Histoire

Les bateaux à vapeur suisses fêtent leurs 200 ans: souvenirs nostalgiques d'un passionné

Il y a deux cents ans, le premier bateau à vapeur se lançait sur le Léman, suivi par d’autres sur les lacs du pays. Ces navires fumants révolutionnèrent les transports, l’émotion en plus. Récit en belles images, avec le témoignage de Sébastien Jacobi, un passionné neuchâtelois.

Marc David

Sébastien Jacobi sur le pont du bateau vapeur Neuchâtel

Sébastien Jacobi, 89 ans, sur le pont du bateau vapeur Neuchâtel, qui vogue de nouveau depuis 2014. «Gymnasien, j’ai été caissier-matelot, à 2 fr. 20 de l’heure.»

Julie de Tribolet

Dans l’appartement niché au troisième étage d’un auguste bâtiment de Neuchâtel, on se dirait à l’intérieur d’un bateau, qui voguerait avec les mille souvenirs de son habitant de 89 ans.

Sébastien Jacobi s’excuse du désordre pourtant si organisé en montrant les piles d’archives, les documents, les images et les cartes postales de navires qui s’affichent aux murs ou s’empilent joyeusement sur les tables et les fauteuils. Il n’y peut rien, celui qui fut pendant quatorze ans porte-parole des CFF à Lausanne et quinze ans à Berne aime les trains, les trams, les bateaux. «Pour ces derniers, j’ai un certain atavisme. Mon père, pasteur, était tout le temps au bord de l’eau, il aimait discuter avec le personnel. Quand nous habitions les hauts de la ville de Neuchâtel, nous vivions avec tout le lac. Nous entendions les bateaux siffler quand ils partaient d’ici, puis à l’arrivée à Cudrefin ou ailleurs. On reconnaissait les sirènes du Neuchâtel, du Fribourg. Mon père nous a transmis tout cela.»

Il confirme en montrant un document où ce dernier a noté avec soin des renseignements précis sur les bateaux d’époque, leur nom, leur type, leur année de construction. Son fils a continué à les compléter. A 18 ans, gymnasien dans les années 1950, il a même travaillé sur un navire du lac. «J’ai été caissier-matelot, à 2 fr. 20 de l’heure. L’organisation était alors très simple, avec un employé qui enregistrait les marchandises au port et attachait ou détachait les bateaux. Je l’ai aussi fait, et j’y arrive encore…»

Ses archives, il les connaît par cœur. Si on lui demande d’évoquer les débuts de la navigation à vapeur, il remonte à un personnage resté méconnu, mais ô combien important. Le dénommé Edward Church, consul des Etats-Unis en France, qui trouva étonnant que la Suisse, «cette nation libre, éclairée, ingénieuse, placée au centre de l’Europe, demeure jusqu’à présent privée de ce bienfait des sciences et des arts». Il est vrai qu’aucun bateau à vapeur n’y circulait en 1820, alors que des centaines d’entre eux parcouraient déjà les océans grâce aux recherches de l’ingénieur américain Robert Fulton, dont le bateau actionné par une pompe à feu remonta le fleuve Hudson, aux Etats-Unis en 1807.

L’audacieux diplomate crée ainsi une société et fait construire un premier bateau à Bordeaux, par Mauriac père. Le 28 mai 1823, le Guillaume Tell s’élance sur le Léman avec sa coque en bois, tandis que ses machines, ses roues et ses chaudières viennent d’Angleterre. Il fait vite des émules. Le lac de Constance accueille son premier vapeur en 1824, le Rhin en 1825, les lacs Majeur, de Bienne et de Neuchâtel en 1826, les lacs de Morat, de Thoune et de Zurich en 1835, et le lac des Quatre-Cantons en 1837.

Le «Guillaume Tell» dans le port d'Ouchy sur une aquarelle d'un auteur anonyme.

1823. Le Guillaume Tell est le premier bateau à vapeur de Suisse. En bois, construit à Bordeaux et transportant 200 personnes à 13 km/h de moyenne, il est accueilli avec enthousiasme et vogue jusqu’en 1835, mettant six heures de Lausanne à Genève.

Musée historique de Lausanne
Le «Guillaume Tell» dans le port d'Ouchy sur une aquarelle d'un auteur anonyme.

1823. Le Guillaume Tell est le premier bateau à vapeur de Suisse. En bois, construit à Bordeaux et transportant 200 personnes à 13 km/h de moyenne, il est accueilli avec enthousiasme et vogue jusqu’en 1835, mettant six heures de Lausanne à Genève.

Musée historique de Lausanne

Pourquoi un tel engouement? «Ce fut une vraie révolution, s’exclame Sébastien Jacobi, et le début de la mécanisation des transports. Notez qu’il ne s’agissait pas du tout de tourisme. Les gens n’avaient pas l’habitude de voyager, ils vivaient en vase clos. Ces premiers bateaux servaient au transport des marchandises, des étoffes et surtout du vin.» Jusque-là le vent commandait sur l’eau et il était bien souvent aléatoire, même si Lausanne et Genève ont été construites avec des pierres de Meillerie. Ou, à terre, on pratiquait «le roulage», avec des chevaux ou des bœufs, sur des chemins désagréablement caillouteux.

Gare portuaire provisoire du Landeron permettant de transborder le fret du train au bateau 1859 avant l'ouverture du chemin de fer le long du lac de Bienne en 1860

Les bateaux ont d’abord pour vocation de transporter des marchandises. Sur le lac de Bienne, des tonneaux à la gare portuaire du Landeron, en 1859, avant l’achèvement de la voie ferrée au Pied du Jura.

Vapeur sur les trois lacs/Editions Attinger
Gare portuaire provisoire du Landeron permettant de transborder le fret du train au bateau 1859 avant l'ouverture du chemin de fer le long du lac de Bienne en 1860

Les bateaux ont d’abord pour vocation de transporter des marchandises. Sur le lac de Bienne, des tonneaux à la gare portuaire du Landeron, en 1859, avant l’achèvement de la voie ferrée au Pied du Jura.

Vapeur sur les trois lacs/Editions Attinger

Etre sur Soleure


En tombant sur une image de l’Helvétie en 1841, le passionné sourit. «L’aménagement était sommaire. La présence de hublots signifie que des locaux se trouvaient sous le pont, dans la coque. Le gouvernail est à l’arrière, avec l’homme qui conduisait juste au-dessus. Il ne voyait pas grand-chose. C’était le capitaine, placé au centre du bateau, qui faisait signe pour lui indiquer les directions.»

Sur son cher lac de Neuchâtel, Sébastien Jacobi rappelle que l’âge d’or des vapeurs, fugitif, eut lieu précisément de 1855 à 1860, peu après le démarrage de la première ligne ferroviaire romande, de Morges à Yverdon. «Grâce à elle, il est tout à coup arrivé beaucoup plus de trafic. Pendant ces quelques années, il y eut jusqu’à 13 bateaux sur les trois lacs et l’Aar.» Une anecdote amusante: comme le terminus de ces trajets était souvent situé à Soleure et que les ouvriers avaient le droit de prélever un peu du chargement, souvent du vin, on trouve là l’origine de l’expression «être sur Soleure», qui décrit joliment le sentiment d’ivresse…

Le bateau vapeur Helvétie quitte le port de Neuchâtel en 1909 sous le regard d’enfants

En 1909, sous le regard d’enfants qui rêvent sans doute à de lointains périples, le bateau vapeur Helvétie quitte le port de Neuchâtel. Mis en service en 1881, il sera rebaptisé Yverdon en 1912 et retiré du service en 1960.

Archives Sébastien Jacobi
Le bateau vapeur Helvétie quitte le port de Neuchâtel en 1909 sous le regard d’enfants

En 1909, sous le regard d’enfants qui rêvent sans doute à de lointains périples, le bateau vapeur Helvétie quitte le port de Neuchâtel. Mis en service en 1881, il sera rebaptisé Yverdon en 1912 et retiré du service en 1960.

Archives Sébastien Jacobi

Puis, au milieu du XIXe siècle, quand le train complète son réseau en longeant les lacs, le vent tourne brutalement pour les vapeurs. La plupart des entreprises partent en faillite. Sur le lac de Neuchâtel, ce sont les Fribourgeois, désireux de vendre les produits de leurs maraîchers sur les marchés neuchâtelois, qui sauvent la navigation. Ils partent alors de Morat et d’Estavayer à 5 heures du matin, passent par Chevroux, Portalban, Cudrefin, pour arriver à Neuchâtel vers 8 heures, avec leur chargement. Ils sont en général cinq à manœuvrer. Soit le capitaine, deux hommes de pont et deux machinistes, avec un chauffeur qui pelle le charbon. Un bateau stationne à Estavayer jusqu’en 1951. Il s’appelle le Hallwyl, du nom du héros de la bataille de Morat.

Retour en images sur l'histoire des bateaux à vapeur des lacs suisses

la figure de proue de l’Helvétie I
Gare portuaire provisoire du Landeron permettant de transborder le fret du train au bateau 1859 avant l'ouverture du chemin de fer le long du lac de Bienne en 1860
Photographies d'ambiance prise à bord du bateau demi-salon "Simplon II" en 1887. On y voit notamment des passagers et des marchandises (bétails, hottes remplies de cerises, coffre).
Affiche faisant la promotion des croisières dansantes organisées sur un bateau de la Compagnie Générale de Navigation sur le lac Léman.
En juillet 1904, la CGN met en circulation un nouveau bateau vapeur à marchandises, le Chablais, construit par les chantiers d’Ouchy et Sulzer Frères, à Winterthour.
Construction du bateau-salon Général Dufour, nommé ainsi en hommage au général de l'armée suisse Guillaume-Henri Dufour. Il a été construit en 1904-1905 à Winterthour. Il entre en service en 1905. 
Le bateau vapeur Helvétie quitte le port de Neuchâtel en 1909 sous le regard d’enfants
Pour le film La Vocation d'André Carel réalisé par Jean Choux, le jeune Michel Simon monte sur l’Evian
En 1944, lors de la fête d'entreprise de l'innovation, les employés dansent une polonaise.
En 1965, l’actrice Jean Seberg tourne dans un policier suisse et côtoie sur L’Italie le vrai capitaine de la CGN Brousoz
Tickets de transport sur le lac de Neuchâtel, en 1960 et 1988.
Le télégraphe, qui permet au capitaine de transmettre des ordres au machiniste
La cloche du Vevey
Le capitaine de La Suisse veille au grain tandis que la cheminée fume. Il s’agit de prendre soin des 850 passagers possibles et du magnifique salon Belle Epoque.
Le décor de poupe sculpté dans le bois et recouvert de feuilles d’or de La Suisse, mis en service en 1910. Pas peu fière, la CGN qualifie ce navire rénové en 2009 de plus beau bateau à vapeur du monde.
1 / 15

La figure de proue de l’Helvétie I (1841) est la dernière qui reste.

Nicolas Lieber/Collection Musée du Léman

La vapeur a sa poésie, qui inclut une longue préparation. «Contrairement au diesel, il faut chauffer à l’avance, pour atteindre la bonne pression. Mais lentement, pour que la dilatation s’opère doucement, sans endommager la chaudière.» Il remonte le temps: «Au port de Neuchâtel, je me souviens des quatre cheminées qui fumaient le samedi en fin d’après-midi, en prévision des trajets du dimanche. Pareil sur le Léman: quand ils se déplaçaient de Genève à Lausanne, les bateaux devaient s’arrêter deux fois, pour remplir les godets d’eau.»

Cela se passe aujourd’hui encore sur le vapeur Neuchâtel, emblème de la Belle Epoque, entièrement restauré et qui navigue depuis 2014. Sébastien Jacobi a participé à cette renaissance, au sein de la tenace association Trivapor. Une épopée, avec notamment l’achat de la machine à vapeur à Rotterdam, l’emploi d’un chantier naval à Sugiez, l’aide de scaphandriers et de la plus grande grue roulante du pays.

A l’instant de quitter à regret le port-appartement de Sébastien Jacobi, il glisse encore un nom: «Philippe Suchard! Un homme extraordinaire qui a produit bien plus que du chocolat. C’est lui qui a lancé en 1834 un bateau à coque en fer. Malgré les gens qui répétaient: «Le fer ne flotte pas!» Allez, salut capitaine.

Bateaux à vapeur: tout a commencé avec Guillaume Tell

Le «Guillaume Tell» dans le port d'Ouchy sur une aquarelle d'un auteur anonyme.
L'Union sur le lac de Neuchâtel
Le Winkelried II, le grand bateau emblématique du Léman au XIXe siècle
Le Léman 3 bâti en 1857 par l’usine Escher Wyss
Meurtre de l’impératrice d’Autriche Elisabeth, dite Sissi, sur le quai du Mont-Blanc, à Genève
Le Rhône III
Le Henri Dunant, bateau contemporain à moteur de la CGN
Manchette de 24H lors du démantèlement du bateau Major Davel
1 / 8

1823. Le Guillaume Tell est le premier bateau à vapeur de Suisse. En bois, construit à Bordeaux et transportant 200 personnes à 13 km/h de moyenne, il est accueilli avec enthousiasme et vogue jusqu’en 1835, mettant six heures de Lausanne à Genève.

Musée historique de Lausanne

>> A lire: «Vapeur sur les trois lacs», Sébastien Jacobi (Ed. Attinger)


Quand l’Hirondelle s’est noyée


En juin 1862, l’élégant vapeur touche un récif et sombre. Un plongeur-photographe a réussi à le restituer en 3D.

C’est le mardi 10 juin 1862 qu’a lieu le premier naufrage sur le Léman depuis le lancement des bateaux à vapeur, près de quarante ans plus tôt. Mis à l’eau en grande pompe six ans auparavant à Ouchy, considéré comme le plus élégant du lac, le gracieux Hirondelle heurte un récif entre La Tour-de-Peilz et Clarens. On explique l’accident par un malheureux coup de barre donné pour éviter une des nombreuses barques naviguant en ce jour de marché. Le choc ne fait ni victime parmi les 300 passagers ni dégât pour la marchandise, mais le bateau coule à pic deux mois plus tard, lors d’une tempête nocturne, malgré les tentatives pour le renflouer.

Reposant désormais entre 40 et 60 mètres de fond, niché sur un talus au bord d’une falaise, il est devenu un rendez-vous légendaire pour les plongeurs lémaniques, car il s’agit là de la seule grande épave accessible aux plus expérimentés d’entre eux. Mieux: pas plus tard qu’en mai dernier, le plongeur patenté et ingénieur physicien spécialisé en optique Gatien Cosendey est parvenu à réaliser un modèle en 3D du navire (https://skfb.ly/oGqvw), grâce à des centaines de clichés. Il est désormais visible par tous. 

Également interessant