Lentement, les ailes déployées, on les a vus tournoyer, près de nous, dans un lourd bruissement d’ailes. A quelques mètres du sol d’abord, puis trouvant le thermique qui s’élevait au-dessus du parc des Aigles du Léman, à Sciez, petite bourgade nichée entre Yvoire et Thonon-les-Bains, les pygargues ont commencé à s’élever de plus en plus haut. Début octobre, cela faisait plus d’une semaine que la pluie les forçait à patienter dans les arbres environnants. Alors ce jour-là, sur le coup de midi, quand les nuages se sont déchirés sur un grand ciel bleu, deux femelles à queue blanche s’en sont allées voler de tout leur soûl. Laissant aux deux autres femelles et au mâle de la volée 2023 encore dans la région le soin de se partager le lapin et les poissons laissés sur les toits du parc à leur intention comme chaque matin.
Libres, elles se sont poursuivies un moment, avant de se chamailler joyeusement dans les airs. Tombant comme des feuilles mortes, puis reprenant leur ascension. «Elles adorent faire les idiotes dans les airs! Je ne m’en lasse pas, c’est tellement beau!» Celui qui ne les lâche pas du regard depuis trente minutes, c’est Jacques-Olivier Travers. Dans sa voix, il y a de la fierté, de l’émotion aussi. Après tout, cela fait plus de cent trente ans que les habitants du coin n’ont pas revu cet aigle voler dans leur ciel, depuis que le dernier spécimen de cette espèce – jadis prospère en France comme en Suisse – a été abattu à Thonon en 1892. Dans le ciel, les deux femelles ont atteint les 1000 m d’altitude et se mettent à planer au loin. De là-haut, leur impressionnante maîtrise du vol leur permettrait de parcourir près de 30 km sans un seul battement d’ailes avant de retrouver le sol. Et si elles ne revenaient pas?
Mission accomplie
D’ici à fin février, cela finira bien par arriver pour ces cinq Tanguy du Léman qui n’ont pas encore quitté la proximité de leurs parents alors qu’ils évoluent en toute liberté depuis début septembre. S’ils n’ont pas encore ressenti l’appel de l’aventure, leurs cinq autres compagnons de volée relâchés en même temps qu’eux sont déjà fort loin, goûtant aux vents du Mercantour, dans les Alpes du Sud, du Gers, de la Saône-et-Loire ou encore dans l’Ain. Même s’il les a vus grandir et qu’il leur est attaché (sans toutefois les approcher pour qu’ils ne connaissent l’homme que de loin), ce n’est pas un déchirement pour Jacques-Olivier Travers, bien au contraire: c’est pour lui la concrétisation d’un espoir et le sentiment puissant d’avoir accompli sa mission. Car si tout va bien, ses protégés seront de retour dans la région dans cinq ans pour s’accoupler, nicher et s’installer là pour le restant de leur vie.
Cette libération de dix juvéniles, après un premier lâcher test de quatre spécimens l’an dernier, cet ancien journaliste spécialisé en économie en rêve depuis toujours. Le parc animalier des Aigles du Léman, qu’il a créé en 1996 – alors qu’il n’avait que 24 ans – dans un but de conservation, d’études, d’observation et de reproduction des rapaces, fonctionne bien et attire bon nombre de visiteurs entre juin et fin août. Il est alors temps pour lui de s’investir pour la réintroduction du plus grand aigle d’Europe sur le bassin lémanique et le Haut-Rhône, ce qu’il a fait en 2007. Depuis, la route a été longue, mais la récompense est désormais à portée d’ailes.
D’abord, il lui a fallu faire venir des aigles de Russie, de Scandinavie ou des pays de l’Est – parce qu’il n’y en a pas dans les zoos français et pour s’assurer un patrimoine génétique bien diversifié –, puis croiser les doigts pour qu’ils s’accouplent. «Madame est difficile, confie celui qui est devenu un ornithologue et un fauconnier averti. Tous les mâles ne lui conviennent pas et si tel est le cas, elle peut devenir très agressive envers lui. Et en captivité, il ne peut pas battre en retraite et s’en aller comme il le ferait dans la nature. Le secret pour plaire? Il doit se montrer actif et attentionné en ramenant des brindilles pour le nid et de la nourriture.» On comprend mieux le regard attentif que Jacques-Olivier Travers lance longuement à la dizaine de volières très bruyantes qui abritent autant de couples. Un regard qui s’attendrit lorsqu’il remarque deux oiseaux en train de se rapprocher l’un de l’autre à coups de tendres frôlements d’ailes et de tête. «Cela fait à peine quelques semaines que ces deux-là sont ensemble et on dirait bien qu’ils ne peuvent déjà plus se passer l’un de l’autre...»
Chacun à son rythme
Une fois le premier couple formé en 2012, il a encore fallu attendre quatre ans pour qu’il se reproduise et comprendre quelles étaient les conditions idéales pour que les autres pygargues suivent son exemple. C’est désormais chose faite et le premier lâcher de l’an dernier s’est révélé plein d’enseignements. «Après deux mois passés avec leurs parents, nous les avons placés dans un nid à l’extérieur de leur volière d’origine pour qu’ils prennent leur envol à leur rythme, tout en restant en contact avec les adultes. Mais pour ces oiseaux encore maladroits dans leur vol, la proximité des milans noirs qui protègent les environs de leur nid avec agressivité et le passage des estivants dans la réserve du Guidou voisine ont été sources de stress. Du coup, cette année, nos dix jeunes sont restés ensemble un mois de plus dans une grande volière pour tisser de forts liens entre eux – ce qui devrait être utile lorsqu’ils se retrouveront dans cinq ans – et pour apprendre à mieux voler.» Ce qui a d’ailleurs été un peu trop le cas, puisque deux d’entre eux ont directement fait plus de 1000 km une fois les portes de leur volière ouvertes.
«Les cinq premières années de la vie des aigles sont les plus dangereuses, car ils découvrent le monde. C’est le cas pour nos oiseaux qui n’ont encore rien connu. C’est pourquoi l’an prochain nous allons réduire un peu le temps de leur passage en volière avant leur libération pour qu’ils ne s’en aillent pas immédiatement trop loin et qu’ils prennent le temps de se familiariser avec l’extérieur avant...» Un monde libre qui n’est pas tendre avec ces oiseaux puisque l’un d’eux a été écrasé en octobre sur l’autoroute près de Zurich et qu’un autre a été retrouvé tué et mutilé par un braconnier dans le nord de l’Allemagne ce printemps. «Pour éviter ça, l’idéal serait de réintroduire des animaux déjà âgés de 5 ans, mais ces derniers ne sauraient pas voler, ni chasser en liberté», explique le fauconnier. Raison pour laquelle il a multiplié les techniques – à skis, en kayak et en parapente – pour entraîner Victor et Fletcher, ses deux ambassadeurs. Ces derniers ont depuis accumulé les exploits, comme voler munis d’une petite caméra depuis la tour Eiffel, la cathédrale Saint-Paul à Londres ou le sommet de la tour Burj Khalifa à Dubaï. «Ils nous ont permis de trouver mécènes et sponsors, à l’instar de l’Alpine Eagle Foundation, pour faire vivre ce programme qui compte réintroduire 85 juvéniles nés chez nous d’ici à 2030. Mais aussi de faire connaître et aimer cet oiseau du grand public.» Une donnée essentielle pour éviter toute polémique. «Non, ces pygargues ne vont pas ôter le poisson de la bouche des pêcheurs, bien au contraire, ils vont éloigner cormorans et goélands qu’ils aiment aussi chasser.» Quant aux hérons, ils évitent désormais les environs du parc des Aigles du Léman en faisant un petit détour en vol...
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La grande aventure
Nichée 2022
WF01 Après avoir passé l’été en Norvège, il est en train de redescendre «au chaud». L’an dernier, il a passé l’hiver dans la réserve du Fanel, au bord du lac de Neuchâtel.
W04 est en Autriche, en provenance de Pologne, où elle a passé l’été. L’an dernier, elle
a passé l’hiver à Gstaad.
WF03 s’est établie vers Pilsen, en République tchèque.
WF02 Sciez a été abattu par un braconnier en Allemagne.
Nichée 2023
WF13 a été retrouvé mort sur une autoroute près de Zurich.
WF16 est dans le parc alpin du Mercantour.
WF12 est en Saône-et-Loire.
WF18 est dans le Gers.
WF11 a percuté un câble dans la région de Bellegarde-sur-Valserine. Il a été soigné.
WF14, 15, 17, 19 et 20 sont encore à Sciez, non loin de leurs parents basés aux Aigles du Léman.