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Combat de reines 

Le sort de Nokia se joue à Mandelon

Les restrictions sanitaires ont été levées juste à temps pour que la fête soit belle, pour que l’inalpe de Mandelon (VS) tienne ses promesses, malgré le covid. Mais en cette première journée d’estive, les spectateurs ont d’autres soucis en tête que le virus: Nokia, reine incontestée depuis cinq ans, va-t-elle réussir à conserver sa couronne?

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Nokia

Il y a, cette année, une centaine de vaches réunies sur l’alpage de Mandelon. Beaucoup espèrent devenir reine. Et le font savoir en meuglant.

Victor Martin

Les combats viennent de commencer. Les sabots grattent la terre, les cornes se mêlent, les bêtes s’affrontent, les crânes se choquent. Quand j’étais gamin, dans cet alpage où jadis mon grand-père amenait son bétail, ces chocs violents, ces furieuses batailles m’effrayaient. J’avais l’impression que les cornes allaient se briser, les crânes éclater.

Le samedi 19 juin, c’est le jour de l’inalpe, l’estivage des troupeaux, qui vont passer l’été dans les montagnes. A Mandelon, un des plus beaux alpages du Valais, dans les hauts de la commune d’Hérémence, à plus de 2000 mètres d’altitude, au-dessus de Sion. Un alpage où les premiers rôles ne sont pas tenus par les hommes mais par les bêtes. Des races d’Hérens. Des noires, comme on dit ici, assez petites, trapues, qui aiment la montagne. Et qui, dès qu’elles sont rassemblées, commencent naturellement à combattre. La plus forte, la plus habile, la plus résistante sera la reine du troupeau.

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Jean-Pierre Dayer, propriétaire avec son frère Nicolas de Nokia, reine incontestée de l’alpage de Mandelon depuis cinq ans maintenant. Et favorite cette année encore.

Victor Martin

Dans la vaste prairie qui domine la vallée, les prétendantes s’empoignent. Nokia, elle, se tient un peu à l’écart, sur une hauteur. Elle détient la couronne depuis cinq ans. Ce qui n’a pas empêché, tout à l’heure, quelques téméraires de la défier. «Ce sont de jeunes vaches, qui montent pour la première fois dans cet alpage et ne la connaissent pas encore. Les plus anciennes ont retenu la leçon de ces dernières années et elles ne s’y frottent plus», explique Albino Guedes, le maître vacher, certain que Nokia conservera sa couronne cette année encore.

Son propriétaire, Jean-Pierre Dayer, ne tarit pas d’éloges sur sa championne: «Elle ne cherche pas inutilement le combat, c’est une bête intelligente, qui ne gaspille pas son énergie.» Pourtant il doute, un peu. Il a mal dormi ces derniers jours. «C’est que Nokia a 10 ans, explique son frère, Nicolas Dayer, ça commence à faire un peu vieux pour une reine.» Des doutes qui ne semblent pas perturber Nokia, qui restera invaincue aujourd’hui encore. Pourtant, rien n’est joué. Il faudra tenir jusqu’au dernier jour de l’estive, à la fin de l’été, quand le troupeau regagnera la plaine. «Une saison, une de nos bêtes s’est fait détrôner la dernière semaine», se souvient Jean-Pierre Dayer.

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Cela importe encore dans les montagnes valaisannes: Andrien Taha, le curé du village, bénit l’eau, le sel puis le troupeau au premier jour de l’estive.

Victor Martin

«Pour des éleveurs, avoir une reine dans l’alpage, c’est le couronnement d’une année de travail, lance, connaisseur, Dominique Sierro, ancien président de la commune. Et quel travail! Car les deux frères Dayer font ça à côté d’une activité professionnelle à plein temps, comme la plupart des éleveurs ici, d’ailleurs.» C’est que l’élevage de vaches de la race d’Hérens, ça ne paie plus beaucoup, du moins plus autant qu’à l’époque pas si lointaine, celle de mon grand-père, où toutes les familles possédaient quelques bêtes. «Aujourd’hui, on ne gagne de l’argent que si on transforme nous-mêmes le lait en fromage», explique Jean-Pierre Dayer.

Il faut savoir qu’une vache de la race d’Hérens produit environ 3500 litres de lait durant l’année, moitié moins qu’une vache de plaine. Et que le prix d’achat du litre n’a guère augmenté depuis les années 1960, alors que le coût de la vie a quadruplé. «D’où l’importance d’un alpage comme Mandelon, explique Nicolas Gauye, éleveur lui aussi, mais surtout président du consortage, la société propriétaire des 500 hectares de l’alpage. On peut y fabriquer sur place le fromage, avec notre lait, puis le vendre, ce qui nous permet de gagner nettement plus que si on devait céder le lait en vrac.»

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Les deux bêtes s’affrontent, chacune refusant de céder. Elles s’accordent quelques secondes de repos pour reprendre leur souffle, avant de recommencer à cogner.

Victor Martin

Mais voilà le curé qui passe. La discussion s’interrompt pour le saluer. On est dans les montagnes valaisannes et un curé, ça compte encore. D’ailleurs, la journée a commencé tout à l’heure par la bénédiction de l’eau et du sel, puis du troupeau. Pour Andrien Taha, qui vient d’arriver dans la commune, c’est une première, «mais une première très sympathique, qui fait partie de mon métier de prêtre». On verra aussi passer le nouveau président d’Hérémence, Grégory Logean.

Et puis tout le monde s’en va serrer la main d’Albino Guedes, le maître vacher. Ce Portugais taillé comme un colosse va s’occuper du troupeau durant toute l’estive. Lui aussi avoue qu’il a mal dormi ces derniers jours, stressé par l’arrivée prochaine des bêtes et d’un nouveau collègue, recruté en dernière minute. Bogdan Murariu a pointé son nez hier soir, après trente heures de voyage depuis son village de Bucovine, en Roumanie. Il ne parle pas un mot de français. «Ce n’est pas grave, dans une semaine, le temps qu’il s’adapte, tout ira bien», sourit Albino Guedes, qui sourit toujours.

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Albino Guedes. Le maître vacher va s’occuper d’un troupeau d’une centaine de vaches pendant les trois mois de l’estivage, les faisant paître de prairie en prairie.

Victor Martin

De toute manière, il n’a pas le choix. Seul, s’occuper d’une centaine de vaches, c’est impossible. Son labeur commence à 5 heures du matin, avec la traite, puis la sortie du troupeau, qui se déplacera sous sa conduite de prairie en prairie, jusqu’à la lisière des forêts – la bonne gestion de l’herbe étant un élément essentiel de la réussite d’une estive. Puis retour à l’étable vers 20 heures, pour la traite du soir. «Une vie rude mais agréable, commente le maître vacher. Sauf les jours de pluie. Seul dans les montagnes avec le troupeau, le temps paraît très, très long. Ces jours-là, il faut vraiment aimer ce métier.» Après l’estive, mi-septembre, il retournera chez lui, au Portugal, où il s’occupe de quelques hectares d’oliviers et de vigne. Avant de revenir l’année prochaine. Si la santé le permet.

Avec les gardiens du troupeau, à l’alpage, Mathias Harel, le fromager. Les journées de ce jeune Breton commencent également à 5 heures du matin, pour soigner les fromages fabriqués la veille, puis recevoir le lait frais. Cela va être sa troisième saison à Mandelon. «J’ai parfois besoin de me couper un peu du monde d’en bas et ici, dans ces montagnes, dans ce cadre époustouflant, c’est exactement la rupture que je recherche.» De toute manière, il n’a guère le temps de s’ennuyer: l’année dernière, il a fabriqué plus de 1100 fromages, 3600 tommes, sans oublier quelques milliers de séracs.

Des Portugais, des Français, des Roumains, mais où sont les Suisses? «C’est bien le problème, relève Martine Gauye, épouse de Nicolas et responsable de la société d’exploitation de l’alpage. On a beau chercher, mettre des annonces, il est quasi impossible de trouver des Suisses qui veulent venir travailler tout l’été dans la montagne.» Les étrangers ont donc remplacé les gens de la vallée. Heureusement, grâce aux salaires helvétiques, on trouve encore assez facilement de la main-d’œuvre. Combien? Martine Gauye assure s’en tenir aux recommandations de la Confédération, sans vouloir donner de chiffres. Mais, comme ils sont officiels, les trouver n’est pas trop difficile: un peu plus de 140 francs net par jour pour le chef des vachers et le fromager, 110 francs net par jour pour l’aide berger, logement compris. Sept jours sur sept, pendant trois mois.

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Nicolas Gauye et son épouse Martine, éleveurs. Et présidents bénévoles, respectivement du consortage, la société propriétaire des terrains, et de la société d’exploitation de l’alpage de Mandelon.

Victor Martin

Dans la grande prairie, le spectacle continue. Les vaches s’empoignent, dans des joutes parfois épiques. Certaines ont le visage strié de blessures, profondes, les coups de corne ayant percé le cuir, entaillé la chair. Elles se retirent avec les honneurs, sous le regard expert des spectateurs, moins nombreux que d’habitude à cause des restrictions sanitaires. La plupart ne portent pas de masque, peut-être pour laisser voir l’enthousiasme des visages lors des combats les plus disputés.

Les conversations tournent autour du temps qu’il a fait ces dernières semaines, trop froid, avec une herbe rare pour l’instant, tout juste suffisante pour nourrir les bêtes. On discute aussi politique, avec la défaite des Verts aux votations fédérales du 13 juin, dont tout le monde ici se félicite. «On veut bien lutter pour l’écologie, mais les référendums proposés étaient vraiment trop extrémistes», résume Martine Gauye. Par contre, on ne parle pas beaucoup du covid. C’est qu’il n’a guère eu d’impact sur les activités de l’alpage.

Pour Mathias Harel, le fromager, l’été 2020 fut même record. Sa petite boutique a souvent été en rupture de stock. Il faut dire que le fromage de l’alpage de Mandelon est réputé et que les touristes, contrairement aux prévisions des oiseaux de mauvais augure, sont venus nombreux. «Beaucoup de Suisses, qui d’habitude partaient à l’étranger, ont découvert l’été dernier nos montagnes, confirme Karine Sierro, présidente de la commune jusqu’à la fin de l’année 2020. Comme si, asphyxiés par les restrictions sanitaires, en manque de liberté et d’espace, ils étaient venus ici se libérer des contraintes, rassérénés par l’air pur et les beaux paysages.»

Même son de cloche chez Alexandre Monnard. Ce Fribourgeois, qui tient la buvette de l’alpage depuis six ans, a eu de la chance: la levée des restrictions au tout début de l’été 2020, juste au moment où il rouvrait sa buvette après la pause de printemps, lui a permis d’avoir une saison normale. «L’année dernière, la chute des températures et l’arrivée précoce de la neige à la fin de l’été nous ont plus impactés que le covid, assure-t-il avec un sourire. Par contre, j’ai perdu la saison d’hiver. Mais comme cela ne représente que quelques week-ends, l’impact a été modéré.»

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Mathias Harel, le fromager, en train de fabriquer un fromage à raclette réputé. La demande dépassant l’offre, il est parfois difficile d’en trouver, même à la boutique de l’alpage.

Victor Martin

La journée touche à sa fin, les vaches sont fatiguées, les combats deviennent rares. Comme on est en Valais, tout se termine autour d’une table, à côté de la fromagerie. Camille Micheloud, historien officieux de l’alpage de Mandelon, après nous avoir servi un verre du vin de sa vigne, nous montre le plus vieux grenier, de beau mélèze rouge, construit en 1602. Il nous raconte qu’il y avait, au temps de son enfance, plus de 500 bêtes qui faisaient ici l’estive, des vaches, des veaux, des génisses, mais aussi des moutons et des cochons; qu’il en reste moins de 100 aujourd’hui; que l’armée a construit un peu plus bas des bunkers, jamais utilisés; que les écuries, qui datent des années 1930, ont été rénovées en 2015, avec l’aide précieuse, notamment, de la Loterie Romande et de l’Aide suisse à la montagne; qu’il manque encore 350 000 francs pour terminer le toit et refaire les tablards de la cave à fromage; qu’il cherche des mécènes.

Les bouteilles se vident, les séracs se dévorent, on parle de nos familles, de souvenirs d’enfance, de cousins perdus de vue. Et puis on se quitte. On se retrouvera dans trois mois, le jour de la désalpe, quand les vaches retourneront en plaine, pour boire un verre à la santé de la reine. Probablement Nokia, pour une sixième année consécutive. Ce qui ne serait pas un record, d’après les anciens, mais presque.

Par Olivier Toublan publié le 2 juillet 2021 - 08:58