Nous sommes en 1973. Un nouveau quartier pousse au sud-ouest de Lausanne, sur l’ancien parking de l’Expo 64, terrain appartenant à la commune. La Bourdonnette, alias la Bourdo, 31 immeubles pour 493 appartements, une école, une garderie. Un véritable village. En quelques semaines, près de 200 logements sont habités et l’école est partiellement exploitée, apprend-on dans la «Gazette de Lausanne». Vingt ans plus tard, cette école comprendra les classes aux effectifs les plus importants de Lausanne, selon l’émission «Temps présent» du 20 octobre 1994.
A l’époque, la volonté était de mettre à disposition des logements subventionnés, conçus pour les familles d’ouvriers à bas revenu. Les plans, dessinés par l’architecte Jean-Pierre Desarzens, répondent à une action de lutte contre la pénurie de logements, lancée en novembre 1963 par la municipalité de Lausanne, sous le syndic radical Georges-André Chevallaz. Adopté le 15 novembre 1966, le plan du quartier prévoit d’accueillir entre 1800 et 2000 habitants. Selon les chiffres de la ville de Lausanne, la Bourdonnette compte 1689 habitants à la fin des années 1970. Fin 2022, ils sont 2040 pour plus de 50 nationalités.
Destins croisés
Parmi eux, la famille Belperio. La petite Isabella, 6 ans, et son frère Raffaele, 2 ans, sont arrivés en mai 2022 avec leurs parents, Andreea, 28 ans, et Massimo, 36 ans. Même si l’Italie leur manque et que Massimo évoque avec fierté son village toscan, Foiano della Chiana, la famille apprécie sa vie lausannoise. «Quand je me lève le matin et que j’ouvre la fenêtre, j’aime voir le soleil sur le parc», confie Massimo. Andreea, d’origine roumaine, ajoute que l’absence de véhicules fait la différence: «Isabella peut aller seule à l’école sans danger.» Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Ce n’est qu’en 2003 que la route est transformée en rue piétonne, selon la Fondation lausannoise pour la construction de logements (FLCL), qui gère depuis 1967 les appartements du quartier.
Plus loin, chez Tanja et Carlos Ponce, les accents hispaniques chantent dans le salon. Elle est Espagnole, lui Equatorien. Avec humilité et pudeur, Tanja, 51 ans, raconte son parcours difficile dans la capitale vaudoise, dès 2014. D’abord, la promesse d’une situation meilleure que celle qu’elle laisse en Espagne, puis la désillusion, les nuits passées à dormir dans les toilettes à Chauderon et, enfin, une rencontre presque miraculeuse. «J’ai entendu quelqu’un parler espagnol dans la rue. J’ai pu me faire comprendre et avoir de l’aide.» Carlos, 62 ans, la rejoint une année plus tard. La famille vit à la Bourdonnette depuis 2019. Souffrant de dépression, Tanja retrouve sa sérénité dans son foyer. «Maintenant, je suis contente d’être en Suisse parce que mes garçons peuvent faire des études», souffle-t-elle en montrant la photo de ses fils, 24 et 22 ans, fièrement accrochée dans le vestibule.
Autre appartement, autre ambiance. Des rires d’enfants qui débordent d’énergie. Sabiha, Yasmine, Salih et Sultan ont entre 10 et 2 ans. A 20 ans, leur frère aîné termine son apprentissage. Les parents, Mina et Adeeb Aldoski, ont emménagé dans le quartier en juillet 2018. Adeeb, kurde d’origine, aura 50 ans en septembre, le même âge que la Bourdonnette. Son épouse, Mina, 40 ans, a quitté le Maroc il y a seize ans. «C’est le pays où je suis née. La Suisse, c’est le pays où mes enfants sont nés», résume-t-elle d’une voix émue. Pour retrouver un peu les goûts et les couleurs de ses origines, Mina organise des fêtes dans le quartier. «Je fais la décoration et il y a des chants. Le but est d’amener un peu de notre culture ici, parce que c’est ça qui nous manque.»
Des fêtes et un double hold-up
Des fêtes, la Bourdonnette en a connu à travers les époques. Alain Bovard, 67 ans, se souvient des braderies qui animaient le quartier pendant des week-ends entiers dans les années 1980. «Tout le monde participait. C’était une grande fête rassembleuse.» Alain est arrivé dans le quartier en 1973 avec ses parents, est parti en 1975, avant de s’y établir pour de bon deux ans plus tard et d’y devenir concierge pour toujours ou presque. Il raconte avec nostalgie les années de sa jeunesse: «Aujourd’hui, il y a encore des fêtes, mais on ne voit plus les grands attroupements qu’il y avait avant.»
La Bourdonnette n’a pas toujours été aussi calme. «Quand je suis arrivé, le quartier était marginalisé. Au début, j’ai regretté d’avoir emménagé ici avec ma famille», avoue Rahim Mohammadi, 59 ans. Ce Kurde d’Iran, en Suisse depuis l’âge de 30 ans, est arrivé à la Bourdonnette à la fin des années 1990. Cette période marque un tournant dans l’histoire du quartier. En 1995, un double hold-up frappe la poste et la banque, instaurant un sentiment d’insécurité et contribuant à la mauvaise réputation du lieu. Une année plus tard, le Crédit foncier vaudois est avalé par la Banque cantonale vaudoise et ferme ses portes à la Bourdonnette. En 1999, la boulangerie quitte ses locaux, réinvestis par TV Bourdo-Net trois ans plus tard. Rahim, qui a réalisé plusieurs courts métrages pour cette télévision locale, en garde un bon souvenir. «Il y avait beaucoup de propositions de la part des bénévoles. On travaillait dur. Cela a fait évoluer le quartier.»
Elle aussi a collaboré avec TV Bourdo-Net, mais pas seulement. Véritable mémoire vivante du quartier, Monique Gachet, 80 ans, a eu un rôle clé dans le maintien de l’office postal. «On a sauvé la poste!» s’écrie-t-elle avant de raconter: «On avait entendu que les postes d’autres quartiers fermaient, donc on l’avait vu venir. On a monté un comité et on s’est battus.» Un combat qui porte ses fruits. La fin prévue pour 2004 ne survient qu’en 2021, quand le bureau de poste est remplacé par un guichet dans le magasin. Celui-ci ferme à son tour en septembre 2022 à cause d’une mauvaise gestion et de problèmes de salubrité. Un nouveau commerce a ouvert le 1er avril 2023, avec un guichet postal. Ouf.
En partir, et y revenir
Profondément impliquée dans la vie du voisinage, Monique se désole de l’ambiance actuelle du quartier, qu’elle qualifie de «cimetière», car l’atmosphère festive des braderies s’est, d’après elle, ternie. Discutant avec son amie et voisine Vincenza Politino, elle se plaint des barrières linguistiques entre habitants, notamment au vu du nombre d’étrangers. «On ne parle pas leur langue et eux ne s’expriment pas en français. C’est très séparé, il y a les Suisses d’un côté et les étrangers de l’autre.» A noter que, dans les années 1970 et jusqu’en 1990, seuls les Suisses et les détenteurs d’un permis C pouvaient louer un appartement subventionné, indique la FLCL. La fondation rappelle aussi qu’une proportion d’un tiers d’habitants étrangers et deux tiers de Suisses était de mise à cette époque, règle devenue caduque.
Autre condition pour accéder aux logements du quartier, celle-ci toujours en vigueur: les ménages doivent se trouver sous certains plafonds financiers, calculés selon le revenu des familles. Ainsi, lorsque les enfants grandissent et gagnent leur propre salaire, les modalités ne sont plus remplies. «On a connu des situations dramatiques avec des familles qui étaient obligées de partir», révèle Marie-Claude Vial, au service location de la FLCL.
Quitter la Bourdo, ou y revenir. Giovanna Torres, 52 ans, a, elle, réalisé son rêve: vivre ici, et pour toujours. Arrivée enfant en 1976, partie en 1994, revenue en 2019. «J’ai eu une belle enfance», se souvient-elle en évoquant l’ancienne piscine à l’emplacement de l’actuel restaurant, l’inauguration du TSOL en 1991 ou encore la participation de sa maman au «Temps présent» de 1994. Malgré les changements inhérents à ce village dans la ville, Giovanna se retrouve pleinement dans cet endroit qu’elle espère ne plus jamais quitter. Pour cette aide-soignante, il n’est pas de mauvaise réputation qui tienne. «Ce n’est pas un quartier, c’est une famille.»