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Cinéma

Kayije Kagame: «Avec moi, ça passe souvent par une amitié»

La Genevoise de 35 ans est aussi fascinante qu’inclassable. Performeuse, actrice, à la tête de sa propre compagnie, Kayije Kagame trace un parcours artistique qui passe par Rome, New York et Paris, et en s’offrant souvent ses propres spectacles. Entretien avec une artiste libre qui crève l’écran dans le film «Saint Omer», qui a raflé plusieurs nominations aux Césars.

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Kayije Kagame

Kayije Kagame joue le rôle d’une romancière dans le film «Saint Omer». Elle est également retenue comme Shooting Star 2023 pour la Suisse dans le cadre du Festival international du film de Berlin.

Magali Girardin

Kayije Kagame est une actrice et metteuse en scène exigeante, qui aime sonder les représentations, mêler l’art contemporain au théâtre, et pour qui le fond doit être aussi percutant que la forme. Son spectacle «Sans grâce/avec grâce, présenté lors du festival Les Urbaines, à Lausanne, avait notamment marqué. Forcément, la Genevoise a attendu de faire une rencontre qui avait du sens avant de se lancer dans l’aventure du cinéma, à 30 ans passés. Et c’est la réalisatrice française Alice Diop, déjà célébrée pour ses documentaires, qui lui a offert sa première fiction sur pellicule. Basé sur le procès d’une mère pour infanticide, «Saint Omer» est un film multiple, qui interroge la transmission maternelle autant que nos regards. Là encore, Kayije Kagame a travaillé intensément le rôle qu’elle y tient, celui de Rama, une journaliste, et s’est préparée avec une chorégraphe pour mieux incarner les silences du personnage. Et le film a tout raflé: deux récompenses à la Mostra de Venise, les prix Jean-Vigo et Louis-Delluc (surnommé le Goncourt du cinéma). Il s’est aussi retrouvé dans la «shortlist des Oscars et concourra aux Césars. Bref, une belle aventure, comme toutes celles que la Genevoise, qui s’apprête à passer quatre jours à la prestigieuse Berlinale quand on lui parle, expérimente. L’exigence paie.

- Comment s’est passée votre collaboration avec Alice Diop?
- J’ai de la peine à résumer cinq ans de lien depuis notre première rencontre au cinéma Spoutnik, à Genève, quand nous avons échangé nos numéros et qu’elle a eu l’intuition de travailler avec moi. Disons qu’il y a eu une grande proximité, un dialogue à égalité. Ça a été un grand voyage artistique, politique, humain. On partageait la même vision des choses.

- Quelle vision partagiez-vous?
- Je ressens toujours une responsabilité dans les rôles que je choisis, et je reste attentive à ne pas véhiculer des images qui peuvent blesser ou anéantir. Je pense que la possibilité d’aborder un rôle aussi complexe que celui de Rama, mon personnage dans «Saint Omer», et d’avoir quelqu’un comme Alice Diop, qui embarque vers un chemin aussi profond et sans aucun cliché, est un geste politique. Et puis, toutes les personnes qui l’entouraient sur le tournage étaient soudées et solidaires. On m’a dit que j’avais eu de la chance car cela ne se passe pas toujours ainsi en tournage. Il y avait beaucoup de femmes, et des femmes noires en cheffes de poste, ce qui n’est pas anodin non plus.

- On a longtemps dit que malmener les acteurs pour faire sortir leurs émotions était admissible au cinéma. Or vous racontez qu’un jour, alors que vous étiez en pleurs, Alice Diop vous a dit: «Ce ne sont pas les larmes du personnage mais les tiennes, va te reposer.» C’est d’une grande délicatesse.
- En effet, elle est bienveillante. Le rythme d’un tournage est parfois dévorant et elle sait reconnaître certaines limites. C’est précieux, parce qu’elle savait aussi dans quel abîme cette histoire pouvait nous mener.

- Après des siècles à idéaliser la maternité, «Saint Omer» est effectivement un film qui parle enfin du sujet en sondant sa face la plus douloureuse. Quelles réflexions personnelles avez-vous pu avoir en y participant?
- Le lien inextricable qui relie une mère à son enfant, et la façon dont ce lien relie les personnages les uns aux autres, m’a beaucoup fascinée. Pour aborder le rôle de Rama, en prise avec ces questions dans son travail, son intimité, sa solitude, il a fallu me plonger tout entière. Il m’arrivait de ne plus savoir si la caméra tournait ou pas. 

- Le film a déjà accumulé beaucoup de prix, et cela semble difficile de trouver une aventure aussi épanouissante ensuite... 
- Alice Diop est incroyablement brillante et j’ai eu la chance de faire ma première fiction au cinéma avec elle. Et je pense que mon absence des plateaux jusque-là était liée au fait que j’avais beaucoup de peine à trouver quelqu’un qui pourrait me regarder, ou regarder le monde, comme elle l’a fait. Je n’ai jamais été friande de castings, même si j’en ai passé quelques-uns parce qu’il faut bien se plier à l’exercice; mais, très vite, je me suis dit qu’il allait falloir que je trouve une alternative. C’est pour ça que j’ai commencé à écrire mes projets, monter mes spectacles et créer ma compagnie. J’y ai pris goût et c’est ce qui fait ma force et mon bonheur. Il y a des personnes de talent que j’espère un jour croiser dans le cinéma. Je me réjouis déjà de tourner bientôt avec le réalisateur Valentin Noujaïm.

- Vous avez une formation de théâtre classique, mais vos spectacles tiennent plus de la performance. Comment définir votre art?
- J’ai été admise à l’Ensatt (Ecole nationale supérieure des arts et techniques du théâtre à Lyon), qui était effectivement très académique. Je venais de découvrir le théâtre et je suis contente d’être passée par cette formation classique pour cerner, disons, les fondamentaux. En sortant, j’ai rencontré le plasticien américain Robert Wilson, qui fait du théâtre avec une vision contemporaine et très ancrée dans l’art. Travailler au Watermill Center, son centre de performance à Long Island, a été une nouvelle école, et j’ai mis en pratique cette idée de pluridisciplinarité, de considérer l’art comme une sorte d’énergie créative, sans frontière entre les disciplines artistiques. Mon prochain projet, par exemple, met en dialogue «Intérieur nuit», un court métrage que j’ai coréalisé avec Hugo Radi, et «Intérieur vie», un solo qui s’inscrit en écho du film, sur scène.

Kayije Kagame, la réalisatrice Alice Diop, Guslagie Malanda et Aurélia Petit assistent au tapis rouge de "Saint Omer" lors du 79e Festival international du film de Venise le 07 septembre 2022 à Venise, Italie.

De gauche à droite: Kayije Kagame, la réalisatrice Alice Diop, Guslagie Malanda et Aurélia Petit, l’équipe de «Saint Omer» à la Mostra de Venise, en septembre dernier.

Vittorio Zunino Celotto/Getty Images

- Votre parcours artistique semble guidé par le hasard de plusieurs rencontres. Même au début, vous étiez salariée dans une crèche lorsqu’on vous a proposé votre premier rôle.
- Disons que j’ai grandi sans penser que l’art pouvait être un métier. Je me cherchais, je travaillais en crèche et j’en étais a priori satisfaite, puisque je ne savais pas qu’autre chose pouvait exister. Mais j’en avais le pressentiment. L’ami d’un ami, un plasticien qui préparait un spectacle, à Rome, m’a proposé d’y participer en tant qu’actrice. J’ai découvert la poésie de cet univers-là, et j’ai fait le conservatoire préprofessionnel de Genève, avant d’être prise dans une grande école et que les choses s’enchaînent. Donc oui, il y a du hasard, mais surtout de la curiosité. Je vais voir des choses et je n’ai pas peur de dire aux gens, quand j’ai un coup de cœur, que j’ai beaucoup aimé. Cela donne parfois lieu à des collaborations. Avec moi, ça passe souvent par une amitié.

- Depuis le succès de «Saint Omer», vous avez beaucoup de propositions? Quels sont vos projets?
- Il y a beaucoup de propositions qui viennent un peu de toutes les disciplines. J’aimerais m’inscrire de nouveau dans une grande aventure et donner de la place à mon travail.

- Vous avez une double culture suisse et rwandaise. Vous arrive-t-il d’aller au Rwanda ou c’est compliqué, compte tenu de la crise qu’a traversée le pays?
- Je suis née en Suisse, ma mère, qui était enseignante de français et d’histoire au cycle Cayla à Genève, est à la retraite, et mon père vit à Kigali, je vais le voir régulièrement. J’ai ma famille aussi là-bas. Le pays va bien, nombreux s’y installent. C’est beau de voir nos parents pouvoir rentrer après ce qu’on a traversé. Au printemps, je présenterai «Saint Omer» à Kigali. Mon père pourra enfin le voir.

- Il paraît que votre fratrie est dans les arts aussi?
- J’ai deux sœurs, Faïna et Sine, un grand frère DJ, Kay Rubenz, et un frère réalisateur, Shyaka Kagame. Il a notamment réalisé le documentaire «Bounty», qui évoque la double culture d’une génération suisse et noire à travers des personnages aux profils très différents. Magnifique film. Je suis entourée d’une famille où chacun a sa singularité et son caractère bien trempé. 

>> Retrouvez «Intérieur nuit/intérieur vie» avec Kayije Kagame: du 7 au 12 mars à l’Arsenic, à Lausanne, et du 23 mars au 3 avril au T2G, Théâtre de Gennevilliers. 

Par Julie Rambal publié le 5 mars 2023 - 09:40