Dans la petite réception vitrée qui conduit à la rédaction et aux bureaux de la technique, c’est tout d’un coup l’effervescence. Plusieurs invités viennent d’arriver et se pressent dans la pièce. Il y a là notamment la mezzo-soprano Stéphanie d’Oustrac, qui vient évoquer l’opéra «Anna Bolena» qu’elle va chanter au Grand Théâtre de Genève, et Michael Andersen, le tout frais époux de Céline Amaudruz, que le journaliste Pascal Décaillet a convié à son émission «Genève à chaud» et présente comme «une étoile montante de l’UDC genevoise». La conseillère nationale verte Delphine Klopfenstein Broggini est, elle, invitée à partager ses inquiétudes autour du futur collisionneur du CERN au journal de 18 h 30. On se présente, on se salue et on file au maquillage, dans un coin aménagé juste derrière.
Nous sommes à Carouge (GE), au troisième étage du «Cube», «pôle média audiovisuel et digital» qui abrite notamment Point Prod. C’est ici, au cœur du projet de réaménagement urbain Praille-Acacias-Vernets (PAV), que la rédaction de Léman Bleu a déménagé en automne 2018. Autant dire que chacun arrive en voiture, à scooter ou à vélo électrique. Chaque centimètre carré a été investi: dans le couloir qui relie, derrière le plateau, la salle de rédaction et le bureau des techniciens, les étagères regorgent de kits de caméras et autres cartes SIM dûment étiquetés. Au-dessus des portes, une lumière rouge indique qu’un enregistrement ou un direct est en cours: prière de se baisser lorsque l’on veut traverser la salle de rédaction. «On n’est pas large, mais ça stimule la créativité et favorise les interactions. Et puis, le Cube peut encore être surélevé d’un étage au besoin», balaie Laurent Keller d’un sourire derrière ses traits un brin tirés.
Laurent Keller: le nom qui revient lorsque nous interrogeons nos différents interlocuteurs sur le succès de la chaîne. Formé ici, il a notamment coanimé l’émission de débats «Forum» sur La Première pendant quatre ans avant de prendre la rédaction en chef de Léman Bleu en 2014 et la direction de la chaîne l’année suivante. Il frappe alors un grand coup en faisant réaliser tous les sujets du journal avec un simple smartphone. Gage de légèreté, de moindres coûts et de dynamisme, l’idée et sa concrétisation, incarnation du très en vogue MoJo («mobile journalism»), emballe les médias du monde entier, du «Times» britannique à l’Afrique du Sud, et même «des journalistes japonais», se souvient, des étoiles dans les yeux, le principal actionnaire, Stéphane Barbier-Mueller. Membre du conseil d’administration depuis quinze ans, le Genevois est une figure locale, membre d’une richissime famille active dans l’immobilier et propriétaire du musée du même nom.
Sous l’impulsion du nouveau rédacteur en chef, la chaîne, qui produit chaque jour deux heures de programmes, n’a cessé de grandir – elle compte aujourd’hui 47 employés – et son audience de grimper, avec quelque 52 000 téléspectateurs par jour et des pics à plus de 100 000 durant le covid pour la seule diffusion télé. Au-delà des chiffres d’audience, le directeur a surtout réussi à assainir les finances. «La professionnalisation de Léman Bleu fut un apprentissage long et fastidieux, raconte Stéphane Barbier-Mueller. A l’époque, la préoccupation principale était la survie de la chaîne, régulièrement menacée de faillite. Avec l’arrivée de Laurent, ça s’est stabilisé.» Finie la valse des rédacteurs en chef et des directeurs, comme feu Michel Chevrolet dans les années 2000. Pour le président du conseil d’administration, Philippe Lathion, le succès s’explique par la place qu’a réussi à prendre la chaîne locale. «La RTS s’est coupée de ses régions et a laissé de la place à l’information locale.» «La chaîne joue bien cette carte de la proximité. C’est d’autant plus important que la presse devient toujours moins locale», souligne de son côté la conseillère nationale Delphine Klopfenstein Broggini.
Le budget annuel, de 6 millions de francs, provient pour moitié de recettes privées, publicité et sponsoring, et pour moitié de la quote-part de la redevance. La chaîne a signé ce qu'elle appelle des partenariats avec les acteurs de la cité, à savoir des émissions spéciales lors d'événements tels que l'Escalade ou le Bol d'or, et retransmet les séances du Grand Conseil et du conseil municipal. Enfin, elle a acquis les droits de la Coupe de l’America ou de la Laver Cup de Roger Federer. «Les organisateurs cherchaient un diffuseur suisse, nous étions là au bon moment. Lorsque j’ai signé les droits exclusifs pour la Suisse romande pour deux ans, je ne savais pas encore que le tournoi, après Chicago, se déroulerait à Palexpo. Un coup de chance!» raconte Laurent Keller.
«Le rédacteur en chef de l’époque? Mais il n’y en avait pas!» s’exclame Stéphane Santini, de l’équipe des tout débuts, lorsque nous l’interrogeons sur les premières années. «On récupérait un six minutes tout en images fait par la TSR et France 3. On faisait tout avec des bouts de bois, il n’y avait pas encore cette démarche d’actu. Le niveau d’exigence actuel est incomparable. Les schémas de production sont très serrés, c’est un joli miracle quotidien», salue celui qui est aujourd’hui réalisateur indépendant. Laurent Keller a, lui, deux adjoints, les visages les plus connus de Léman Bleu avec Pascal Décaillet, 63 ans: Valentin Emery, 32 ans, et Jérémy Seydoux, 26 ans.
En plus de gérer l’équipe et les sujets au quotidien, ils présentent le journal de 18 h 30 en alternance avec leur collègue Julie Zaugg et animent chaque vendredi le «Geneva Show», lors duquel ils reçoivent une personnalité. «[Les questions de Jérémy Seydoux] tantôt caressent, tantôt piquent, en toute bienveillance», indique le site web, qui est d’ailleurs en train d’être totalement remanié. D’où les comparaisons, lors des débuts de l’émission, du jeune homme avec un certain Darius Rochebin, qu’il avait d’ailleurs invité lorsqu’il animait, adolescent, une émission dans son collège de Carouge. Le grand-père de Valentin, Claude Torracinta, a notamment créé et dirigé l’émission «Temps présent». Lui-même a fait un stage de quelques mois à Léman Bleu en 2013, l’année où sa mère, Anne Emery-Torracinta, accédait au Conseil d’Etat. «Ça m’a forcé à faire attention à ne pas laisser le fils parler. Et évidemment, je ne traite pas de sujets qui la concernent directement.»
Cette double casquette et cette omniprésence leur valent de changer littéralement de costume et d’enfiler la cravate, parfois plusieurs fois par jour; de se voir gratifier à l’externe par des rumeurs de salaire mirobolant et, à l’interne, par de discrets grincements de dents, certains trouvant qu’ils prennent par trop la lumière. «Valentin et Jérémy sont certes très visibles, et tant mieux!» réagit Laurent Keller. «Ils sont remarquables sur les deux fronts, journalistique et organisationnel, et très complémentaires», insiste-t-il. Avant de souligner que «tous les journalistes de la rédaction font de l’antenne. C’est la culture de l’entreprise: on est tous multitâches.» Chaque journaliste est en effet capable de filmer, monter et diffuser son propre sujet, même si l’équipe compte plusieurs réalisateurs et réalisatrices, et des ingénieurs du son. Revenue du tournage de son émission «Céline, ses livres», pour lequel elle a été assistée par une réalisatrice-cadreuse, un cadreur et un ingénieur du son, Céline Argento s’occupe elle-même du montage sur son ordinateur. «Cette émission, c’est un peu mon bébé, alors j’aime m’en occuper de A à Z», glisse-t-elle.
«C’est quand que tu vas à la RTS?» Cette phrase, Seydoux comme Emery l’ont souvent entendue. Il est vrai que la petite chaîne a formé des personnalités comme Gaëlle Lavidière, aujourd’hui rédactrice en chef adjointe chargée de l’actualité à la RTS, ou la présentatrice du «19h30» Jennifer Covo. «Pendant longtemps, tu faisais ton stage et tu partais, réagit Valentin Emery. Ce qui a changé, c’est l’arrivée de Laurent. Pour garder les jeunes, il faut leur donner des opportunités.» Jérémy Seydoux évoque, lui, cette journée récente lors de laquelle il a commenté en direct la prestation de serment de la police, déjeuné avec (l’avocat, ndlr) «Carlo» Poncet et suivi le procès en appel de Pierre Maudet l’après-midi. «Où ailleurs pourrais-je faire ça?» Laurent Keller assure, lui, toujours se réjouir lorsqu’un collaborateur formé à Léman Bleu rejoint la RTS. «J’apprécie aussi lorsque les jeunes talents restent à Léman Bleu, ou que des employés de la RTS nous rejoignent!»
C’est le cas de Laetitia Guinand, qui a intégré l’équipe en début d’année après avoir longtemps été employée à la RTS. Son mandat: monter sa propre émission hebdomadaire de débat. «Ce genre d’opportunité est rare!» «Le poinG» s’appuie sur des chroniqueurs comme le Français Philippe Val, connu pour avoir dirigé la rédaction de «Charlie Hebdo» puis celle de «France Inter». Chaque semaine, il débarque avec son garde du corps.
«Ça a toujours été le défi en Suisse romande: pas assez de débats ou en tout cas de personnes disposées à débattre, mais on sent qu’il y a une vraie demande pour ça.» Passer de l’énorme machine de la Radio Télévision Suisse à la petite chaîne locale est une gageure, admet-elle. «Il y a un côté start-up, tout le monde fait tout et met la main à la pâte.» Elle a ainsi choisi elle-même le bois de son plateau, contacte ses invités, dont elle gère les déplacements. «C’est sûr, j’aimerais parfois avoir plus de moyens. Nous n’avons pas la force de frappe de la RTS. Alors oui, c’est sans doute plus compliqué et plus fatigant au quotidien, mais c’est extrêmement stimulant. L’équipe est très motivée, ça fait du bien. Et Laurent Keller nous laisse une grande liberté éditoriale.» Par contre, elle tient à se distancier du côté genevo-genevois souvent revendiqué par l’équipe. «C’est important pour moi de sortir des frontières cantonales et même suisses. Je veux mélanger les gens et les genres.» Et de revendiquer ses ambitions. «Nous nous positionnons clairement comme compétiteurs de la RTS. Mais bien sûr, cela ne pourra se faire que sur la durée. Il nous faut nous installer, faire nos preuves.»