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Témoignages

Kosovo-Suisse, et retour

Travailleurs saisonniers, opposants politiques et réfugiés de guerre: trois générations de Kosovars ont séjourné en Suisse. Rencontres avec ceux qui sont rentrés, à l’occasion des 10 ans de la jeune République. Texte et photos: Bertrand Cottet

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Dans sa ferme qu'il a baptisée Alpa en hommage à son séjour en Suisse, Avdullah élève 1400 poules selon les méthodes bio. Bertrand Cottet

«Merci la Suisse, j’y ai tout appris!» insiste Avdullah Krasniqi, 55 ans, un sourire communicatif dans les yeux.

Celui qu’on appelle ici l’oncle Dullah, le roi des œufs bios, énumère les connaissances qu’il a rapportées de son long séjour en Suisse: «La biodynamie, l’élevage des animaux et des poules, la gestion, le soin du détail et du travail bien fait.» Il fait partie des nombreux Kosovars qui sont rentrés dans leur pays après avoir vécu en Suisse.

Parmi eux figurent des célébrités comme Hashim Thaçi, Ramush Haradinaj ou Behgjet Pacolli, respectivement président, premier ministre et vice-premier ministre du Kosovo. Mais aussi beaucoup d’anonymes, dont les parcours discrets n’ont pourtant rien de
banal. «Je me suis réfugié en Suisse en 1981, explique Avdullah, pour fuir la terrible répression, menée par le régime de Belgrade, des manifestations estudiantines auxquelles j’avais participé. La première chose que j’ai faite, c’est de me procurer un vélo. Et sur ce vélo, je suis parti chercher du travail dans la campagne zurichoise. J’en ai trouvé rapidement auprès d’un fermier. Cet ingénieur agronome, passionné d’agriculture bio, m’a tout enseigné.»

Pendant son séjour en Suisse, Avdullah a longtemps rêvé de rentrer au Kosovo pratiquer la biodynamie sur les 2,5 hectares de la ferme familiale, à Maqitevë, dans les montagnes qui bordent la Macédoine. La proclamation de l’indépendance lui redonne espoir. En 2012, il reconstruit sa maison dévastée pendant la guerre et débute avec 600 poules. Il en a 1400 aujourd’hui. En plus des œufs, il produit une vingtaine de fruits et légumes, vend le miel de ses ruches et propose gîte et table aux touristes en quête de calme et de nature. Son projet fait aujourd’hui boule de neige. Avdullah transmet désormais son savoir-faire aux paysans de sa région, qu’il a regroupés en coopérative, mettant ainsi à profit une des principales ressources du Kosovo, sa nature encore vierge.

Plusieurs personnes rencontrées pour réaliser cet article ont été contactées grâce à l'aide précieuse de Bashkim Iseni, responsable du site Albinfo.ch. Ce média internet à but non-lucratif propose des nouvelles régionales et nationales en albanais, en français et en allemand ainsi qu'une série de services pour les populations albanophones en Suisse.

Le site va réaliser cette année douze portraits en vidéo de membres de la diaspora qui ont lancé des projets innovants au Kosovo (les trois premiers portraits, dont celui d'Avdullah Krasniqi, se trouvent ci-dessous). Le projet, intitulé «Histoire à succès», est soutenu par le Bureau suisse pour la coopération au développement (DDC) au Kosovo, dans le cadre du Programme pour la promotion de la société démocratique (DSP). 

Kosovo 2.0

Ce succès est loin d’être unique. Dans un autre registre, les retours de Drenusha Shala et de Jetmir Halimi sont aussi remarquables. Drenusha, une jeune femme de 28 ans, est arrivée à Zurich pendant la guerre, en 1998. Au terme de sa scolarité obligatoire, elle suit une formation commerciale et travaille au sein du groupe d’assurances Zurich. «Après la guerre, et surtout depuis l’indépendance, beaucoup de jeunes gens sont rentrés au Kosovo sans y trouver d’emploi, explique Drenusha. La plupart d’entre eux parlaient parfaitement l’allemand ou le français, qu’ils avaient appris dans les écoles suisses et allemandes.» Drenusha voulait tirer profit de ces compétences linguistiques pour créer le plus de places de travail possible. «Avec deux amis, nous avons décidé de créer un centre d’appels. Nous avons réuni 60 000 francs grâce à l’aide de nos parents et de nos amis et avons déposé le nom de l’entreprise, Baruti Call Center, au registre du commerce du canton de Lucerne.»

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Drenusha Shala, cofondatrice du Baruti Call Center, rentrée au Kosovo en 2011 après 13 ans passés en Suisse. Bertrand Cottet

En 2012, les jeunes patrons comptaient 7 collaborateurs. Aujourd’hui, les trois sites ouverts au Kosovo emploient 404 personnes pour des mandats de services, de réservation de vols et d’analyse de marché. Leur chiffre d’affaires augmente de 100% par année, pour des prestations fournies principalement en allemand, mais aussi en français, en anglais, en italien ou en espagnol. «C’est une expérience magnifique, mais stressante, ajoute Drenusha. Au départ, je n’avais même pas envisagé de retourner vivre à Pristina. Et aujourd’hui, je porte la responsabilité de nombreux destins: grâce à leur emploi, nos collaborateurs peuvent désormais louer un appartement, acheter une voiture, fonder une famille. Si le projet capotait, toutes ces vies seraient bouleversées.»

Jetmir Halimi, 27 ans, est rentré au Kosovo il y a dix-huit mois, laissant, lui aussi, ses parents en Suisse. Au bénéfice d’une formation en économie et d’expériences professionnelles dans le monde des assurances, il vient de fonder la start-up Trekandi, dans l’open space de la société Gjirafa, une sorte de Google local. Trekandi propose un site et une application qui permettent de comparer les produits bancaires au Kosovo, sur le modèle du site Comparis en Suisse. Jetmir exulte! «C’est un grand jour: la banque Raiffeisen, la principale du Kosovo, vient de signer notre contrat!» La jeune start-up a pour but de faire la transparence dans l’enchevêtrement inextricable des pratiques financières du Kosovo. «J’ai rencontré tous les directeurs de banque pour leur présenter mon projet. Au départ, je me suis heurté à de nombreuses résistances. On me prenait pour un étranger… Et les exigences de transparence sont différentes ici… Les gens qui empruntent font d’abord confiance à leur réseau, même s’ils ne savent pas exactement dans quoi ils s’aventurent en signant leur emprunt.» Jetmir a déjà engagé trois collaborateurs, en particulier pour le volet informatique de son entreprise. «Il y a des personnes très bien formées à Pristina. Je les paie le double, mais j’exige qu’elles s’investissent à fond. Heureusement, mon équipe recherche une qualité que j’ai acquise en Suisse: savoir déléguer et faire confiance.»

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Jetmir Halimi, fondateur de la start-up Trekandi, rentré au Kosovo en 2016 après 25 ans passés en Suisse. Bertrand Cottet

Qualité suisse

Le label et les méthodes suisses ont la cote au Kosovo: Suisse Hotel, Swiss Pharma, Suisse Massage ou Swiss Fitness, ces logos pullulent dans tout le pays. Même les pellets de chauffage portent la croix suisse. Simple artifice publicitaire ou réalité? Pour Visar Krasniqi, chef cuisinier du Corner Grill à Pristina, avoir travaillé en Suisse est un gage de confiance. A son retour de Lausanne, en 2014, Visar, aujourd’hui âgé de 34 ans, a trouvé immédiatement du travail. «La Suisse jouit d’une bonne réputation au Kosovo. Elle évoque la propreté, le sens de l’organisation, les bonnes manières.»

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Visar Krasniqi, chef cuisinier du Corner Grill à Pristina, rentré au Kosovo en 2014 après 4 ans passés en Suisse. Bertrand Cottet

Un point de vue que confirme Xhemajli Berisha, 58 ans, gérant du restaurant traditionnel Kulla, juché sur les collines qui surplombent Pristina. Lui aussi a tout appris en Suisse, dans la région de Lucerne où il est arrivé en 1979 pour fuir le régime serbe. De boulot en boulot dans les hôtels suisses, le jeune étudiant en mathématiques qu’il était à l’époque a fini par obtenir un diplôme de sommelier, un métier qu’il exerce toujours aujourd’hui. «Je suis rentré à Pristina en 1987 quand mon père était mourant. Je suis reparti quelques années en Croatie et en Autriche, puis je suis rentré définitivement au pays. Grâce à ma formation suisse, qui n’existait pas ici, j’ai pu obtenir la gestion de plusieurs restaurants. Je dirige celui-ci depuis sept ans.» Fréquenté par une clientèle cherchant le charme et la qualité, le restaurant Kulla propose un choix de vins raffinés de Rahovec, une région viticole au sud-ouest de Pristina: des cabernets, merlots ou gamays dont plusieurs ont gagné des prix internationaux.

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Xhemajli Berisha, gérant du restaurant Kulla à Pristina, rentré au Kosovo en 1989 après 10 ans passés en Suisse.  Bertrand Cottet

Rentes AVS bloquées

Elégant dans sa chemise blanche et son gilet de laine, Adem Ismajli, 70 ans, a des dizaines d’histoires à raconter sur son long séjour à Lausanne: il a réalisé des forages pendant trente-sept ans pour l’entreprise Zschokke, devenue Implenia en 2006. Lui qui a participé à la construction du M1 et du M2 connaît le sous-sol de la capitale vaudoise comme sa poche. «Arrivé à l’âge de la retraite, je suis rentré chez moi à Komogllavë (ndlr: un village situé à 70 km au sud de Pristina). J’ai investi mon 2e pilier pour reconstruire la maison, pour nous et la famille de notre fils. Nous pensions pouvoir vivre à l’aise avec mon AVS.» Mais Adem ignorait que la convention qui liait la Suisse et le Kosovo pour le versement des rentes était caduque depuis le 1er avril 2010. Il faudra probablement qu’Adem attende 2019 pour percevoir sa retraite: la ratification d’un nouvel accord est en cours, mais suit tranquillement le rythme de la procédure helvétique. «Nous avons fait les travaux et aidé quelques amis. Puis plus rien. Ma femme et moi survivons péniblement. J’ai dû emprunter pour payer l’opération que j’ai eue à la gorge, et je devrais bientôt en subir une seconde. Comment faire?» Adem est désespéré… «Je n’arrive même pas à offrir un café à mes amis. Comment leur expliquer ma situation? J’ai vécu en Suisse, donc pour eux, je suis riche.»

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Adem Ismajli, foreur à la retraite, et son épouse Zymrije, rentré au Kosovo après 37 ans passés en Suisse. Bertrand Cottet

Fais-le toi-même

Rentré au Kosovo en 2011 après vingt-six ans de séjour en Suisse, Vllaznim Xhiha, ingénieur en informatique, a fait fortune en Suisse. Celui qui avait introduit le premier microprocesseur à l’Université de Pristina en 1979 a fui le Kosovo lors des tensions des années 80. Il fonde au Tessin la compagnie Newave Energy, qui développe et produit des systèmes UPS pour les ordinateurs. «Quelques mois après la déclaration de l’indépendance en 2008, j’ai créé la fondation Unë e du Kosovën («J’aime le Kosovo»), qui soutenait l’éducation des enfants de familles pauvres.» Puis, en 2011, Vllaznim rentre définitivement au Kosovo et vend sa société au groupe ABB.

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Vllaznim Xhiha, ingénieur et fondateur de l'ONG Bonevet, rentré au Kosovo en 2011 après 25 ans passés en Suisse. Bertrand Cottet

Vllaznim se consacre désormais entièrement à sa fondation rebaptisée Bonevet («Fais-le toi-même»), active à Pristina et à Gjakovë. Les programmes, soutenus par les autorités locales, intègrent des ateliers d’initiation et d’apprentissage techniques et théoriques accessibles dès le plus jeune âge. «J’introduis des méthodes à la fois ludiques et scientifiques, comme les compétitions de robots. Les jeunes apprennent à monter un robot à partir d’un kit que nous avons conçu, à le programmer et à s’en servir.» Bonevet propose des formations de menuiserie, de mécanique, de programmation informatique et de communication visuelle, toujours dans l’esprit de pouvoir intégrer rapidement les apprentis dans le monde concret du travail… ou de les engager comme formateurs au sein même de Bonevet. Car Vllaznim, qu’on appelle ici le philanthrope, s’est donné pour but d’ouvrir dix ateliers au Kosovo d’ici à 2020.

Avec la collaboration de Nicole Neukirch

Par L'illustré publié le 14 mars 2018 - 00:00, modifié 18 mai 2018 - 16:52