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«L’appli de traçage du virus vise à protéger la société»

Professeure à l’EPFL, Carmela Troncoso, 37 ans, est chargée du volet informatique du système de traçage que la Suisse prépare. Le lancement de l'application, attendu pour le 11 mai, est retardé par les débats au niveau législatif. En attendant, rencontre exclusive avec une chercheuse soucieuse de préserver santé et vie privée.

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Chercheuse à l’EPFL, Carmela Troncoso, ici le 29 avril chez elle à Lausanne, passe quinze heures par jour à travailler sur l’app de traçage. Blaise Kormann

Elle nous ouvre la porte de son appartement lausannois en s’excusant: elle a oublié qu’elle devait nous recevoir. Avec la course contre la montre dans laquelle elle est lancée, Carmela Troncoso a perdu la notion du temps. Le tapis de yoga a été abandonné dans un coin. Son épouse allemande, elle aussi chercheuse à l’EPFL, vient de s’enfermer dans leur chambre pour suivre son cours de français virtuel. Alors notre hôtesse, qui s’apprêtait à déjeuner, débarrasse en vitesse la table du salon pour y installer son ordinateur et répondre à nos questions.

La pandémie a fait jaillir une batterie de projets dans tous les centres de recherche. Carmela Troncoso, 37 ans, se retrouve chargée du volet informatique de l’application de traçage validée par les autorités suisses. Arrivée fin 2017 à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), où elle est professeure assistante en voie de titularisation, cette Espagnole est spécialisée dans la sécurité et la protection de la sphère privée en informatique. Et sa nouvelle mission n’est pas de tout repos: «Mon travail, c’est d’enseigner. Me voilà bombardée project manager, à répondre aux autorités et aux médias… Les défis technologiques et sociétaux m’empêchent de dormir.»

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L’année dernière, Carmela Troncoso, 37 ans, a été récompensée par Google pour son travail sur la protection de l’intimité numérique. Blaise Kormann

Application de traçage: le terme suscite intérêt et méfiance. Le parlement doit débattre de la protection des données de l’instrument cette semaine. S’il y a une personne convaincue et consciente des risques, c’est bien Carmela Troncoso. «Nous allons demander à des centaines de milliers, voire des millions de gens de télécharger notre application. Si nous disposons de trop de données, quelles en seront les conséquences? Nous, informaticiens, avons une grande responsabilité dans ce qui se fait. Les données doivent être minimales, et surtout, surtout, décentralisées», martèle-t-elle.

L’EPFL et l’EPFZ ont d’abord participé au projet européen Pan-European Privacy-Preserving Proximity Tracing (PEPP-PT), sur lequel se base notamment la France pour son propre outil de traçage, StopCovid. Mais la problématique centralisation des données a mis fin à la collaboration. «Nous n’étions pas d’accord avec leur approche et nous avons quitté le projet», résume Carmela Troncoso. Elle soupire. «Les Français sont fous. A vrai dire, je ne sais pas où en est ce projet, c’est très flou.»

Le 21 avril, l’EPFL et l’EPFZ annonçaient que leur projet avait obtenu l’aval de la Confédération. Sur le détail du rapprochement, l’EPFL se borne à indiquer qu’«il y a eu une convergence entre la proposition de scientifiques et les réflexions du Conseil fédéral et de l’OFSP». Le lancement, sous un autre nom, de DP-3T, pour Decentralized Privacy-Preserving Proximity Tracing, se fera idéalement le 11 mai. Une fois téléchargé sur une base volontaire, l’outil, qui ne sera pas commercialisé, informera l’utilisateur «qui s’est tenu pendant au moins 15 minutes à moins de deux mètres d’une personne infectée». Il sera «invité à appeler un numéro spécial figurant dans l’application afin de déterminer les prochaines étapes», indique l’OFSP. L’app fonctionnera grâce aux systèmes d’exploitation Android de Google et IOS d’Apple, et les deux géants américains du web collaborent eux aussi avec l’équipe, notamment pour assouplir les règles d’exploitation de leurs systèmes.

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Dans le salon, le jeu de société «Pandemic»… auquel elle n’a plus le temps de jouer. Blaise Kormann

Carmela Troncoso est l’une des rares femmes parmi les trente chercheurs de douze institutions de huit pays, avec une forte concentration autour des écoles polytechniques suisses, à plancher sur l’app. Sans compter les développeurs, de chez Ubique. La transparence est le maître-mot: le travail se fait en open source, les retours sont les bienvenus. Pour elle, cela signifie des heures passées devant son écran, à lire, contrôler et répondre aux centaines de messages diffusés sur les canaux de travail du réseau Slack – «il y a une chaîne pour l’interaction avec les autorités, une chaîne pour l’international, une chaîne pour le développement de l’app, une chaîne pour Bluetooth…» –, à assister à des vidéoconférences sur Zoom et à superviser les échanges sur Google Docs. Son rôle: veiller à ce que l’application soit la plus sécurisée et la moins intrusive possible. L’outil pourrait se monter sans son apport, «mais ce serait une option horrible, grimace-t-elle. Voyez les applications utilisées en Asie, avec les noms et la géolocalisation des gens, ça ne va pas du tout!»

Pour mieux expliquer, elle évoque l’affaire Cambridge Analytica, société qui a recueilli les données personnelles de 87 millions d’utilisateurs de Facebook pour influencer les intentions de vote lors de la campagne présidentielle américaine de 2016. «Cela a montré à quel point d’infimes détails ont pu influencer les votes.» Si elle a toujours un compte Facebook, inactif, elle dénonce le manque de transparence du réseau social américain. «Au final, il détermine ce que nous voyons et, donc, ce que nous savons. Ce que je veux, moi, c’est offrir des alternatives.» En tout cas, le projet suisse convainc de plus en plus. L’Allemagne vient de renoncer à son approche centralisée pour travailler à partir du protocole helvétique.

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Chez elle, on trouve des figurines comme celle-ci, inspirée de «Star Wars». «On peut dire que je suis une geek.» Blaise Kormann

L’attente est grande, Carmela Troncoso le sait. «Trop grande. La technologie Bluetooth utilisée (qui permet l’échange de données à très courte distance, ndlr) n’est pas parfaite, elle va passer à côté de certaines personnes. Et ce n’est pas parce que vous êtes alerté du fait que vous avez été en contact avec une personne infectée que c’est cette personne qui vous a infectée. L’application n’est pas la solution, mais un complément au traçage manuel. C’est comme le confinement: des gens ne le respectent pas, mais la majorité, oui. Pour l’app, c’est pareil. Il y a des gens qui n’ont pas de smartphone, qui seront dépassés par la technologie ou qui ne voudront pas l’utiliser. Nous comptons sur ceux qui le veulent et le peuvent. Il ne s’agit pas de vous en tant qu’individu, mais de protéger l’ensemble de la société. Si nous sommes une majorité à l’utiliser, alors ce sera un outil très utile.» Elle avoue être «très curieuse» de découvrir le nombre de gens qui vont l’employer.

De quoi rêve-t-elle pour l’après? La réponse fuse. «De retrouver mes pauvres doctorants que j’ai abandonnés!» D’avoir plus de temps pour prendre des nouvelles de sa famille en Galicie. Et qui sait, de rencontrer un jour, en vrai, ses collaborateurs de l’app DP-3T. «Autour d’une bonne bière.»


Par Albertine Bourget publié le 6 mai 2020 - 08:30, modifié 18 janvier 2021 - 21:10