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Karin Keller-Sutter: «Avec des enfants, je n'aurais pas pu faire cette carrière»

En campagne contre l’initiative «Pour une immigration modérée», la cheffe du Département de justice et police, la libérale-radicale saint-galloise Karin Keller-Sutter, 56 ans, nous a reçus pour évoquer ce défi, la place des femmes en politique et la manière dont sa vie a changé depuis son entrée au Conseil fédéral il y a un peu plus d’un an.

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Geri Born

- Madame la conseillère fédérale, à la suite des élections fédérales, les élues n’ont jamais été aussi nombreuses. Avez-vous senti ce changement?
- Karin Keller-Sutter: C’est encore un peu tôt pour pouvoir l’évaluer. Bien sûr, je le vois bien pendant les séances de groupe de mon parti (+16,7% d’élues au PLR, ndlr), mais ce que cela va changer reste à voir. Les candidats élus, femmes ou hommes, représentent avant tout les valeurs de leur propre parti.

- Pourtant, les femmes votent plus souvent contre leur parti sur certains thèmes.
- Pas forcément. Je pense à plusieurs hommes avec lesquels il a souvent été possible de discuter au Conseil des Etats. Notre système politique, c’est ça: trouver des solutions qui vont au-delà des frontières partisanes. Pour en revenir aux femmes, nous fêterons l’année prochaine le 50e anniversaire du droit de vote. Mon département est chargé des préparatifs et je ne manquerai pas de m’y engager.

- Vous assumez le patronage de l’alliance interpartis pour la compatibilité famille-travail. Vous avez aussi dit: «On ne peut pas tout avoir: trois enfants, un poste de direction, une carrière politique.» N’y a-t-il pas là une contradiction?
- Absolument pas. Je répète ce que j’ai déjà dit: la compatibilité entre vie professionnelle et vie de famille est la clé de l’égalité des chances. Mais le couple doit s’être mis d’accord au préalable. Moi-même, je suis entrée au gouvernement saint-gallois à l’âge de 36 ans. Et je dois vous le dire franchement: si j’avais eu des enfants en bas âge, je ne serais probablement pas devenue conseillère d’Etat.

- Comment pouvez-vous en être si sûre?
- Parce que pendant douze ans, j’ai été pratiquement mariée au gouvernement. J’étais cheffe d’un département de 1500 personnes, un mandat qui occupe 24 heures sur 24, comme celui de conseiller fédéral. Alors oui, j’aurais pu m’organiser avec mon mari pour que ce soit lui qui gère la maison. Mais je n’aurais pas exigé de lui ce qu’il n’aurait pas exigé de moi. Mon expérience de vie, dont découle ma théorie, c’est que vous disposez de 100% de vous-même. Vous pouvez donner 100%, pas plus. Quand j’étais conseillère d’Etat, je me suis totalement vouée à cette tâche. Je crois franchement que si j’avais eu des enfants en même temps, j’aurais toujours eu mauvaise conscience. Mais ce sont des choix éminemment personnels, que l’on fait au sein d’un couple. Dans ce domaine, prescrire des comportements me semble déplacé.

- Mais la question se pose beaucoup moins pour les hommes, non?
- Pas forcément. Un exemple récent: ce conseiller national pressenti pour reprendre la tête de l’UDC et qui a décliné car il a des enfants en bas âge. Peut-être en a-t-il envie? Peut-être serait-il intéressé? Mais il a aussi cette responsabilité partagée avec sa compagne vis-à-vis de sa famille. C’est cela que j’ai voulu dire. Ce qui manque encore et toujours, ce sont les places de crèche. Pour les familles qui le souhaitent, j’insiste, car il y a aussi des couples qui veulent s’occuper eux-mêmes de leurs enfants. Il faut respecter les choix individuels.

A votre arrivée au DFJP, vous avez embauché plusieurs femmes. - Etait-ce voulu ou étaient-elles les meilleures candidates au bon moment?
- Mais les deux! Vous voyez, c’est possible. Le DFJP est le seul département qui est dirigé par deux femmes (avec la secrétaire générale Barbara Hübscher Schmuki, ndlr), et c’est celui qui compte le plus de femmes dans son état-major. Sur les six personnes que j’ai embauchées, quatre sont des femmes – et presque toutes des mères, d’ailleurs. Si on a la possibilité de donner de telles chances aux femmes, il faut le faire. Absolument. J’aimerais ajouter quelque chose en ce qui concerne la place des femmes et des minorités.

- Bien sûr, allez-y.
- Depuis des décennies, le département était dirigé par des Suisses alémaniques. A mon arrivée, la seule Romande dans l’état-major était la coresponsable de la communication Agnès Schenker. Et je voulais avoir des Romands dans mon équipe. Dans un pays tel que la Suisse, avec des sensibilités régionales différentes et une telle diversité linguistique, c’est important. Avoir vécu à Neuchâtel m’a sans doute sensibilisée également. Bon, il y a un petit déséquilibre dans mon entourage au niveau des Romands: il y a trop de Valaisans! (Elle éclate de rire.) Vous n’êtes pas Valaisanne, si?

- Non. Vous êtes régulièrement classée parmi les membres les plus populaires du Conseil fédéral. Comment les gens vous traitent-ils dans la rue?
- Ils sont très sympas et respectueux. Souvent, ils m’abordent simplement, avec un «bonjour Madame, c’est super ce que vous faites!». Les gens sont assez discrets, ne veulent pas trop s’imposer, mais il y en a beaucoup qui me donnent des retours concrets.

- Où vous ressourcez-vous?
- Chez moi, en Suisse orientale. C’est important pour moi de garder les pieds sur terre, de rester intégrée à Wil. Pour m’aérer, je vais marcher en pleine nature, ou je retrouve des amis. Mon mari vient à Berne une fois par semaine. Mais c’est clairement la vie privée qui pâtit le plus de ma fonction.

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Karin Keller-Sutter dans son bureau de l’aile ouest du Palais fédéral. Pour le décorer, elle a choisi un portrait de femme de Ferdinand Hodler et une toile bucolique de Franz Elmiger. Geri Born

- Vous en avez toujours une, de vie privée?
- Avec les smartphones, c’est devenu plus compliqué. Je fais toujours les courses le samedi avec mon mari, parce que je veux garder ce quelque chose de la vie «normale». Dans ces cas-là, je refuse les photos en expliquant que je suis dans un moment privé. J’ai également constaté que mon statut avait changé en me rendant, par exemple, à une fête d’anniversaire. Parmi les 70 invités, je n’en connaissais pas 50 et ceux-là voulaient aussi un selfie avec Madame la Conseillère fédérale. Même si j’étais là pour un proche, ce n’était plus vraiment un événement privé pour moi.

- Plusieurs initiatives d’envergure vous attendent. Comment le vivez-vous?
- Je dois en effet défendre la position du Conseil fédéral lors des quatre dates de votation cette année. C’est à la fois une grosse charge de travail et une motivation, parce que cela me permet d’être en contact direct avec la population et de ne pas rester dans la bulle du Palais fédéral.

- Quelle initiative est pour vous la plus importante?
- Clairement celle dite «de limitation». Une acceptation signifierait le retour au point zéro pour les accords bilatéraux. Tout ce que nous avons construit avec l’Union européenne depuis le refus de l’Espace économique européen en 1992 est en jeu.

- N’exagérez-vous pas un peu?
- Pas du tout. Les accords bilatéraux nous garantissent l’accès au marché européen et sont primordiaux pour nos PME, ces petites et moyennes entreprises qui représentent 99% de notre économie. Nos places de travail et notre qualité de vie en dépendent.

- Les initiants agitent le spectre d’une Suisse à 10 millions d’habitants, avec ses conséquences supposées: bétonnage, infrastructures surchargées, criminalité et coûts sociaux en hausse… Vous comprenez ces peurs?
- Je ne suis pas de ceux qui ne voient que du bon dans la libre circulation des personnes. Chaque accord a ses avantages et ses inconvénients. Mais il faut aussi se souvenir de certains chiffres. Entre 1960 et 1974, 108 000 étrangers actifs et 205 000 saisonniers, en moyenne, sont, par exemple, entrés chaque année en Suisse. Et il n’y avait pas de libre circulation des personnes! Et même s’ils célèbrent le système de cette époque, les initiants reconnaissent le besoin d’immigration. Les babyboomers arrivent à la retraite et nous n’avons pas suffisamment de gens pour tous les postes, par exemple dans les hôpitaux. Quand ces travailleurs viennent habiter ici, on ne va pas leur reprocher d’utiliser les transports, d’acheter une voiture.

- L’UDC dit vouloir gérer l’immigration de manière autonome.
- C’est pour cela que j’ai donné ces chiffres. C’est la conjoncture économique qui décide. Si l’économie est en plein essor, que les carnets de commandes sont pleins, nous avons besoin de forces de travail. Et le vieillissement de la population ne va pas diminuer, au contraire. Le personnel soignant est déjà insuffisant. A l’avenir, nous allons continuer d’avoir besoin de médecins et de personnel soignant venus de l’étranger. C’est le message du Conseil fédéral: nous voulons le nombre de travailleurs étrangers nécessaire pour notre économie. Il ne s’agit pas d’ouvrir toutes les portes sans conditions. L’année dernière, l’immigration nette en provenance l’UE était de 32 000 personnes venues travailler en Suisse. Ce chiffre s’est réduit de près de moitié depuis 2013.

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«La règle de saint Benoît» (Ed. du Cerf, 160 pages) m’a profondément marquée. Cet ouvrage du VIe siècle formule des préceptes pour la vie en communauté qui restent d’une actualité inspirante.» DR

- L’argument selon lequel l’immigration serait «le principal amplificateur des émissions de CO2» pourrait-il trouver un écho auprès d’une population sensible à la thématique du réchauffement climatique?
- Je vous répondrai qu’en ce qui concerne le bétonnage, chaque Suisse devrait jeter un regard critique sur sa propre situation de vie. Mon mari et moi vivons seuls dans une maison. Impensable pour la génération de mes parents! Nous utilisons tous toujours plus d’espace d’habitation, tout en déplorant la perte de surface verte… Mais c’est aussi pour cela que nous avons pris des mesures comme la loi sur l’aménagement du territoire (LAT), dont la révision a, cela dit en passant, été rejetée par la même UDC. Le parlement planche actuellement sur la loi sur le CO2, et les auteurs de l’«Initiative de limitation» rejettent ces mesures écologiques. Il est évidemment de notre responsabilité d’accompagner notre développement économique.

- Pourquoi ceux qui ont voté pour l’initiative «Contre l’immigration de masse» en 2014 devraient-ils rejeter celle-ci?
- La précédente ne remettait qu’indirectement en question les accords bilatéraux. Celle-ci est plus radicale: elle exige qu’en cas de oui, la Confédération négocie la fin de l’accord sur la libre circulation. Si après un an de négociations il n’y a pas de résultat, la Suisse a trente jours pour le dénoncer. Et par effet de cascade, la clause guillotine prévue dans ces accords fera tomber tous les accords du premier paquet des bilatérales. Cela dépasse largement l’impact de l’initiative de 2014!

- La perspective du 17 mai vous empêche-t-elle de dormir?
- Pas du tout, je dors très bien, Dieu soit loué!


Par Albertine Bourget publié le 6 mars 2020 - 15:10, modifié 18 janvier 2021 - 21:08