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Reportage

Le dernier vol d'Ettore Ciavatta avec la Rega

Depuis 1998, Ettore Ciavatta a secouru par les airs des milliers de personnes en détresse. Mais la facette nomade de son métier s’est achevée le 1er janvier dernier, pour cause d’âge limite (60 ans) chez les professionnels de l’hélicoptère. Ce médecin urgentiste témoigne de l’évolution constante de la Rega vers l’excellence au fil des années 2000.

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Ettore Ciavatta dans l’hélicoptère Airbus H145

Ettore Ciavatta dans l’hélicoptère Airbus H145. De nouveaux modèles à cinq pales (au lieu de quatre) seront mis en service dès cette année. Et Airbus Helicopters développe spécialement pour la Rega un système de navigation et d’avionique pour le vol aux instruments en cas de mauvaise visibilité dans des vallées étroites.

Julie de Tribolet

Ce dimanche caniculaire de fin août 2023 avait commencé en douceur dans la base lausannoise de la Rega, une des 14 du pays. Mais avec ce ciel immaculé et ces 33°C à l’ombre, synonymes d’activités en altitude, il était peu probable que les deux turbines de l’hélicoptère rouge restent longtemps silencieuses. La précédente équipe de garde n’avait d’ailleurs pas chômé en secourant de nuit une escouade de montagnards en difficulté dans les Préalpes romandes. En attendant le prochain ordre de mission de la centrale d’intervention de Zurich, la relève se faisait en douceur.

Le médecin Ettore Ciavatta, 60 ans, se préparait à assurer sa 600e (d’après notre estimation) permanence de vingt-quatre heures. La routine pour cet urgentiste dont le premier vol Rega date de 1998, à une époque où les médecins intéressés par ce défi aérien ne passaient que six mois en combinaison rouge. Cette expérience initiale s’était révélée à l’époque si gratifiante pour ce chirurgien et anesthésiste qui voulait à ses débuts devenir pédiatre que, dès que le format stage avait été remplacé par des engagements de durée indéterminée, il s’était déclaré partant sans hésitation. Et c’est ainsi que cette vie de toubib s’est divisée équitablement entre l’Hôpital de Morges, comme médecin-chef, et la banquette arrière des hélicos mythiques, comme docteur volant. Vingt-cinq années de soins aéroportés, des milliers de missions, des miracles, des vies sauvées et bien sûr aussi des drames individuels. Vingt-cinq années aussi de perfectionnement permanent dont Ettore Ciavatta est à la fois le précieux témoin et un acteur à part entière en tant que formateur de jeunes confrères en combinaison rouge.

Car on oublie – ou on ignore – trop souvent que, tout comme la médecine d’urgence en général, encore embryonnaire dans les années 1970, le sauvetage, terrestre et aérien, a vécu lui aussi sa révolution ces deux ou trois dernières décennies. En caricaturant un brin, on est passé de courageux brancardiers à des équipes ultra-compétentes et hyper-équipées. La Rega est à la pointe de ce changement radical de standard du secours d’urgence. Les ambulances des airs, naguère dédiées avant tout au transport rapide des malades et blessés graves, se sont transformées au fil des années 2000 en hélicos de pointe, avec des équipages, une logistique, un matériel embarqué et une formation qui en font de véritables machines à sauver des vies.

Les trousses de médecine d’urgence de la Rega

Les trousses de médecine d’urgence embarquées sont impeccablement agencées pour garantir les bons choix de gestes et de médication dans des conditions souvent sportives.

Julie de Tribolet

Nouveau-né en péril


Comme prévu, ce dimanche de reportage s’est animé dès la fin de la matinée. Une randonneuse ayant chuté dans la région de Leysin (VD) a dû être secourue. Puis ce fut le tour d’une jeune touriste, sérieusement blessée par des chutes de pierre déclenchées par d’autres randonneurs à plus de 3000 m. Pour cette mission, il a fallu faire appel à un spécialiste de sauvetage héliporté (SSH) du Club Alpin Suisse, un expert de la montagne qui épaule le trio de la Rega quand le terrain et la situation l’exigent.

Intervention de la Rega dans la région de Leysin

Une randonneuse blessée et choquée après une lourde chute dans la région de Leysin est hélitreuillée avec Ettore Ciavatta dans l’ambulance aérienne pour être acheminée vers un hôpital.

Julie de Tribolet

En fin de journée, c’est un tout autre type de mission qui fait sonner les alarmes dans la base et qui rappelle la diversité des plus de 20 000 interventions annuelles qu’assure la Rega en Suisse et aussi à l’étranger avec ses trois jets ambulanciers: un nouveau-né à l’hôpital de Rennaz souffre de graves problèmes internes; il faut le transférer au CHUV d’urgence. Le trinôme de garde ce week-end-là, le médecin Ettore Ciavatta, l’ambulancier Didier Pasquier et le pilote Simon Luginbühl, s’envole de la base lausannoise pour assurer ce transfert.

Les 40 kilomètres sont avalés en une dizaine de minutes. Atterrissage sur le toit du tout jeune hôpital chablaisien. Après une descente rapide mais sans précipitation des escaliers, c’est la prise d’informations factuelles par Ettore Ciavatta auprès de ses confrères. On entre ensuite dans la chambre de la petite patiente et de ses jeunes parents très anxieux. On mesure alors ce que vingt-cinq années d’expérience dans cette médecine volante permettent d’intégrer comme qualités humaines. Le médecin et son collègue ambulancier Didier Pasquier témoignent d’une grande douceur. «Madame, nous allons vous amener dans une salle de déchocage du CHUV pour permettre à votre enfant d'être immédiatement pris en charge. Ce mot «déchocage» ne doit pas vous effrayer. Monsieur, vous devrez faire le trajet par vos propres moyens. Soyez prudent!»

«Je suis surtout chanceux»


Et nous rembarquons avec cette maman qui fera le vol jusqu’au CHUV sur la couchette du patient, le bébé lui-même étendu sur elle. La jeune femme est visiblement submergée par les émotions et semble mutique. Le docteur Ciavatta s’efforcera néanmoins pendant tout le trajet de l’apaiser en lui parlant via les micros et casques de bord. Atterrissage sur le toit du CHUV, ascenseur, couloirs et nous voici dans la fameuse salle de déchocage où une équipe d’une dizaine de soignants est déjà prête à prendre en charge le bébé malade. Un dernier encouragement à la maman et les hommes en rouge doivent déjà regagner la base de la Blécherette en survolant Lausanne baignant dans une magnifique lumière de fin de journée.

Depuis ce 1er janvier 2024, Ettore Ciavatta ne revêt plus cet ensemble rouge orangé. Dans la petite nébuleuse des professionnels de l’hélicoptère, l’âge limite est en effet fixé à 60 ans pour tout le monde. Nous retrouvons le médecin à la base un mois avant cette retraite. Devoir redevenir un toubib 100% terrestre, c’est une perspective douloureuse? «Oui et non. Il y a bien sûr le souvenir des missions éclatantes aussi bien sur le plan médical que sur ce qu’elles t’offrent à voir sur le monde. La Rega, c’est la plus grande salle d’attente qui puisse exister. La mienne allait du Jura aux Alpes. Quand on fait appel à tes connaissances, c’est pour des situations souvent graves, ce qui oblige à être à jour, tandis qu’une partie importante de la patientèle du SMUR est une patientèle sociale. C’est donc un vrai défi professionnel qui va me manquer. Et la médecine en vol, c’est un travail d’équipe par excellence. Il faut une parfaite cohésion, sinon cela peut mal se passer. Je dois pourtant admettre que je suis vieux, surtout quand je vois crapahuter mes collègues qui ont trente ans de moins que moi. J’assure encore, mais bon, le moment était venu de passer la main. Je suis surtout chanceux, car je suis peut-être – sans en être certain – le premier médecin de toute la Rega à y avoir travaillé jusqu’à la limite d’âge.»

Entrainements de la Rega

L’attente fait aussi partie du job. L’équipe de garde ce weekend-là profitait d’une accalmie pour répéter des procédures de sauvetage, comme l’exigent les règlements toujours plus exigeants de la Rega.

Julie de Tribolet

Cette Rega qu’il a tant aimée et tant contribué à perfectionner, comment voit-il son avenir? «J’ai une inquiétude: j’espère qu’on trouvera une solution de rechange à l’hélicoptère actuel si les engins fonctionnant au pétrole devaient disparaître. J’ai volé dans quatre machines différentes, et à chaque fois c’était les meilleurs engins du moment et je ne vois pas comment on pourrait remplacer l’hélico. Quant à la médecine de sauvetage, grâce aux progrès technologiques continus, nous avons un potentiel d’évolution extraordinaire, tout comme dans l’enseignement qu’on pourra prodiguer aux médecins.» 

Par Philippe Clot publié le 17 janvier 2024 - 07:33