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«L’écriture est comme une empreinte digitale»

De l'affaire Grégory à Sarkozy, la société romande qui débusque les faux

Dis-moi comment tu écris et je te dirai qui tu es. La start-up valaisanne OrphAnalytics a développé un logiciel capable d’identifier l’auteur d’un texte. Les fraudeurs, harceleurs, maîtres chanteurs, complotistes ou «corbeaux» ont du souci à se faire.

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Six ans seulement après l’avoir créée, Claude-Alain Roten a hissé sa start-up parmi les plus prometteuses du moment. L’analyse de texte basée sur le séquençage stylométrique qu’a mise au point l’ex-biologiste de Loèche-les-Bains est en passe de révolutionner le monde de l’écriture. STUDIO PHILIPPE KRAUER

«Avec un nom comme le mien, on ne peut venir que de Loèche-les-Bains. Au cimetière du village, il y a 50% de Roten et 50% de Loretan», rétorque, taquin, Claude-Alain Roten quand on lui demande si son patronyme est bien d’origine valaisanne. Derrière son masque chirurgical dissimulant un air qu’on devine un brin rigoriste, le cofondateur de la start-up OrphAnalytics est d’humeur badine en cette fin d’année 2020 pourtant bien morose. Il est vrai que le sexagénaire, qui a exercé comme microbiologiste durant plus de vingt ans avant de changer de domaine, a de quoi être détendu. Depuis la mi-décembre, le nom de sa petite société fondée en 2014 avec le soutien de membres de sa famille, d’amis et de collègues (40 actionnaires pour un capital de départ de 200 000 francs) ne cesse de faire parler d’elle. Et pour cause, les médias du monde entier évoquent son activité, la stylométrie, comme étant susceptible de faire toute la lumière sur des dossiers aussi sensibles que l’affaire Grégory, du nom de ce bambin retrouvé mort en 1984 dans une rivière des Vosges, ou le mouvement complotiste américain QAnon. «Je ne suis ni un génie ni quelqu’un de super intelligent. C’est juste que ma longue expérience dans l’analyse génomique me donne une avance considérable pour le développement de cette technologie», estime le Haut-Valaisan établi sur l’Arc lémanique.

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Selon le journal «Le Parisien», l’analyse des messages anonymes envoyés par le «corbeau» dans la célèbre affaire criminelle Grégory permettrait de démasquer leur auteur. Une affirmation que Claude-Alain Roten, le boss d’OrphAnalytics, refuse de…

De quoi parle-t-on? Il y a encore quelques années, Claude-Alain Roten faisait de l’analyse de séquençage de génome humain. Aujourd’hui, avec sa petite équipe d’une dizaine de personnes à temps partiel, il applique exactement la même technique pour les textes: le séquençage stylométrique. Pour faire court, sa méthode consiste à se servir des outils statistiques que la start-up a créés pour analyser la syntaxe d’un texte, les phrases et les mots utilisés, le style employé, etc. But de l’opération: déterminer la paternité du texte par comparaison avec d’autres documents du même auteur. «Lorsque nous écrivons ou que nous nous exprimons oralement, nous créons une signature très personnelle. C’est comme une empreinte digitale», détaille le boss de l’entreprise incubée durant trois ans par la fondation The Ark. Une institution qui organise et coordonne les activités permettant l’éclosion de sociétés en Valais. Bonne pioche. «Aujourd’hui, grâce à son exposition médiatique internationale, OrphAnalytics offre en retour une sacrée promotion au canton», se réjouit Frédéric Bagnoud, le secrétaire général de la fondation.

Cent trente caractères suffisent à identifier la personne se cachant derrière un message écrit ou parlé. Autant dire qu’il faudra bientôt y réfléchir à deux fois avant de publier un post anonyme sur les réseaux sociaux. Idem pour le téléphone. Appeler avec un numéro masqué ou d’un appareil public ne garantira plus l’anonymat. «Une fois les conversations retranscrites, notre travail peut commencer. Quelle que soit la langue utilisée, même des dialectes ou, à l’extrême, dans le cas d’une personne transmettant un message par son ou chanté», précise Claude-Alain Roten. Qui s’apprête d’ailleurs à déposer un brevet traquant le plagiat musical. Autre corde à l’arc de la jeune société installée à Verbier, la détection de fraudes financières grâce à l’analyse de la comptabilité. «Ce n’est pas si compliqué. Une comptabilité frelatée est construite de façon à atteindre le chiffre décidé d’avance au bilan. Rétrospectivement, je ne comprends pas pour quelle raison la fameuse affaire Madoff (Bernard Madoff, financier américain à l’origine d’une fraude estimée entre 25 et 63 milliards de dollars, condamné à 150 ans de prison en 2009, ndlr) n’a pas été décelée avant. Même si nous repérons l’astuce dix fois plus rapidement que les grandes fiduciaires d’audit, ces dernières avaient tout en main pour lever le lièvre», affirme celui qui publiera bientôt un livre sur la stylométrie. «A moyen terme, on peut même imaginer que notre technologie s’applique à l’imagerie médicale. Mais il y a un hic: chaque dépôt de brevet coûte 40 000 francs», soupire Claude-Alain Roten.

A ce jour, le fonds de commerce d’OrphAnalytics reste cependant l’application académique. «En quelques minutes, nous pouvons trouver qui a écrit quoi dans un rapport collectif ou savoir si un étudiant a fait appel à un ghostwriter, un écrivain fantôme, pour produire son travail de mémoire.»

Ainsi, la start-up s’est amusée à chercher qui, parmi les politiciens français, écrit ou fait écrire ses livres. Et à ce petit jeu, Nicolas Sarkozy ne sort pas grandi. «Je ne veux pas être méchant, mais c’est tellement gros que cela en devient risible», confie notre interlocuteur, qui a mis en évidence du plagiat et jusqu’à cinq intervenants différents, comprenez cinq écrivains fantômes, dans l’un des ouvrages de l’ancien président de la République. «Si l’écrivain fantôme est mal payé, ce qui est généralement le cas, la tentation de plagier est grande.» Bons points en revanche pour Jean-Luc Mélenchon, Bruno Lemaire et François Bayrou, qui écrivent les ouvrages qu’ils signent. «A lire François Bayrou, on sent tellement l’agrégé d’histoire que notre analyse serait presque superflue.»

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Selon le journal «Le Parisien», l’analyse des messages anonymes envoyés par le «corbeau» dans la célèbre affaire criminelle Grégory permettrait de démasquer leur auteur. Une affirmation que Claude-Alain Roten, le boss d’OrphAnalytics, refuse de…

Dans un autre registre, celui de l’écrivain signant sous pseudonyme, il n’a fallu que quelques heures à OrphAnalytics pour identifier l’auteur napolitain à succès Domenico Starnone comme étant la mystérieuse Elena Ferrante. Une écrivaine à ce point secrète que personne ne l’a jamais vue et encore moins photographiée, alors que ses romans se vendent à des millions d’exemplaires et que son best-seller L’amie prodigieuse fait l’objet d’une série TV diffusée, entre autres, par la RTS. «Jusqu’ici, ce n’était qu’une rumeur. Mais notre analyse montre une telle évidence que nous pouvons affirmer que «Hélène Fernand», la traduction littérale du napolitain Elena Ferrante, est bel et bien Domenico Starnone.» Lequel, soit dit en passant, n’a pas réagi à l’information. «J’imagine qu’il ne doit pas être très content. Comme 80% des lecteurs de romans sont des lectrices, apprendre qu’Elena est un homme doit en décourager plus d’une», craint Claude-Alain Roten. Cinq cents kilomètres plus au nord, à Florence, la bibliothèque nationale attend en revanche avec impatience l’analyse d’un manuscrit écrit au XVIe siècle, pense-t-on, de la main de Machiavel.

Mais c’est avant tout dans le domaine judiciaire qu’OrphAnalytics a défrayé la chronique. La rumeur selon laquelle ses analyses algorithmiques permettraient d’identifier le «corbeau» ayant sévi dans l’affaire du petit Grégory Villemin a même déclenché une véritable tornade médiatique dans l’Hexagone. Trente-six ans après l’enlèvement et la mort du garçon de 4 ans, la presse française affirme que les résultats de l’expertise de la société valaisanne ont relancé l’enquête. «Nous ne commentons pas les affaires judiciaires en cours», prévient Claude-Alain Roten, tout en confiant collaborer avec «une organisation transfrontalière de police» ainsi qu’avec l’école des sciences criminelles de l’Université de Lausanne. «Nos expertises doivent servir à un juge, pas à un tribunal populaire. Tant pour les victimes que pour les prévenus, les fuites dans les médias sont intolérables. Nos expertises sont déposées sous copyright certifié et nous n’hésiterons pas à poursuivre celui ou celle qui briserait le secret de l’instruction en brandissant l’une de nos expertises», tonne Claude-Alain Roten. Une menace à peine voilée visant les avocats ayant accès aux dossiers.

Autre cible, le mouvement extrémiste américain QAnon. Depuis trois ans sévit sur les réseaux sociaux le mystérieux Q, un prétendu lanceur d’alerte à l’origine de la mouvance américaine QAnon, soutien indéfectible de Donald Trump: 4952 messages d’abord postés sur le forum 8chan, hébergeant notamment des suprémacistes blancs, fermé en 2019 puis renaissant sous le nom de 8kun. Des messages affirmant que le Parti démocrate serait aux mains d’une secte pédophile et sataniste impliquant également des personnalités des médias et du showbiz, qui contrôlerait secrètement les Etats-Unis. Selon Q, des enfants seraient par exemple torturés dans le but d’extraire de leur corps une molécule à effet rajeunissant et seul Trump tenterait discrètement d’empêcher cette cruauté.

Trois semaines. C’est le temps qu’il a fallu à OrphAnalytics pour passer à la moulinette les messages de QAnon et démasquer non pas un mais deux «scribouillards» de l’organisation classée à haut risque terroriste par le FBI. Des révélations qui ont fait tomber le mythe et perturbé les 4,5 millions d’adeptes du site complotiste recensés sur Facebook. «Nous traitons actuellement des textes émanant de plusieurs suspects. Parmi eux, Jim Watkins, un homme d’affaires et ancien militaire, et son fils, Ron, déjà soupçonnés par une enquête privée aux Etats-Unis», explique Claude-Alain Roten, dont l’analyse a fait sensation outre-Atlantique. «Le plus délirant, dans cette affaire, c’est que le forum 8chan a été fermé pour cause de pédophilie. Que des millions de personnes se laissent ensuite embarquer de cette façon me sidère.»

Et OrphAnalytics n’a pas fini de faire le buzz outre-Atlantique. «Nous sommes à bout touchant en ce qui concerne l’identification d’un tueur en série surnommé «le tueur du zodiaque», auteur d’au moins cinq meurtres, qui a terrorisé le nord de la Californie à la fin des années 1960 et que la police n’a jamais réussi à coincer.»

Quelle fiabilité? La question de la fiabilité des expertises livrées par OrphAnalytics est particulièrement sensible puisqu’elles contribuent à forger la conviction des juges. Dans l’affaire Grégory, les avocats des suspects ont d’ores et déjà crié au charlatanisme. Une attaque qui n’étonne pas le Haut-Valaisan, lequel, une fois encore, ne confirme pas, ni n’infirme qu’il est impliqué dans ce dossier. «Leur réaction est logique. Ce type d’expertise ruine leur système de défense. Cela étant, notre statut est celui de simple témoin. C’est au juge, pas à nous, de se faire une opinion sur la base des informations que nous lui transmettons.» Et de conclure: «Toute expertise comporte une part, même infime, d’incertitude. Dans l’analyse du génome humain, il arrive qu’on trouve un individu sur un million qui soit le résultat de la fusion de deux personnes.»


Par Rappaz Christian publié le 11 janvier 2021 - 08:29, modifié 18 janvier 2021 - 21:17