«Ma vie m’apparaît comme une pierre jetée à la surface d’un étang. Les premières rides seraient la sécurité de la cuisine familiale.» Kirk Douglas est né Issur Danielovitch le 9 décembre 1916, seul garçon aux côtés de six sœurs.
Dans une autobiographie de plus de 600 pages, «Le fils du chiffonnier» – c’est le titre du livre – raconte comment un petit garçon «timide, rêveur, sensible, un peu passif» est devenu l’une des stars de l’âge d’or du cinéma à Hollywood, le dernier acteur d’un cinéma comme on n’en fait plus.
Pauvres et illettrés, ses parents avaient quitté Tchavoussy (aujourd’hui en Biélorussie) pour tenter d’échapper à la misère. Passés par la sinistre Ellis Island, ils purent s’installer dans la petite ville d’Amsterdam, à 300 km au nord de New York.
«Mon père, un grand buveur, passait une grande partie de son temps dans les bars, et une fois là-bas, une grande partie de son temps à se battre», raconte le futur Spartacus. «Ma mère me disait toujours: "Ne sois pas comme ton père, conduis-toi en bon garçon." Cela me rendait furieux. Comment fallait-il se conduire? Comme ma mère, comme mes sœurs?»
En secret, le garçon rêve de théâtre; après avoir obtenu une bonne note à une récitation de poésie, ajoute la légende. Bon élève, travailleur et combatif, le jeune Issur accède à l’université où il devient membre de l’équipe de lutte. A propos de son premier combat, qu’il remporte contre plus chevronné que lui, il écrit: «Mon adversaire avait combattu pour décrocher une place dans l’équipe, moi, c’est ma vie même qui était en jeu.»
Fort de ce caractère et d’un physique de gagnant, il s’installe à New York en 1939, pour y suivre des cours de théâtre. A l’Académie d’art dramatique, il rencontre Diana Dill, sa future première femme, la mère de ses deux premiers fils, Michael et Joel. Il y rencontre aussi la jeune Betty Joan Perske, de huit ans sa cadette et qui deviendra la grande Lauren Bacall. En 1946, c’est elle qui lui fait obtenir un rôle dans «L’emprise du crime», son premier film à Hollywood.
L’acteur y est décédé la semaine dernière, à 103 ans, dans sa grande maison de Beverly Hills. «Il y a passé ses derniers jours, entouré de sa famille, dans une maison pleine de fleurs, à tenir les mains de Diana, sa seconde femme depuis plus de soixante ans.» Entourée de Michael Douglas, de Catherine Zeta-Jones, de ses petits-fils Cameron et Dylan Douglas, mais aussi de Steven Spielberg, elle a assisté aux obsèques célébrées dans la plus stricte intimité vendredi dernier à Los Angeles.
En 1946, Kirk Douglas, Diana et Michael (né en 1944) s’y étaient d’abord logés à Vado Place, dans une petite maison «qui ressemblait à un chalet suisse». «Je taillais les arbres et les haies… J’ai toujours beaucoup travaillé dans mes maisons. Bien sûr, plus je devins riche plus mes maisons furent grandes et luxueuses. Mais je trouve toujours quelque chose à y faire. Tailler les buissons, ramasser les crottes que Banshee, notre labrador, y a laissées!»
Très vite, le succès de son premier film lui a ouvert des portes qu’il n’imaginait même pas. «Je n’avais jamais songé à devenir acteur de cinéma: pour moi, c’étaient des monstres sacrés et je ne pensais pas en avoir la carrure.» En 1949, Kirk Douglas apparaît à l’affiche de pas moins de trois films parmi lesquels «Le champion», dont il n’a pas oublié le casting. «A la manière des starlettes, je retirai ma chemise. Puis je gonflai la poitrine et fis jouer mes muscles. Ils hochèrent la tête d’un air approbateur, j’avais les qualités requises pour un boxeur. J’étais probablement le premier homme à Hollywood qui a dû se dénuder pour obtenir un rôle!»
Cette superproduction est encore un grand succès qui lui vaudra les félicitations et une invitation au restaurant avec… Joan Crawford. Alors qu’elle l’invite à la maison pour prendre un dernier verre: «La porte se referma et elle laissa glisser sa robe… "Tu es si propre, c’est merveilleux de t’être rasé les aisselles pour tourner "Le champion"…" Je ne comprenais même pas ce qu’elle voulait dire. J’ai les poils très clairs et je ne me rase pas les aisselles!»
Cette même année, sa femme Diana entame la procédure du divorce qui sera prononcé deux ans plus tard. Infatigable séducteur, celui que l’on surnomme désormais le Casanova d’Hollywood enchaîne et raconte ses aventures amoureuses avec une franchise qui résonne aujourd’hui différemment des années 1950.
«Pendant une courte période, je sortis avec Rita Hayworth… J’ai eu une brève aventure avec Patricia Neal. Elle me plaisait beaucoup et c’était réciproque. Mais elle était follement amoureuse de Gary Cooper… J’ai eu une liaison avec Evelyn Keyes alors qu’elle divorçait de John Huston… Avec Faye Dunaway aussi alors que nous tournions "L’arrangement" d’Elia Kazan. Je la trouvais fort attirante, mais elle était follement amoureuse de Marcello Mastroianni.»
Hâbleuse et cabotine, la star raconte aussi comment Gene Tierney insistait pour qu’il passe par la fenêtre lors de ses visites nocturnes. Limite goujat, il ajoute que «si à l’écran, Marilyn Monroe est la femme la plus voluptueuse qui soit, dans la vie elle était quelconque. Et toujours en retard.»
Avant de se demander avec une candeur feinte à propos de toutes ses conquêtes: «Me suis-je servi d’elles? Se sont-elles servies de moi? Ou bien nous sommes-nous servis les uns des autres?» «Je connaissais des hommes qui couchaient avec une fille différente chaque soir. Je ne l’ai jamais compris. Et après avoir fait de même pendant un certain temps, je l’ai encore moins compris. C’était frustrant; comme la cuisine chinoise: une heure après on a faim. J’ai toujours eu besoin d’une relation émotionnelle, de chaleur humaine…»
En 1954, il est encore follement amoureux de Pier Angeli quand, au cours d’un voyage en France, il rencontre Anne Buydens, une productrice belge. De leur mariage qui aura duré soixante-six ans sont nés deux fils, Peter en 1955 et Eric en 1958, mort d’une overdose à 46 ans.
A l’écran, Kirk Douglas fut un militaire («Sept jours en mai», «Les héros de Telemark», «Paris brûle-t-il?», «Nimitz, retour vers l’enfer») plus efficace que dans son bref engagement dans la marine US en 1943. Il fut aussi un inoubliable Viking (dans le film de Richard Fleischer) et un Spartacus de légende dans le film qu’il produisit lui-même et confia au réalisateur Stanley Kubrick. Il fut aussi le héros de quelques westerns parmi les plus chers aux amateurs du genre: trappeur dans «La captive aux yeux clairs» de Howard Hawks, éclaireur épris d’une Sioux dans «La rivière de nos amours», avec Elsa Martinelli, qui nous valent quelques scènes d’amour parmi les plus fougueuses et sensuelles du genre, joueur de poker («Doc Holliday») dans «Règlements de comptes à OK Corral», aux côtés de son ami Burt Lancaster. Dans un tout autre genre, il incarna Vincent Van Gogh, dans une interprétation que le grain de folie de l’acteur rendit inoubliable et dont il eut du mal à se remettre.
Depuis les années 1970, Kirk Douglas avait progressivement disparu des écrans. Sans regrets ni remords, il concluait le récit de sa vie en disant: «Ayant vécu dans le monde du rêve, j’ai une claire conscience de la différence entre le semblant et la réalité… A présent, je fais la chose la plus difficile qu’un acteur puisse faire: être soi-même. Je me sens nu.»