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  3. A l’auberge de Cheiry, le restaurateur atypique Laurent Dupuis est jugé indésirable

Rencontre

Laurent Dupuis: «Mon slogan, c’est droit dans la tempête!»

A l’auberge communale de Cheiry (FR), depuis huit ans, on y vient toujours plus nombreux et de loin parfois pour boire et manger, pour écouter des concerts et «voir le fou, l’extraverti», comme Laurent Dupuis se décrit lui-même. Mais les autorités communales ne veulent plus de ce génie de la convivialité. Portrait d’un ogre adorable.

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Laurent Dupuis, tenancier de l'auberge communale de Cheiry

«Allez Darwin (c’est-à-dire notre photographe Darrin Vanselow, ndlr), viens me tirer le portrait pendant que je flambe une viande! J’t’adore Darwin, t’es génial!»

Darrin Vanselow

Jadis, les auberges communales étaient des institutions qui attiraient les citadins. Aujourd’hui, elles vivotent, se meurent ou sont mortes. Mais celle de Cheiry (FR), qui s’appelle Le Grenier, résiste héroïquement. Un succès dû au tenancier, Laurent Dupuis, 56 ans, personnage rabelaisien et tintamarresque, une sorte de Barbe-Bleue, de croque-mitaine, avec sa carrure de lutteur à la culotte et son look de bassiste d’un groupe de metal industriel. Mais ce miracle est en sursis: la municipalité de la commune de Surpierre refuse en effet de renouveler le bail de Laurent Dupuis. Son succès générerait, selon le syndic, du bruit, trop de bruit. Et l’homme à la crête n’aurait pas su ou voulu ajuster le volume en dépit de quelques plaintes et de quelques visites des gendarmes.

Fidèles mais pas sectaires


Plutôt que d’arbitrer ce différend à la place du Tribunal des baux (du moins si la séance de conciliation devait échouer), découvrons plutôt ce Grenier où règne l’Iroquois quinquagénaire, qui chérit – c’est le cas de le dire – ses milliers de fidèles. Mais des fidèles consentants et en pleine possession de leur libre arbitre. Il faut le préciser vu que ce village avait été, il y a quarante ans, un des deux sites de la tragédie de l’Ordre du Temple solaire. Non le Grenier de Dupuis n’a rien d’une secte. Ce n’est même pas un club. Tout le monde est le bienvenu et nous le vérifions à l’heure de l’apéro de midi.

A la «Stammtisch», on identifie des hommes du cru, sans doute des agriculteurs. Aux autres tables, des couples et des ouvriers sont venus se restaurer. Dans la grande salle, qui sert aussi de salle de concert, c’est un club de motards de la région genevoise qui a réservé une longue table pour témoigner son soutien au restaurateur en mauvaise posture. Pour un mardi à midi, dans un village à l’écart des grands axes comme celui-ci, une telle affluence est un exploit. Sur les murs, des centaines de selfies du patron étreignant ses hôtes cernent les consommateurs. On identifie dans cette effarante collection de faciès celui de Christian Constantin et d’autres figures connues. Pas de doute, ce bistrot est spécial. Mais où se cache le boss?

Rencontre avec Laurent Dupuis, tenancier de l'auberge communale de Cheiry

La partie bistrot de l’auberge communale est tapissée de selfies du patron avec des hôtes, célèbres et anonymes. «L’être humain est une créature orgueilleuse qui adore être mise en valeur», se justifie le patron.

Darrin Vanselow

Ah, un rugissement se fait entendre dans la cuisine... Le patron vient de remonter de la cave et s’est remis aux fourneaux. «Salut le journaliste! Salut le photographe!» On se laisse broyer la main et maltraiter l’omoplate par notre hôte effusif qui nous scanne de son regard métallique. Et ce sera deux heures de show, de vannes, d’apostrophes, deux heures d’ambiance d’un autre temps, d’une autre géographie. «Tu vois, ça marche parce qu’ils viennent voir le fou sorti de sa cage, nous explique le patron en parlant de lui à la troisième personne. Et ce fou, il donne de l’amour. Son slogan, c’est: heureux de vivre et droit dans la tempête! C’est aussi: vois le beau malgré le médiocre et le froid! Sers les gens, donne-leur du bien, car le monde va mal! Et ce bonheur que je donne, ça marche, ça fait venir le monde. Mais attention, il faut aussi faire de la bonne bouffe. Alors tu vois, la croix que certains me font porter, elle est lourde, mais elle est en or. Je vais me battre jusqu’au bout, parce que j’ai fait beaucoup de travaux ici avec ma Chouki, ma compagne, qui est mon experte marketing.» 

A torse nu, c’est révolu


On reprend notre souffle pour descendre à la cave, une sorte de carnotzet décoré par des maillots de foot dédicacés et des casquettes de policiers de tous les cantons. «Là, à l’époque, la règle dans le carnotzet, c’était tout le monde à torse nu. Mais depuis que je suis en couple avec Chouki, c’est terminé, par respect pour elle.» Dans cette cave, le client peut encore descendre choisir sa bouteille avec le patron. Cela fait huit ans que cet aventurier (sa vie est un roman) est devenu restaurateur. Un choix par défaut: une séparation l’avait mis en difficulté financière, alors il a choisi, dit-il, un des métiers les plus «crouilles» pour rebondir. Et un cours de cafetier plus tard, il se mettait à faire des pizzas à Cheiry, sans guère de succès, avant d’affiner le concept peu à peu, de traverser la période covid avec agilité et d’atteindre sa vitesse de croisière actuelle.

On laisse un moment notre catcheur avec ses amis motards pour rejoindre la table des habitués, des agriculteurs ou ex-agriculteurs de la commune. Tous ou presque ont signé la pétition soutenant le restaurateur vaudois. «C’est injuste, ce non-renouvellement de bail. Laurent a réussi l’impossible en faisant venir du monde dans cette auberge. C’est un original, bien sûr. Mais c’est un gars formidable, intelligent. Et ces histoires de bruit, de tapage, c’est exagéré. Tous les bistrots, du moins quand ils ont du succès, provoquent parfois des nuisances sonores», explique posément un des anciens de Cheiry, qui n’a visiblement pas digéré la fusion des communes de l’enclave. «Ce n’est pas une fusion, c’est une annexion! Cheiry a été annexé!»

Rencontre avec Laurent Dupuis, tenancier de l'auberge communale de Cheiry

Ce jour-là, un club de motards de la région genevoise était venu manger à midi dans la salle de concert du Grenier. Les soutiens au tenancier indésirable viennent de toute la Romandie et même de France voisine.

Darrin Vanselow

«Il faut garder ce cinglé!»


En fait, selon ces habitués, le problème, ce serait surtout un manque d’affinités entre les autorités et le restaurateur, un manque d’affinités accentué par une altercation verbale entre le syndic de Surpierre et Laurent Dupuis lors des célébrations du dernier 1er Août. Un autre ancien du village émet l’hypothèse d’une nouvelle affectation tenue encore secrète pour le bâtiment. Un autre imagine qu’il s’agit de remettre l’établissement à un autre restaurateur ami des autorités. Mais tous ces autochtones ont le même souhait: «Il faut garder ce cinglé ici, au Grenier. Grâce à lui, il y a de nouveau de la vie au village. C’est un type intelligent et sympa. Il a payé ses loyers, il a été réglo, alors arrêtons de l’embêter.» 

Car le Grenier de Dupuis, ce n’est pas une simple auberge, c’est une thérapie. Une thérapie contre la morosité et l’anxiété rampantes, une cure de convivialité et de fraternité, une île barbare à l’écart des conformismes de la modernité. Au fond, n’est-ce pas cette euphorique dissidence, ce bras d’honneur aux conventions qu’on cherche à réduire au silence en empêchant Laurent Dupuis et ses milliers de clients-amis de se réfugier au Grenier?

Par Philippe Clot publié le 21 février 2024 - 08:10