Cinq heures et demie après le décollage de l’aéroport de Belp (BE), ce lundi 7 février, le Falcon 900 du Conseil fédéral se pose à l’aéroport de Niamey. Cinq heures et demie pour passer d’un des dix pays les plus riches du monde à un des dix pays les plus pauvres. Danse, costumes traditionnels et musique, premiers discours de bienvenue… c’est parti pour trois jours de rendez-vous officiels, mais aussi de rencontres et de découvertes plus spontanées, gaies, émouvantes. Le Niger est un beau pays qui souffre énormément. Son peuple courageux mérite d’être soutenu.
Le président Cassis est venu pour cela. Accompagné d’une petite délégation, il s’efforcera «d’approfondir les relations bilatérales et la coopération entre le Niger et la Suisse», comme on dit dans le jargon diplomatique. Mais on pourra observer aussi que le chef de la diplomatie helvétique ne se contente pas de figuration. Il s’agissait d’évaluer en direct l’efficacité des actions financées par la Confédération. Derrière son affabilité permanente, nous découvrons un dirigeant pragmatique, pour qui les résultats sont plus importants que les paroles. C’était bel et bien aussi une tournée d’inspection.
Au Niger, les défis sont énormes, pour ne pas dire décourageants. Il y a d’abord la démographie: 3 millions d’habitants en 1960, année de son indépendance, 23 millions d’âmes aujourd’hui. Si la Suisse avait connu la même évolution démographique, sa population s’élèverait à 35 millions d’habitants!
Il y a ensuite la situation sécuritaire. Depuis la chute de Kadhafi en 2011, le Sahara et le Sahel connaissent un niveau d’insécurité sans précédent. L’époque des grandes virées touristiques ou sportives en 4x4 dans les sables sahariens est révolue après de multiples prises d’otages de touristes ou de coopérants au dénouement parfois tragique. Désormais, ce sont les populations locales qui continuent à payer le prix fort de cette guérilla et de ce banditisme récurrents. Il y a enfin le réchauffement climatique, qui accélère la désertification et contribue à dégrader la sécurité alimentaire.
Le président du Niger, Mohamed Bazoum, apparemment aussi pragmatique que son hôte, ne cherchait d’ailleurs pas à cacher ces difficultés lors du point de presse, le premier jour, dans un palais présidentiel ultrasécurisé. Répondant à notre demande de présenter le Niger en quelques mots pour les lecteurs de «L’illustré», le chef d’Etat a commencé par énumérer ces défis, avant de rappeler qu’il y a de bonnes raisons d’espérer: «Malgré toutes ces difficultés, la République du Niger a réussi à organiser l’année passée des élections qui ont vu une passation de pouvoir entre deux présidents démocratiquement élus. Ce pays, entouré de foyers de violences, tient sur ses deux jambes grâce à la solidité de ses institutions. Ce pays met en œuvre un programme d’éducation de cinq ans, avec un accent particulier pour l’éducation des filles. Ce pays met en place une agriculture basée sur des sources d’énergie nouvelles, visant une dynamique de prospérité qui contredira les clichés existants à l’étranger. Ce pays veut et va se sortir de ses difficultés, et mérite donc d’être aidé, comme le fait la Suisse.»
Cette première journée de visite est la plus officielle des trois. Les choses plus authentiques commencent le lendemain avec la visite, près de la ville de Maradi, du Centre communautaire d’éducation alternative des jeunes, un projet de la DDC à l’appellation boursouflée qui se révélera être une déception. Un déplacement qui a d’ailleurs bien failli ne pas avoir lieu, les pilotes de l’avion fédéral estimant que les vents chargés de sable étaient trop forts pour assurer une visibilité suffisante pour l’atterrissage. Mais Ignazio Cassis sait faire preuve d’autorité: il convoque le chef pilote et lui ordonne d’effectuer ce vol. «Nous verrons bien sur place si les vents de sable cachent la piste.» Nous apprendrons que ce n’est pas la première fois que le patron doit bousculer l’obsession très fédérale du 0,000001% de prise de risque de ses pilotes. Et deux heures plus tard, nous atterrissons sans problème sur une piste parfaitement dégagée.
Après un déplacement en convoi hautement sécurisé par des dizaines de kalashnikovs locales et quelques oreillettes d’agents de Fedpol, la caravane parvient à Chadakori. Ce projet censé aider l’intégration des jeunes réfugiés venus du grand voisin du sud, le Nigeria, n’est pas loin d’être une coquille vide: un atelier de menuiserie misérable, deux classes d’école où s’entassent des enfants mal à l’aise et chétifs, censés apprendre le français mais incapables d’en prononcer un traître mot… Et d’ailleurs, pourquoi ces efforts d’alphabétisation ne sont-ils pas réalisés dans la langue commune de cette région du Sahel, le haoussa? Dans cette partie du Niger et dans le nord du Nigeria, le français n’est pas une langue véhiculaire, tout au plus une langue de l’administration, de l’élite. La maîtresse d’école semblait elle-même très peu francophone. Cette visite permettra au moins de vérifier l’extrême misère et le désespoir de ces déplacés nigérians, parqués dans ce coin de nature aride, loin de tout. Tragique.
Le lendemain, le mercredi, c’est pour la mythique Agadez, la Tombouctou du Niger, ville de tous les trafics sahariens, que le Falcon fédéral s’envole pour une visite nettement plus convaincante d’un projet du CICR qui s’occupe de personnes handicapées. Des centaines de mutilés ou de malades ayant perdu leur motricité ont été équipés de prothèses, de tricycles à bras ou de chaises roulantes. Des formations professionnelles et une petite aide pécuniaire permettent aussi à ces personnes de sortir de la mendicité. «Merci de nous avoir aidés à retrouver notre dignité», répétaient en haoussa certains bénéficiaires de cette aide face au président. Emotion également dans une autre institution d’Agadez qui s’occupe de réfugiés traumatisés par les violences subies dans leurs pérégrinations africaines, notamment en Algérie voisine.
Et puis on ne vient pas à Agadez sans présenter ses hommages au sultan, dépositaire désormais d’un pouvoir avant tout représentatif, mais accompagné, contrairement aux dirigeants modernes, d’un griot (un géant équipé d’un mégaphone) commentant la visite en direct, dans un haoussa mâtiné de français et à plein tube, empêchant ainsi toute discussion dans un rayon de 20 mètres. Un officiel vient parfois demander poliment au héraut de baisser un peu le volume, mais avec respect, car les griots appartiennent à une caste élevée. Cette étrange, bruyante et assez fascinante spécialité protocolaire rappelle que jusqu’au milieu du XIXe siècle, c’est-à-dire hier à l’échelle du temps historique, l’intérieur du continent africain était encore une «terra incognita.» Ces zones encore vierges sur les mappemondes agaçaient prodigieusement les Européens alors tout-puissants. Les Amériques et l’Asie avaient été minutieusement cartographiées et souvent colonisées. Seule l’Afrique résistait encore à la géographie occidentale. Cette longue préservation de l’influence européenne est palpable dans cette ville construite en terre rouge séchée (banco) et dont le célèbre minaret de 27 mètres de la mosquée fut bien entendu une des étapes de la visite.
C’est encore à Agadez que nous avons pu échanger avec trois Suissesses qui y vivent depuis de longues années. La Neuchâteloise Sylvine Vuilleumier et son mari touareg, naguère guide dans le désert quand la situation le permettait encore, ont fondé une école de formation professionnelle (Association Point d’Appui) pour les jeunes. Ces expatriées heureuses confirment pourtant la dégradation sécuritaire et économique dans la région, mais elles partagent avec leurs concitoyens nigériens une qualité bien plus africaine qu’européenne: la résilience.
Le mercredi soir, il était temps de retrouver la prospérité helvétique avec, en tête, quelques clichés en moins et beaucoup d’interrogations supplémentaires sur le Niger en particulier et sur la marche du monde en général.
Ignazio Cassis: «La politique étrangère n’est pas un simple hobby»
Interview du président de la Confédération durant le vol retour du Niger, dans l’avion du Conseil fédéral.
- Durant ces trois jours, j’ai pu mesurer à quel point vous faites preuve de patience, notamment face aux obligations protocolaires à répétition.
- Ignazio Cassis: La patience est une qualité indispensable dans les relations internationales, domaine où les choses évoluent lentement.
- Quels sont vos critères pour juger du degré de réussite, ou d’échec, d’une visite d’Etat?
- Cette question de l’efficacité de mon travail comme chef du DFAE, je me la pose depuis mon entrée en fonction. Pour y répondre, nous avons élaboré des stratégies qui fixent précisément les buts du Conseil fédéral et les mesures à prendre. Nous avons aussi développé des indicateurs, des outils qui nous aident à évaluer une situation et à prendre des décisions.
- Et quelle est votre évaluation de ce voyage au Niger?
- Avec ce pays, nous nous situons au cœur de notre stratégie Afrique. Le Sahel est une région fragile et instable. Depuis le Printemps arabe, il y a donc onze ans, elle a plongé peu à peu dans le chaos. La stratégie du Conseil fédéral prévoit un engagement renforcé de la Suisse pour favoriser le retour de cette région vers une meilleure stabilité. Pour y parvenir, nous sommes présents avec la coopération au développement, l’aide humanitaire et nous offrons nos bons offices de promotion de la paix. Je suis venu m’assurer auprès de mon homologue, le président Bazoum, et de son gouvernement que nos actions sont perçues comme efficaces, que notre stratégie est globalement pertinente. Et c’est en l’occurrence le cas. Mais je dois aussi revenir en sachant quelles améliorations apporter. Pour le Niger, nous devons faire des ajustements, du «fine-tuning.»
- Dans ce contexte de crise russo-ukrainienne d’une part et d’impasse dans nos relations avec l’Union européenne d’autre part, on pourrait vous reprocher de commencer votre année présidentielle avec cette visite d’Etat africaine, aux enjeux moins urgents.
- J’ai en fait commencé mon année présidentielle en me déplaçant en Autriche puis en Allemagne. En Autriche, j’ai participé à la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe, qui traitait de la crise en Ukraine. Et en Allemagne, je suis allé parler du dossier européen. Vous pouvez donc constater que les priorités de politique étrangère pour notre pays ne m’ont pas échappé!
- Dans le logiciel diplomatique suisse, quelle est la place du CICR, dont le président, Peter Maurer, vous a accompagné durant ce voyage?
- Rappelons que le CICR est né sur la base du droit international humanitaire, sur les Conventions de Genève. Rappelons encore que cette organisation fonctionne notamment grâce à l’argent des contribuables suisses. Un tiers des ressources humanitaires fédérales va au CICR, soit un peu plus de 150 millions de francs par année. Et la ressemblance entre le drapeau de la Croix-Rouge et le drapeau national n’est pas un hasard. Ce lien entre le CICR et la Confédération est donc très fort et reflète la tradition humanitaire suisse. Et ce lien se traduit par une collaboration très étroite du DFAE avec le CICR dans le respect total de son indépendance.
- Votre première année présidentielle, c’est aussi l’occasion de mieux vous faire connaître et de soigner votre popularité, qui a sans doute une marge d’amélioration?
- Votre question est tournée de manière très diplomatique. Vous avez sans doute été inspiré par ce voyage! Dans tous les pays, le ministre des Affaires étrangères est le moins visible, parce qu’il s’occupe de choses lointaines, voire exotiques pour certains. Je me suis d’emblée efforcé de rapprocher la politique extérieure de la politique intérieure, et donc de la population. Cette année présidentielle m’offre la possibilité de renforcer cette démarche. Je vais notamment inviter des chefs d’Etat ou de gouvernement étrangers en Suisse. Et je ne vais pas les recevoir tous à Berne ou à Genève. Cette semaine, j’ai par exemple reçu le chancelier autrichien à Zofingue. J’aimerais ainsi qu’à la fin de l’année les citoyennes et citoyens suisses aient mieux compris que la politique étrangère n’est pas un simple hobby qui sert à faire de grands discours à l’ONU ou ailleurs, mais que cette activité est un élément essentiel de la politique suisse.