Les Vaudois seraient des modérés qui se méfient des opinions tranchées et des fortes personnalités. Ils seraient des citoyens «ni pour, ni contre, bien au contraire», selon l’ironique expression. Et pourtant, ce canton a produit des explorateurs célèbres comme la dynastie Piccard. Il abrite à Vevey le siège de la plus grande multinationale alimentaire du monde, Nestlé. Et cette même ville de Vevey est dirigée depuis cet été par un syndic du parti Décroissance alternatives, une gauche de la gauche qui désigne la croissance économique comme une cause majeure des calamités écologiques et sociales. Cette table ronde sur la thématique «solidarité et écologie», modérée par le rédacteur en chef de L’illustré, Stéphane Benoit-Godet, et réunissant Bertrand Piccard, ardent promoteur d’une croissance économique écologique avec sa fondation SolarImpulse, Yann Wyss, manager des impacts sociaux et environnementaux chez Nestlé, et Yvan Luccarini, syndic de Vevey, promettait donc d’être aussi contradictoire que passionnante.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, quelle est, pour chacun de vous trois, votre définition de la solidarité?
Bertrand Piccard: La solidarité émane de la compassion, de la perception des souffrances et des espoirs des autres. C’est cette empathie qui convainc un individu d’en aider d’autres.
Yann Wyss: La solidarité, c’est un rapport entre individus ou entre des segments de la société qui partagent un intérêt commun, qui sont interdépendants ou encore qui font face à une menace commune.
Yvan Luccarini: Je regarde d’abord au niveau global. Au niveau de l’humanité, on ne peut que constater que nous sommes très mal partis en termes d’accès équitable aux ressources naturelles, à la santé, à l’éducation, etc. Nous sommes 20% à accaparer 95% des ressources mondiales. Donc la solidarité, pour moi, doit s’exprimer par la répartition. Et au sein même des sociétés riches, ces inégalités se répètent. Le problème est donc systémique, ce qui me fait douter qu’une vraie solidarité soit possible en maintenant le système actuel.
Est-ce que la solidarité a été oubliée par l’écologie?
Bertrand Piccard: La solidarité date de bien avant l’écologie. C’est un impératif humain. Ma première expérience solidaire, je l’ai vécue à l’âge de 9 ans, dans la voiture familiale au retour d’une journée de ski. Il y avait un reportage de la Radio romande sur des enfants africains qui mouraient de faim. Je me suis mis à pleurer et j’ai envoyé plusieurs mois d’argent de poche à Terre des hommes. Le combat écologique reprend ce type d’exigence morale, mais sous des angles très différents.
Yann Wyss: L’écologie, notamment les réponses au changement climatique, fait appel à la solidarité. Dans mon travail, la solidarité se situe à un niveau systémique, dans les relations entre les acteurs d’une chaîne de valeurs comme Nestlé. Pour notre compagnie, qui fabrique des produits alimentaires, elle concerne nos partenaires, fournisseurs et petits fermiers. Et là, nous vivons actuellement une révolution. Car 70% de nos émissions de gaz à effet de serre proviennent de la chaîne d’approvisionnement. Nous devons donc repenser notre fonctionnement, notre relation aux producteurs, nous rapprocher d’eux, les aider et raccourcir la chaîne d’approvisionnement. Et puis il y a de plus en plus d’indicateurs non financiers qui ont de l’importance aux yeux des investisseurs. Cela reste marginal, certes, mais il y a un rééquilibrage en marche. Ces indicateurs ESG (environnement, social et gouvernance) sont de plus en plus observés par les investisseurs.
Et au niveau d’une municipalité, la solidarité, c’est faire de l’assistanat?
Yvan Luccarini: Je n’aime pas le mot «assistanat». Il s’agit plutôt de mieux répartir les ressources. Au niveau d’une collectivité publique, nous avons les impôts qui sont un outil de solidarité. De mon point de vue, il faudrait que le calcul de l’impôt soit plus solidaire, mais nous avons quand même cette manne à disposition pour une redistribution assurant les besoins fondamentaux de tous les habitants. Ce qui me frappe, c’est que la solidarité devrait être inscrite dans la nature humaine. Mais ce réflexe se vérifie en fait surtout dans des régions du globe où les gens ont très peu mais partagent le peu qu’ils ont. Dans notre société, je constate hélas plutôt une sorte de déni de solidarité.
Mais pratiquer la solidarité, cela n’est possible qu’avec une société qui génère de la croissance, non?
Betrand Piccard: J’adore votre question! On ne peut pas résoudre les inégalités en laissant croître le gaspillage, l’inefficience, l’égoïsme, les déchets ou l’irrespect vis-à-vis de la nature. Mais on ne résoudra jamais les problèmes actuels, sociaux et écologiques, sans croissance économique. Parce que sans croissance économique, il n’y aurait plus d’argent à redistribuer. Ce qui est central, c’est la nécessité de découpler cette croissance économique des excès de pollution qu’elle a engendrés jusqu’à présent. Les énergies renouvelables et les technologies propres rendent possible ce découplement. Créer de la richesse ne doit plus être mesuré par la quantité de consommation et de production, mais par la qualité et l’efficience des processus industriels. Je suis persuadé qu’il est possible de croître économiquement avec des énergies renouvelables et une économie circulaire tout en devenant plus solidaire et en respectant la biosphère.
Yvan Luccarini: Je dirai presque exactement le contraire de Bertrand Piccard! Le problème, c’est la croissance économique! Et le problème aussi, c’est une forte tendance à réduire la redistribution par l’impôt. Dans le canton de Vaud, nous avons un des taux d’imposition des entreprises les plus bas du monde. Quant à la question de l’efficience énergétique et industrielle, elle est intéressante. Mais cela fait des années que les ingénieurs y réfléchissent. Et les machines à laver consomment en effet moins d’eau et d’énergie. Le problème, c’est que tous les ménages ont une machine alors que, à l’époque, cet équipement était collectif. Ces gains d’efficience technologique ne se traduisent donc pas dans la réalité. Notre économie devrait satisfaire les vrais besoins au lieu de créer des besoins superflus.
Chez Nestlé, vous observez l’émergence d’un besoin de sobriété, voire de décroissance chez les consommateurs?
Yann Wyss: Le débat sur la décroissance pose les bonnes questions mais n’offre pas les bonnes réponses. Nous devrions d’ailleurs innover en termes de collaboration au lieu de nous opposer frontalement. Autour de cette table, il y a un politique, un fondateur d’une ONG et un cadre de multinationale. Nous serions bien inspirés de mieux collaborer au lieu de travailler en silo. Pour répondre à votre question, quand il s’agit des petits fermiers avec qui nous collaborons dans le monde, je peux vous assurer qu’ils ne se posent pas la question de savoir comment décroître. Ils se demandent au contraire comment augmenter leur rendement pour offrir une meilleure éducation à leurs enfants et contribuer au développement de leur communauté.
Bertrand Piccard: Je pense que la solidarité et l’écologie sont deux choses différentes. Associer étroitement écologie et solidarité me semble même dangereux, car cela détourne beaucoup de gens de l’écologie. L’écologie, c’est notre rapport à l’environnement, c’est assurer une qualité de vie en lien avec les ressources naturelles, avec le changement climatique, avec la biodiversité. C’est une manière de garantir un avenir à l’humanité. Car, au fond, la planète irait bien mieux sans nous! La solidarité, c’est tout autre chose: c’est une manière d’assurer entre les êtres humains eux-mêmes une manière de vivre acceptable. Je déplore d’ailleurs que le débat consiste souvent à savoir comment rendre les riches moins riches au lieu de se demander comment rendre les pauvres moins pauvres. Quand on dénonce les bénéfices des entreprises, par exemple, il faut se demander d’abord où va la plus grande partie de ces bénéfices. A part quelques individus et quelques organismes de gestion de fortune privés, ce sont des caisses de pension et des assurances vie, c’està-dire l’épargne des citoyens, leur retraite, donc de la solidarité. Ce n’est pas une question de droite ou de gauche, la solidarité.
«Les hautes écoles jouent un rôle central»
Dans le cadre de la table ronde de «L’illustré» et de la «Schweizer Illustrierte», l’indicateur de compétitivité d’UBS publié fin août met en lumière chaque canton que nous visitons. Aujourd’hui, le canton de Vaud.
Le canton de Vaud possède un fort potentiel de croissance à long terme, et ce grâce à de multiples facteurs. Un positionnement sectoriel solide et équilibré, une capacité d’innovation ainsi qu’un niveau de capital humain supérieur à la moyenne soutiennent ainsi les perspectives économiques du canton, les hautes écoles jouant également un rôle central.
Les régions vaudoises de Lausanne, de Nyon et de Morges, sur la rive nord du Léman, figurent en tête de peloton puisqu’elles excellent tout particulièrement dans ces dimensions. En outre, grâce à leur position entre la métropole de Lausanne et le canton voisin de Genève, elles profitent de l’infrastructure urbaine et de la zone de rayonnement. Cependant, à mesure que l’on s’éloigne de ces moteurs de croissance régionaux, le futur potentiel de croissance diminue au sein du canton.
Récemment, une baisse importante des impôts sur les bénéfices pour les entreprises a significativement amélioré l’attractivité du canton en matière de coûts. Le niveau des salaires et les loyers de bureaux étant supérieurs à la moyenne, le canton de Vaud compte néanmoins parmi les territoires les plus chers de Suisse. Dans le domaine des finances publiques également, la région affiche un potentiel d’amélioration par rapport aux autres cantons.