A première vue, tout les oppose. Pourtant, des fils invisibles relient Laetitia Casta, mannequin et comédienne, à la pianiste de génie Clara Haskil. Roumaine, juive, elle a échappé au nazisme en se réfugiant à Vevey en 1942, où elle vécut dix-neuf ans. Soutenue par Michel Rossier, marbrier et homme providentiel, elle fut l’amie de Charlie Chaplin sur la Riviera. Cette artiste hors du commun était atteinte d’une scoliose déformante, elle vécut prisonnière d’un corset pendant quatre ans. La chevelure en bataille, elle arrivait sur scène avec une démarche claudicante. Une fois assise à son clavier, elle se transcendait. Son jeu limpide envoûtait: elle était piano. Au théâtre dans «Clara Haskil, prélude et fugue», Laetitia Casta fait le récit de la vie de ce prodige à la précocité inouïe, capable à 3 ans de reproduire d’un doigt les airs que jouait sa mère et à 5 ans de transposer d’oreille une sonatine de Mozart. Seule sur les planches pour la première fois, l’actrice porte un texte qu’elle nuance comme une partition. On y entend la virtuose, ses parents, son oncle et même son chat. «Il y a une vingtaine de personnages, précise Laetitia Casta au téléphone. Le destin de Clara Haskil, tout en fragilité et en doute, me parle. Sa sensibilité m’émeut. Je suis très sensible moi-même. J’ai pu m’identifier à elle, comme imaginer qu’elle puisse aussi se calquer sur moi.» Happées toutes les deux très jeunes dans le monde des adultes dont elles ne possédaient pas les codes, elles ont manqué le virage de l’adolescence, supporté les remarques et les regards blessants et suscité l’émerveillement. Mais elles ont su, envers et contre tout, rester elles-mêmes.
La jeune Corse a été repérée sur une plage à 15 ans. Jeune fille timide, elle allait devenir l’incarnation de la femme française, l’égérie de Jean Paul Gaultier et d’Yves Saint Laurent. Son parcours n’a toutefois pas l’évidence lisse de ses triomphes sur papier glacé. D’aucuns la trouvaient trop petite (elle mesure 1 m 68) ou trop grosse. A 15 ans et demi, hors la présence de Saint Laurent, elle entendit cette phrase traumatisante: «Comment on va faire pour habiller ça?» Qu’importe. C’est elle qui bousculera les canons de la mode des années 1990. Désarmante de naturel, mais jamais désarmée. «Le cynisme m’est étranger, dit-elle. Je suis restée premier degré, même dans l’humour. Les gens n’osent pas laisser transparaître leurs fragilités. On passe sa vie à cacher ce mélange extrêmement humain, comme s’il ne fallait pas montrer ce qui dépasse ou ce qui ne va pas, ce qui n’est pas bien ou dérange. Moi, j’essaie de le cultiver. Mes défauts font mon identité. C’est ce que je suis, c’est ma force. Comme des galons sur mes épaules.»
Si son corps et ses mensurations – 90, 60, 88 – ont monopolisé l’attention, c’est sa tête, visage au sourire signature, charme d’une bouche à l’imperfection assumée, qui domine l’ensemble et trompe les apparences par un précieux mélange d’intelligence et de cœur. «Il y a des messages qui passent dans le regard. Cela raconte beaucoup plus que le reste. C’est revendicateur. Amener les choses vers le haut, pour moi, est important. Les femmes que j’ai toujours admirées étaient des femmes de tête, Simone de Beauvoir ou Christiane Taubira.» Il y a chez Laetitia Casta une conscience sociale, un positionnement à gauche assumé. «J’ai de la facilité à être en empathie. Etre de gauche, c’est partir de soi pour aller vers les autres; de droite, vous partez des autres pour arriver vers vous.» Elle l’a compris dès l’âge de 6 ans. «Je viens d’un milieu très simple. Mes parents ont manqué d’argent, mais je n’en ai jamais souffert. Eux en ont plus souffert que nous. Ils se sont sacrifiés pour mon frère, ma sœur et moi.»
Comment vit-elle l’époque, cette France des discours décomplexés contre l’immigration où fleurit le port de l’étoile jaune des antivax? «Tout est mélangé, amalgamé. Ce qui me gêne le plus, c’est l’agressivité des gens cachés derrière un écran. Je trouve ça terrible. Il y a quelque chose de plus en plus violent dans les propos, dans le jugement. C’est un monde qui recule, alors qu’on avance sur la situation des femmes…» En marge du phénomène «#MeToo», elle avait déclaré: «Je ne suis pas une féministe, je suis une femme.» En 2018, ses mots sortis de leur contexte ont déclenché un tir nourri. Elle prit la plume dans «Le Monde», nuança les raccourcis et déplora les amalgames. Alors qu’elle se rangeait inconditionnellement du côté des femmes, elle n’était pas pour autant contre les hommes.
«C’est noir et blanc. Il n’y a plus de gris, plus de dégradé. Tout est extrême. J’adorerais que Taubira soit présidente, mais c’est presque une utopie, elle n’est pas soutenue du tout.» Marianne en l’an 2000, Laetitia Casta ne retrouve en rien les valeurs communes de liberté, d’égalité et de fraternité que symbolise le buste au bonnet phrygien auquel elle a prêté ses traits à 22 ans. «Ce qui manque, c’est le côté fédérateur. Etre ensemble, l’union. Ces mots-là, on ne les entend plus aux infos. Même plus dans la bouche des hommes politiques», souligne-t-elle.
Chez elle, le besoin d’élargir l’horizon s’est manifesté très tôt, sans trop savoir ce qu’elle voulait devenir. «Au collège, un professeur d’arts plastiques avait conseillé à mes parents de me mettre dans une école d’art; là où j’étais, malheureusement, c’était impossible. Comme dit Clara Haskil: «Si au moins j’étais capable de faire quelque chose de mes deux mains, j’aurais fait autre chose», ajoute-t-elle, amusée. C’est l’ennui qui m’a fait partir de chez moi. L’ennui culturel, l’ennui tout court. Cette envie de liberté a toujours été là, même à l’école. A la base, ça part d’une souffrance de se sentir tellement à l’étroit. C’est ce qui motive mon travail. Je m’ennuie souvent. Chez moi, c’est un vrai problème.»
De son métier de mannequin, elle a fait une passerelle vers le cinéma. Herb Ritts, photographe de mode américain, lui suggérait déjà d’imaginer des histoires, Peter Lindbergh la fit poser en Brando. «Pour la campagne des Galeries Lafayette, Jean-Paul Goude cherchait des expressions très fortes. Il m’a dit: «Pense que tu es un pervers dans le métro et ouvre ton manteau.» Ça a démarré comme ça.»
Tout le monde voulait jouer avec Laetitia. Et elle, fausse ingénue, sut déjouer son monde. A 20 ans, interrogée par Thierry Ardisson à l’arme lourde, pour son premier rôle – Falbala dans «Astérix et Obélix contre César» –, elle déclara que la comédie, c’est puiser dans des tiroirs pour y trouver les bonnes émotions. Ce à quoi Pierre Arditi fit remarquer qu’elle venait, sans le savoir, de décrire la méthode Stanislavski. Depuis 1999, la Casta n’a cessé d’enchaîner téléfilms et longs métrages. Elle en totalise 37 et désormais quatre pièces de théâtre.
Pour devenir la Bardot de Joann Sfar dans «Gainsbourg» (vie héroïque) (2010), elle voulut rencontrer son modèle par souci de justesse et par respect. «On m’a dit que j’étais folle, qu’elle s’opposerait au projet. C’est une icône, une inspiration de toujours pour moi. Elle m’a accueillie avec beaucoup de générosité. Elle m’a raconté sa vie, m’a confié des phrases. Cela m’a permis une approche différente du personnage un peu froid qui m’était donné sur papier.» Elle a vu juste. Au dialogue initial, elle ajouta, entre autres, «J’préférerais être moche que d’te perdre.» L’authenticité des mots paracheva son interprétation. Casta fut une BB bluffante.
Il y a deux ans, profitant du confinement, elle a absorbé le texte de Serge Kribus mis en scène par Safy Nebbou. «J’étais dans ma bulle et enceinte (de son quatrième enfant, ndlr). Clara Haskil m’a permis vraiment de comprendre ce que c’était que d’incarner, ne plus faire de différence entre votre personne et le personnage. J’ai hâte de l’expérimenter au cinéma.» Sur scène, elle est accompagnée par la pianiste Isil Bengi. Laetitia serait-elle aussi musicienne? «Pour moi, la voix est un instrument, quelque chose d’assez musical. J’ai pris des cours de chant lyrique autrefois. La musique, omniprésente autour de moi, j’y touche à travers les films (Gainsbourg et Rue des Plaisirs, ndlr). Il m’est arrivé de chanter avec Christophe.» Entre eux, un projet d’album s’est esquissé. «Il est parti trop tôt. Il faudrait rencontrer les bonnes personnes. Je ne sais pas si j’y arriverai. Lui était parfait.» Ensemble, ils ont enregistré «Daisy», titre de 1977 ressorti en duo en 2019 dans «Christophe, etc.»
Interpréter au point de se confondre avec l’autre, l’entreprise de Laetitia Casta est parsemée de signes dans cette pièce vibrante qu’elle vient présenter trois soirs de suite en Suisse romande. «Sur scène, il y a trois claviers. L’un d’eux, tout petit, un vrai piano d’enfant, est à moi. Il y a quatorze ans, le locataire précédent m’en a fait cadeau. Je ne pensais pas qu’un jour je m’en servirais.» Clara Haskil veillerait-elle sur son interprète? Décédée en 1960 des suites d’une chute à la gare de Bruxelles, elle déclara juste après l’accident: «Heureusement, mes mains n’ont rien.» A la première parisienne, Laetitia Casta a vécu un curieux phénomène. «C’était étrange. Avant le lever de rideau, le trac est arrivé d’un coup, mais je ne l’ai ressenti que dans mes mains. Je me suis dit: «Je peux jouer, je peux bouger, mais qu’est-ce que c’est que ça?» A la fin, elle s’en est inquiétée auprès de son accompagnatrice. «Isil Bengi m’a dit: «Tu as eu le trac des pianistes.» Depuis, les soirs de représentation, Clara Haskil et Laetitia Casta, intense et habitée, ne font plus qu’une.
>> Retrouvez «Clara Haskil, prélude et fugue»: le 16 février au Théâtre de Beausobre à Morges, le 17 février au Théâtre du Jura à Delémont, et le 18 février au Théâtre du Reflet à Vevey.