En ce moment, une bonne dizaine de satellites équipés de technologie Almatech évoluent à des centaines de kilomètres au-dessus de nos têtes. Cette PME spatiale installée dans l’Innovation Park de l’EPFL depuis douze ans avait pourtant débuté sur l’eau. La petite start-up de l’époque avait contribué au développement de l’hydroptère, un voilier expérimental à foils.
Forts de l’expérience accumulée dans l’espace, et désormais à la tête d’une trentaine de collaborateurs, Hervé Cottard et Luc Blecha se jettent, ou plutôt surfent de nouveau sur l’eau. Cette fois, le projet s’appelle Zesst, pour Zero Emission Speed ShutTle, une navette rapide à zéro émission. Et, le mercredi 19 mai, ce projet encore au stade des plans se rapprochera d’un possible chantier naval grâce à la signature, en visioconférence, d’un accord de coopération avec e5 Lab, un partenaire naval japonais.
«Nos collaborations dans le spatial nous ont permis d’accumuler un grand savoir-faire dans les structures légères et dans l’optimisation énergétique. Nous nous sommes dit que nous pourrions à nouveau développer quelque chose d’innovant dans le transport naval», explique Hervé Cottard, le patron d’Almatech.
Le directeur technique, Luc Blecha, passionné de voile et grand spécialiste des foils, a donc planché sur un nouveau concept. Le défi: transporter sur l’eau 100 passagers à 50 km/h en visant le zéro émission de gaz à effet de serre, tout en garantissant une autonomie de 100 km. Des contraintes éco-énergétiques inaccessibles pour un bateau conventionnel, qui perd l’essentiel de sa puissance motrice à labourer péniblement l’eau avec sa (ou ses) coque(s) immergée(s). Et un défi rendu encore plus épicé par l’obligation de se tourner vers une motorisation électrique, toute énergie fossile étant bien sûr taboue.
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Pour économiser le poids décourageant des tonnes de batteries et permettre une autonomie suffisante, le vecteur énergétique qui s’imposait était l’hydrogène. Rappelons le principe: une pile à combustible produit de l’électricité en continu avec cet hydrogène qui se combine, via une membrane, à l’oxygène de l’air ambiant.
Cette électricité charge des batteries en nombre bien moins important que pour une motorisation électrique classique. Et ce système ne rejette que de l’eau. Le bateau n’a pas besoin non plus de longues heures de recharge à une prise une fois au port puisque son usine électrique est embarquée. Il faut simplement refaire le plein d’hydrogène, une opération aussi rapide que s’il s’agissait d’un combustible fossile.
Mais comment sortir de l’eau, et ainsi la fendre au lieu de la labourer, quand on ambitionne de transporter au moins 100 passagers, et donc au moins 10 tonnes de charge utile? Il faut d’abord lutter contre le poids. Les moteurs électriques resteront donc immergés, mais auront la forme de torpilles hydrodynamiques. «Cela permet aussi de les refroidir de manière naturelle», précise Luc Blecha. Et puis il faut concevoir des foils ultra-performants pour que l’effet de sustentation soulève miraculeusement le bateau hors de l’eau à partir d’une certaine vitesse. «L’eau étant 500 fois plus dense que l’air, les foils peuvent être 500 fois plus petits que les ailes d’un avion», rappelle le directeur technique d’Almatech.
«Le gros défi d’ingénierie, c’est de sécuriser tout cela afin que ça fonctionne de manière la plus fiable possible, poursuit Luc Blecha. Mais les technologies sont connues depuis longtemps. Et avec le spatial, on a parfaitement intégré les notions de fiabilité et de systèmes complexes. Car un satellite, une fois en orbite, ne peut pas être réparé. Au fond, la différence est plutôt faible entre un satellite et un bateau optimisé au niveau de la masse et de l’énergie.»
Reste pourtant des écueils, notamment celui du stockage portuaire de l’hydrogène. Ce sera le gros investissement à consentir pour une compagnie de navigation. «Mais nous profiterons des développements en cours pour les trains à hydrogène prévus pour les réseaux pas encore électrifiés, précise Luc Blecha. Ce qui serait fabuleux, le graal, ce serait la production d’hydrogène sur site. L’opérateur devient alors autonome, comme à Migros Genève, qui produit l’hydrogène de ses camions de livraison avec des panneaux solaires. A Shanghai, cela se fait déjà à grande échelle.»
Au Japon, l’hydrogène est en plein développement. C’est la raison pour laquelle le projet lausannois a séduit le partenaire nippon qui signe cette semaine ce cooperation agreement. En Suisse, des premiers contacts ont été pris avec plusieurs compagnies de navigation dont la CGN. «Nous aimerions bien sûr aussi convaincre en Suisse, espère Hervé Cottard. Même un seul exemplaire de notre bateau conçu et fabriqué entièrement en Suisse, et exploité sur nos magnifiques lacs constituerait un formidable démonstrateur pour convaincre des pays qui doivent assurer de nombreuses lignes pour leurs pendulaires ou pour un tourisme écologique. Le Japon, c’est 7000 îles. Ce sont aussi des villes comme Tokyo et Osaka, où l’aéroport est placé dans la baie. En Norvège, il sera bientôt interdit aux navires à moteur thermique de pénétrer dans les fjords. On peut imaginer que Zesst permettrait de prendre le relais pour ces excursions dans les fjords, sans que cela ne fasse perdre trop de temps grâce à sa vitesse en moyenne deux fois supérieure à celle d’un bateau conventionnel. Et de manière générale, les règlements nationaux et internationaux sont en train de devenir enfin exigeants sur le plan écologique. Notre projet a donc des marchés qui s’ouvrent pour les lignes courtes.»
Le partenaire japonais a prié les Suisses de décorer les illustrations des Zesst conformément à son branding, c’est-à-dire avec une iconographie de théâtre kabuki. Il faut espérer que, du théâtre à la réalité, il n’y aura qu’une traversée de lac ou d’estuaire. Si tout se déroule idéalement, la mise à l’eau dans la baie d’Osaka ou de Tokyo pourrait avoir lieu dès 2025.