«Quand tu réussis quelque chose à Wengen, les portes s’ouvrent», souligne Bruno Kernen, vainqueur du Lauberhorn en 2003. Le privilège du roi. Vainqueur samedi dernier de la 92e édition, devant Beat Feuz, l’Autrichien Vincent Kriechmayr en profitera sûrement. Le duo se retrouvera au départ de la Streif, ce samedi, à Kitzbühel, en Autriche.
Remporter l’une de ces deux courses, c’est entrer dans l’histoire, comme un marathonien qui gagne à New York. New York où, il n’y a pas si longtemps, les femmes étaient empêchées de courir… Au Lauberhorn, plus aucune skieuse ne s’est exprimée officiellement depuis 1947! Sur la Streif, les femmes sont absentes depuis 1961.
En 2012, la superstar américaine Lindsey Vonn, 37 ans désormais, dont l’autobiographie, «Rise: My Story», sort de presse, montait au créneau: «J’espère que la Fédération internationale de ski (FIS) me donnera l’autorisation de m’aligner à Wengen et à Kitzbühel. J’aimerais pouvoir essayer. Et si ce n’est pas pour cette année, ce sera pour plus tard.» Un vœu resté pieux.
Féministe, un brin effrontée et sûre de son talent, Lindsey Vonn répétait à l’envi vouloir défier les gars sur leur terrain, embarrassant la FIS.
Le Lauberhorn et la Streif, une affaire de mecs? Ceux qui l’affirment sont chaque hiver moins nombreux. Les Autrichiens semblent d’ailleurs moins bornés que les Suisses. A deux reprises en effet, ces dernières décennies, en 1990 et 1998, ils étaient prêts à partager la Streif, mais le mauvais temps a tout fait capoter.
Lindsey Vonn, elle, a fait des émules. Interrogée l’an dernier sur l’opportunité d’une descente féminine à Kitzbühel, la Tchèque Ester Ledecka, championne olympique de super-G, déclarait: «Personnellement, j’adorerais. Ce serait extrêmement difficile, mais je suis sûre que nous en sommes capables.» Opinion partagée par la double championne du monde slovène Ilka Stuhec, qui ajoutait, non sans provocation, dans Le Temps: «Peut-être qu’un jour les filles skieront à Kitzbühel, mais ça m’étonnerait que je sois là pour le voir!»
Avec un peu de chance, cela se produira avant que le réchauffement climatique ne prive les Alpes et le Tyrol de poudreuse…
Pas facile de bousculer la tradition, fût-elle misogyne. Son poids est tel que même les skieuses taillées physiquement pour les deux tracés, telle l’Américaine Breezy Johnson (26 ans), font une distinction. «Kitzbühel, c’est clairement trop extrême, mais pourquoi ne pourrions-nous pas skier à Wengen? interroge-t-elle. Ne nous sous-estimez pas.»
Les descendeuses méritent plus de considération. A coup sûr, comme les garçons, elles seraient malmenées par ces deux pistes exigeantes, mais elles iraient au bout. On parie? On ne peut plus aujourd’hui se contenter de sourire quand une skieuse du niveau de l’Italienne Sofia Goggia (29 ans) réclame qu’hommes et femmes s’entraînent désormais ensemble, sans distinction de sexe. Le ski a changé. Avec son morphotype (1 m 69 pour 67 kg), rappelant aux anciens la Saint-Galloise Marie-Theres Nadig (1 m 65 pour 64 kg), la flèche bergamasque ferait probablement des étincelles au Lauberhorn ou sur la Streif.
Pour la FIS, la question ne se pose pas. Hommes et femmes disputent une Coupe du monde distincte. On ne croise ni les lattes, ni les tracés. Cortina et Saint-Moritz constituent pour les instances officielles les pendants féminins du Lauberhorn et de la Streif, pourtant, en termes d’audience, c’est une autre planète.
Ces dernières années, les skieuses se sont aguerries. Décomplexées, ultra-compétitrices, elles ne craignent plus grand-chose. Logique quand on pratique un tel sport, intrinsèquement dangereux.
En début de saison, à Lake Louise (Etats-Unis), les filles ont fusé à 140 km/h. Elles sont allées plus vite que les hommes sur le même tracé, une semaine plus tôt. Les conditions de neige avaient changé, c’est vrai, mais la «perf» reste éloquente.
La FIS a transformé le Lauberhorn et la Streif en bastions masculins. Le poids de l’histoire et du sexisme. En sport mécanique, il a pourtant suffi d’oser pour ouvrir les mythiques 500 Miles d’Indianapolis aux femmes pilotes. A méditer.
Créée en 1930, la descente de Wengen est la plus ancienne et la plus longue (4455 mètres) course de ski alpin du monde. Le Lauberhorn est une épreuve de force. En fin d’épreuve, l’acide lactique vous paralyse les cuisses. Le 19 janvier 1991, le jeune Autrichien Gernot Reinstalder y a trouvé la mort en commettant une erreur peu avant l’arrivée…
La piste est aussi célèbre pour son fameux Hundschopf ou «tête de chien» – un saut vertigineux entre deux rochers – ou encore le court tunnel (Wasserstation) traversant le petit viaduc de la ligne ferroviaire.
La Streif fait figure de réponse autrichienne aux Suisses. Ce tracé très impressionnant, de 3312 mètres, dégringole à pic sur un versant du Hahnenkamm. Au départ, la pente atteint 85%!
Jusqu’en 1961, Kitzbühel accueillait des descentes féminines. Le tracé était plus court, mais déjà très rapide. Les femmes ont ensuite été priées d’aller skier ailleurs et cela ne s’est pas arrangé avec l’avènement de la Coupe du monde en 1967. A Wengen, les femmes n’ont eu qu’une seule occasion de dévaler le Lauberhorn, en 1947. La Grisonne Lina Mittner, un poids plume (1 m 55 pour 49 kg) que les garçons n’impressionnaient pas, s’imposa avec le dossard 25, en 4 minutes et 8 secondes. Un exploit qui resta longtemps ignoré. Effacé des tabelles. Littéralement. La descente était un sport d’hommes. Décédée en 2013 à Coire, à 94 ans, Lina Mittner mérite aujourd’hui d’être saluée pour ce qu’elle était: une championne.
L’histoire nous apprend qu’une autre descente féminine aurait dû se disputer au Lauberhorn en 1950. Tout était prêt, à commencer par les concurrentes, mais le directeur de course estima qu’il n’était pas raisonnable de lancer ces dames sur la piste glacée et la compétition fut annulée. Ah, la condescendance masculine… Les hommes décidaient seuls. Pratique.
Par bonheur, les temps changent. Si les meilleures skieuses de la planète réclament aujourd’hui de dévaler le Lauberhorn et la Streif en compétition, de quel droit au juste les en priverait-on?