est aussi en mauvais termes avec ses deux filles, Elena, 56 ans, et Cristina, 55 ans. Et il est même boycotté, depuis cette année, par son propre fils et successeur, le roi Felipe, qui lui a retiré ses fonctions protocolaires et a même érigé, disent ses proches, «un mur de Berlin» pour ne plus avoir le moindre contact avec lui.
Violence et injustice d’un destin sans pareil, enraciné dans les entrailles sanglantes de la première moitié du XXe siècle – la guerre civile espagnole du 17 juillet 1936 au 1er avril 1939, la Deuxième Guerre mondiale – et qui s’est prolongé ensuite, sur un tout autre registre, plus paisible, pendant les deux premières décennies du XXIe siècle…
«Juan Carlos fut une icône vivante car il accomplit parfaitement la mission pour laquelle il fut élevé: rétablir durablement la monarchie en Espagne et réconcilier les Espagnols déchirés et hantés par la guerre civile», écrit Laurence Debray, la fille du philosophe français Régis Debray et de sa compagne vénézuélienne d’alors, Elizabeth Burgos, qui lui a consacré une biographie magistrale, Juan Carlos d’Espagne (Editions Perrin). Elevée en Espagne, en France et au Venezuela, Laurence Debray perçoit l’ancien monarque comme un modèle d’homme européen, pétri d’humanisme et de culture.
Juan Carlos est né en exil, à Rome, le 5 janvier 1938. La guerre civile espagnole est sur le point de se terminer avec la victoire du général Franco, qui va établir son régime dictatorial dans un pays totalement meurtri et ravagé; la Deuxième Guerre mondiale va éclater bientôt, le 1er septembre 1939. Surnommé «Juanito», le nouveau-né est le petit-fils du roi Alphonse XIII, qui a abdiqué le 14 avril 1931, après la proclamation de la République, et le fils de Don Juan de Bourbon, qui n’a alors que 24 ans et qui s’est juré de succéder un jour à son père. Juan Carlos sera écartelé, toute sa vie, entre son père, Don Juan, le comte de Barcelone, et le général Franco, qui l’utiliseront l’un et l’autre comme un simple pion dans leur lutte pour le pouvoir.
A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Juan Carlos a 7 ans. Il a connu une enfance insouciante. Le général Franco a refusé de faire la guerre aux côtés de l’Allemagne nazie et de l’Italie mussolinienne, mais il reste assimilé aux puissances de l’Axe. A la Conférence de Potsdam, dans la banlieue de Berlin, en août 1945, les futurs vainqueurs, Churchill, Truman et Staline, exigent la fin de son régime. Etabli dans la capitale vaudoise, Don Juan lance ensuite le Manifeste de Lausanne, le 10 mars 1946, où il appelle lui aussi à la fin du franquisme. Mais le général Franco, qui est un monstre d’habileté et de rouerie, jure aussitôt qu’il veut rétablir la monarchie et, comme la Guerre froide commence, il réussit à devenir l’allié incontournable des Etats-Unis.
Don Juan a joué et perdu, son appel de Lausanne a fait un flop, mais le général Franco ne lui pardonnera jamais et il n’aura de cesse de lui barrer la route du trône! Mais comme le Caudillo est profondément légitimiste, il va bel et bien restaurer la dynastie des Bourbon en jouant le fils contre le père. Le 25 août 1948, Franco et Don Juan se rencontrent devant Saint-Sébastien. L’accord auquel ils aboutissent? Don Juan, qui vit en exil volontaire à Estoril, au Portugal, confie son fils, Juanito, 10 ans, au général Franco en signe d’apaisement et de rapprochement. C’est l’éternelle stratégie des otages volontaires, pratiquée depuis le Moyen Age dans les familles royales européennes. Des jeux croisés d’alliances et d’intérêts, des calculs, des marchandages… Franco est tendre et bienveillant envers Juan Carlos, qu’il veut amadouer; Don Juan est dur et impitoyable envers son fils qui est aussi, en même temps qu’un cheval de Troie chez l’ennemi, un rival virtuel à éliminer.
L’enfant vit à Madrid, dans le palais de la Zarzuela que Franco lui a offert, à deux pas du palais du Pardo où il habite lui-même. Juan Carlos entre à l’Académie militaire, vit au rythme de la société espagnole, aime le football et le Real Madrid. Il se marie, le 14 mai 1962, avec la princesse Sofia, la fille du roi de Grèce. Juan Carlos est enfin désigné par Franco comme son successeur le 22 juillet 1969, le lendemain du jour où les astronautes américains Armstrong et Aldrin ont marché sur la Lune pour la première fois.
Quand Franco meurt le 20 novembre 1975, à 5h25 du matin, à l’âge de 83 ans, Juan Carlos accède enfin à son destin. Intronisé le 23 novembre 1975, le jeune roi de 37 ans détruit en un an et demi, avec une audace incroyable, tout le régime franquiste. Il légalise les partis politiques, les syndicats, les élections libres. Un air de liberté flotte sur une Espagne qui retrouve aussi, avec l’ouverture à l’Europe, une forme de légèreté et de douceur, d’optimisme et de confiance en soi. C’est le début de la Movida, ce moment de grâce où la jeunesse espagnole découvre enfin, dix ans après Mai 68, le goût de l’insouciance et de la liberté.
Le roi a établi sa légitimité, il a choisi le centriste Adolfo Suarez comme premier ministre, mais est-il vraiment possible de sortir aussi facilement de près de quarante ans de dictature? Les séparatistes basques de l’ETA multiplient les attentats, l’insécurité revient… Plus inquiétant encore, les casernes commencent à gronder…
La crise éclate le 23 février 1981. Ce jour-là, en fin d’après-midi, à 18h23 précisément, un commando de 180 soldats, soutenu par 140 autres postés à l’extérieur, prend d’assaut le parlement à Madrid, cueillant en une fois ministres et députés. A la tête des mutins, le lieutenant-colonel Antonio Tejero, un soldat à l’ancienne avec sa moustache, son chapeau à tricorne et son pistolet à la main, mais terriblement déterminé. En arrière-plan du complot, invisible, planqué, assez lâche pour tout dire, le général Alfonso Armada, qui n’est autre que l’ancien secrétaire personnel (pendant seize ans) et homme de confiance de Juan Carlos. Il a fait croire à une grande partie de l’armée que les conjurés agissaient selon les ordres secrets du jeune souverain, l’idée étant de nommer un militaire à poigne, c’est-à-dire lui-même, à la tête d’un gouvernement fort!
Juan Carlos organise immédiatement la résistance. Retranché dans son palais de la Zarzuela, il va appeler l’un après l’autre tous les chefs militaires pour leur intimer l’ordre de rester fidèles à la couronne. Les militaires s’inclinent finalement, malgré eux. «J’obéirai aux ordres de Votre Majesté, mais c’est dommage», dit l’un. «J’exécute vos ordres, mais nous sommes en train de perdre une si bonne occasion», ajoute un autre.
«La reconnaissance du pays et de sa classe dirigeante envers le roi est immédiate et unanime, explique Laurence Debray. Il devient alors un héros et entre vivant dans la légende des grands hommes.»
Commencent alors, pour Juan Carlos, les plus belles années de sa vie: adulé dans son pays, il est aussi célébré dans le monde entier. L’Espagne rejoint en 1986 la Communauté européenne, accueille en 1992 les Jeux olympiques de Barcelone et l’Exposition universelle de Séville. «Pour la première fois de sa vie, écrit Laurence Debray, Juan Carlos peut pleinement s’adonner à ses penchants personnels: skier, même dangereusement, conduire des motos ou des voitures rapides, piloter des hélicoptères, participer à des régates, fréquenter la jet-set décomplexée ainsi que de belles femmes.»
Juan Carlos a toujours aimé les femmes et ses innombrables conquêtes, à commencer, dit-on, par Lady Di, ajoutent à son prestige. «Un Bourbon sans maîtresse n’est pas digne d’être un Bourbon sur le trône d’Espagne, poursuit Laurence Debray. L’infidélité n’est-elle pas inscrite dans leurs gènes? Le roi Juan Carlos a la réputation d’être un véritable cœur d’artichaut, qui s’amourache vraiment et souvent. Peu de femmes peuvent se vanter de n’avoir pas cédé à ses avances. Il a la chance de pouvoir compter sur une épouse qui supporte, dans le silence et la distinction, les infidélités conjugales.»
Georges Simenon estimait, dans une mythique interview avec Fellini, qu’il avait eu 10 000 femmes dans sa vie. Selon les estimations les plus basses, Juan Carlos aurait eu 1500 maîtresses, mais l’ancien général Martinez Ingles, qui le côtoya pendant des années, affirme dans un livre qu’il en eut beaucoup plus: «Juan Carlos, le roi aux 5000 maîtresses».
Dans les années 1990, le roi multiplie les escapades pour rejoindre ses conquêtes, en Suisse particulièrement, dans un chalet à Verbier et à l’hôtel La Réserve à Genève. La presse espagnole sait tout mais ne dit rien, comme la presse française qui connaissait l’existence de Mazarine, la fille cachée de François Mitterrand, mais n’en a jamais parlé.
On est désormais en 2012, le roi a 74 ans. Juan Carlos a vécu, il a vieilli, il a beaucoup grossi. C’est un grand-père qui a huit petits-enfants. La famille royale vient d’être secouée, l’année précédente, par un violent scandale: le mari de la fille du roi, Cristina, un ancien champion de handball, a été condamné à la prison ferme pour avoir détourné des fonds publics. Elle-même soupçonnée et interrogée, avant d’être mise hors de cause, Cristina choisit de s’exiler à Genève avec ses quatre enfants.
Mais le véritable désamour pour Juan Carlos va surgir là où personne n’aurait pu l’imaginer. Les Espagnols apprennent un beau matin, au mois d’avril, que le monarque s’est rendu au Botswana avec sa maîtresse, la belle et blonde Allemande Corinna zu Sayn-Wittgenstein, pour participer à une chasse aux éléphants, qu’il s’est blessé accidentellement et qu’il a été rapatrié d’urgence pour être opéré à la hanche. «Cet incident qui aurait fait sourire il y a quelques années encore, écrit Laurence Debray, déclenche un scandale dépassant même les frontières de la péninsule ibérique: le cliché du roi posant devant un éléphant mort fait le tour du monde.» Et puis, comme l’Espagne se débat dans une grave crise économique – 5 millions de chômeurs, dont la moitié sont des jeunes –, il est mal vu de s’offrir (ou de se faire offrir) un safari élitiste et hors de prix.
Juan Carlos ne s’en tient pas à la règle sacrée des Windsor – «never explain, never complain» (ne jamais expliquer, ne jamais se plaindre) –, il se livre au triste rituel des excuses: «Je suis désolé, j’ai commis une erreur et cela ne se reproduira pas.» Il ne pense plus désormais qu’à une chose: léguer sa couronne à son fils Felipe – «Je ne veux pas qu’il attende aussi longtemps que le prince Charles» – et préserver ainsi la monarchie. Le 18 juin 2014, Juan Carlos abdique en faveur de son fils qui accède, à 46 ans, à un trône redevenu fragile.
Libéré du poids de la couronne, le roi émérite va pourtant être rattrapé par son passé. Il est soupçonné d’avoir touché des commissions et d’avoir planqué son argent en Suisse. Le roi a vécu chichement toute sa jeunesse, il a même dû accepter que ses partisans organisent une collecte (2,5 millions d’euros) après son mariage pour lui permettre de vivre selon son rang. Mais il a fait fortune ensuite, par des moyens connus de lui seul. Le magazine Forbes estimait, il y a une quinzaine d’années, que son patrimoine s’élevait à 1,7 milliard d’euros, d’autres sources a priori plus raisonnables parlent de 300 millions d’euros.
Ne bénéficiant plus de l’immunité depuis son abdication, le roi émérite se retrouve aujourd’hui dans le collimateur de la justice, en Espagne mais surtout à Genève, soupçonné de «blanchiment et corruption». Ses avocats jouent la montre, évidemment. Dans des enregistrements téléphoniques, son ex-maîtresse, Corinna zu Sayn-Wittgenstein, parle de la fortune du roi cachée en Suisse sous différents prête-noms. Une fondation panaméenne, Lucum, dont les comptes se trouvent à la banque Mirabaud à Genève, aurait reçu 100 millions de francs suisses. Une somme qui pourrait être une commission occulte réglée par un consortium de 12 entreprises espagnoles après l’obtention du marché pour construire le TGV entre Médine et La Mecque, en Arabie saoudite. Le roi aurait rétrocédé 65 millions à sa maîtresse, avec qui il est brouillé et qui a déposé plainte contre lui, à Londres, pour «menaces et harcèlement».
Chargé du dossier, le procureur genevois Yves Bertossa se hâte lentement. «Reste à savoir si Bertossa réclamera une audition du roi émérite, écrit le quotidien El País. Il a envoyé au tribunal espagnol une commission rogatoire, dans laquelle il décrit tous les mouvements bancaires de l’ancien monarque, mais il n’a toujours pas remis à l’Espagne la documentation promise.»
L’avenir de Juan Carlos – et de la monarchie espagnole – passe désormais par la Cité de Calvin…