Irina Nikolaeva, 40 ans, tient sa cigarette d’une main tremblante. Elle vient de franchir à pied la frontière qui sépare l’Ukraine de la Moldavie avec sa fille Victoria. Après cinquante jours sous les bombardements, terrées dans les sous-sols d’une école, elle a dû se résoudre à quitter la ville de Mykolaïv, dans le sud de l'Ukraine. «La nuit a été infernale, il y a encore eu des explosions, ça tirait de partout. C’est devenu trop dangereux», raconte l'Ukrainienne. Sa voix s’étrangle, son regard s’embrume. «J’espère pouvoir rentrer rapidement», lâche-t-elle sans trop y croire, avant de monter dans une petite navette blanche qui la déposera quelques kilomètres plus haut dans un centre logistique.
Palanca est devenue l’un des principaux points d’entrée des Ukrainiens forcés à l’exil. Situé au bout de la dernière route de l’extrême sud-est de la Moldavie, le poste-frontière voit défiler quotidiennement des centaines de personnes comme Irina et Victoria en provenance des villes ukrainiennes d’Odessa, de Mykolaïv et de Kherson, pilonnées par les forces aériennes russes. Depuis le début de la guerre, la Moldavie a accueilli plus de 430 000 réfugiés. Un nombre vertigineux pour un pays de 2,6 millions d’habitants, dont un tiers vit sous le seuil de pauvreté. Ce qui n’empêche pas ses habitants de faire preuve d’une grande solidarité.
A l’image d’Anca Panaru, 14 ans, accompagnée de sa mère, Larissa, 47 ans. Elles ont roulé deux heures et demie depuis la capitale, Chisinau. L’adolescente a séché les cours avec la bénédiction de la maman. «Je suis déjà venue ici neuf fois. J’essaie de me rendre utile.» Une démarche logique pour la jeune Moldave: «J’aimerais qu’on fasse la même chose pour moi.» Larissa, vêtue d’un gilet aux couleurs d’une association chrétienne moldave, ajoute: «C’est normal d’apporter son soutien, même si j’ai peur que la Moldavie soit la prochaine cible de la Russie. Le gouvernement temporise, mais je préfère me fier à ce que j’observe ici depuis un mois.» La valise est prête, au cas où. «Nous irons en Roumanie, chez mon autre fille», prévoit-elle.
Un peu plus loin, sur un parking improvisé, Aigul Eshmatova se tient à disposition. Veste en jean, pull-over blanc avec logo des Rolling Stones piqué de strass, longue jupe bordeaux, la trentenaire soigne son look. Elle est l’une des influenceuses les plus populaires d’Ukraine. Depuis quelques semaines, elle fait des allers-retours entre les villes d’Odessa et de Mykolaïv et la frontière moldave. Seule, au volant de sa voiture, l’instagrameuse au million d’abonnés récupère les habitants de villages isolés qui ne peuvent fuir le pays par leurs propres moyens. Parfois sous les bombes. «Je n’ai pas peur. J’ai une formation militaire, affirme-t-elle, courageuse et déterminée. Maintenant que ma famille est en sécurité en Pologne, il est de mon devoir d’aider ceux qui en ont besoin.»
A quelques kilomètres de là, bénévoles et membres d’associations internationales s’activent sur un terrain vague, battu par un vent glacial. Transformée en moins d’un mois en véritable centre logistique et d’accueil, cette zone de transit permet aux 200 à 300 réfugiés qui arrivent chaque jour de se reposer quelques heures, de prendre un repas chaud et de bénéficier d’un soutien médical ou psychologique. Et, surtout, de pouvoir embarquer à bord de bus, en toute sécurité, en direction de la Roumanie ou de Chisinau. Pas de grille horaire, les cars partent dès qu’ils sont complets.
Le camp est placé sous l’autorité tranquille d’Igor Calancea, ancien colonel de l’armée moldave. Dans son uniforme bleu nuit, cet homme de 43 ans veille à la sécurité et à la bonne tenue des opérations. Si aujourd’hui tout semble se dérouler sans accroc, Igor se souvient avec émotion des premiers jours chaotiques où tout manquait: tentes, couvertures, nourriture, moyens de transport. Sur l’écran de son téléphone portable, il fait défiler les vidéos tournées de nuit où des centaines de personnes transies de froid affluaient sous la neige. Une larme s’échappe, qu’il s’empresse d'essuyer. «Cette guerre n’a aucun sens, lâche-t-il avant de s’en aller.
Sous la petite tente bleue d’Intersos, une ONG italienne qui vient en aide aux victimes de conflits armés, la médecin et psychothérapeute Paola Giurdanella profite de quelques minutes de répit entre deux examens. «La plupart des réfugiés qui viennent consulter présentent des troubles du stress post-traumatique et me réclament des calmants. Après cinquante jours de guerre, ceux qui font halte ici sont à bout de forces. Ils ont résisté autant qu’ils le pouvaient, cloîtrés chez eux ou cachés dans des sous-sols.» Ce n’est pas la première mission humanitaire de la transalpine de 29 ans. «J’ai été dépêchée sur les îles de Lampedusa (Italie) et de Lesbos (Grèce), mais ce que je vois ici dépasse l’entendement.»
Dans un grand container blanc transformé en salle de jeu de fortune, Iulia, 36 ans, veille en silence sur ses trois enfants. Le cadet tente d’attraper des poissons aimantés à l’aide d’une petite canne à pêche magnétique. Elle est restée cachée ces derniers jours avec les trois garçons dans une cave à proximité de Mykolaïv, une ville--verrou sur la route d’Odessa, pilonnée par les forces aériennes russes. Son mari a pu les conduire à la frontière ce matin. Il est reparti aussitôt. Les hommes ukrainiens âgés de 18 à 60 ans ne sont plus autorisés à quitter le pays en raison de l’état d’urgence. «Je ne sais pas quand je le reverrai, nous allons habiter chez une cousine, en Pologne», souffle-t-elle, abattue, avant de reprendre la route de l’exode.
Un exode qui ne semble pas connaître de fin. Le lendemain, à la frontière entre la Roumanie et la Moldavie, une vieille Lada grise est à l’arrêt, avec des sacs poubelles saucissonnés à la va-vite sur son toit. A son bord, Oksana, son mari et ses deux enfants. La mère de famille roule en direction de Montpellier, en France. «Les troupes russes sont entrées à Soumy, nous nous sommes réfugiés chez mes parents. Pendant dix-sept jours, sans eau et sans électricité. Nous avons réussi à nous échapper, les Russes tiraient sur les voitures, les enfants étaient terrorisés. Soumy vient d’être libérée, mais c’est trop dangereux. J’ai vu ce qu'ils ont fait à Boutcha. J’ai peur pour mes enfants. Nous avons pris quelques affaires et sommes partis. Toute notre vie est là», constate tristement Oksana. Comme elle, ils sont 5,2 millions à avoir fui l’Ukraine.
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