Trois ans après les débuts du mouvement «#MeToo», un petit groupe d’athlètes de l’équipe nationale de gymnastique rythmique brise subitement l’omerta dans ce sport d’élite, en 2020. Elles parlent des maltraitances qu’elles subissent continuellement durant leurs entraînements à Macolin (BE): insultes, étirements violents, «body shaming» et même attouchements. Leur cas n’est pas isolé: d’autres institutions seront à leur tour ébranlées par des révélations d’abus caractérisés.
Ainsi, l’année passée, l’Ecole-Atelier Rudra Béjart (VD) ferme ses portes pendant une année pour se réformer à la suite de manquements graves de la part de sa direction. Le vécu des jeunes artistes en formation fuite dans la presse: entre humiliations, pressions et comportements malsains, l’environnement régnant dans le studio de danse lausannois interpelle. Le célèbre Béjart Ballet est lui aussi épinglé pour harcèlement et abus de pouvoir. Porte-parole de sa génération, la danseuse genevoise Mohana Rapin, 30 ans, revient sur les mentalités brisées. A ce jour, il n’y a pas de nouvelles concernant la réouverture à la rentrée du centre de formation fondé en 1992.
Début juin, les accusations touchent l’Académie de danse de Zurich. D’anciens élèves, qui souffrent aujourd’hui de dépression, d’anorexie et même de pensées suicidaires, s’expriment dans les pages du magazine allemand «Die Zeit» sur une série de mauvais traitements. Une enquête externe – ouverte le 31 mai dernier – fera la lumière sur ce nouveau scandale d’ici à 2023. Le directeur se retire temporairement. Quant aux nageuses synchronisées de Swiss Aquatics, elles s’expriment à l’unisson au début de cet été sur des méthodes d’entraînement jugées insupportables, entre menaces et restrictions alimentaires.
Face à ces prises de parole liées, le changement de culture est vital. En gymnastique rythmique, les premiers jalons ont été posés avec la création d’un organe indépendant de signalements chez Swiss Sport Integrity. Quant à Béatrice Wertli, la nouvelle directrice de la Fédération suisse de gymnastique, elle mettrait un point d’honneur à intégrer les questions éthiques dans la formation de ses athlètes.
A Lausanne, l’association And You, née à la suite des Jeux olympiques de la jeunesse il y a deux ans, sensibilise de son côté la relève aux questions de maltraitance. Des workshops pédagogiques pour entraîneurs sont également mis en place. «Crier sur un ou une athlète n’est pas une bonne forme de stimulation. Réprimer n’est pas synonyme de performance. Certains ont peut-être besoin d’être boostés, mais il est important de privilégier des interactions basées sur des discussions», explique Mélanie Hindi, psychologue du sport. Pour la spécialiste, le consentement est la base du lien entre l’athlète et son coach. «A partir de là, on peut parler de tout, y compris des problèmes de poids. Mais il y a une manière, un moment, un langage à adopter.» Et la contrainte, imposante dans l’histoire de la gymnastique rythmique mais aussi dans la danse classique ou la natation synchronisée, ne serait plus d’actualité. «Si on veut préserver la santé à long terme, mieux vaut travailler intelligemment et dans le respect mutuel, sans forcément tomber dans la souffrance», ajoute-t-elle. A l’image d’autres disciplines de haut niveau, organiser un suivi régulier avec des physiothérapeutes et des nutritionnistes s’impose dans ces disciplines d’élite.
Un avis partagé par Arts Sainement, nouveau dispositif mis en place en Suisse romande pour un climat sain dans les arts vivants, loin des discriminations, du harcèlement et des abus de pouvoir. Isabelle Schramm, psychologue de la danse et membre de ce collectif, parle d’une libéralisation de la parole longtemps attendue. «Les autorités et l’opinion publique sont surprises par toutes ces révélations, mais personne à l’interne n’a été choqué d’apprendre les agissements de toutes ces institutions. Chapeau aux danseurs et danseuses qui osent aujourd’hui s’exprimer! On veut leur dire qu’ils ne sont pas seuls et que nous sommes là pour les épauler. D’autres cas risquent encore de sortir», prédit celle qui lance une étude sur la santé mentale des performeurs en Suisse.
Face à des mutations nécessaires des comportements dans les studios de danse, les salles de gymnastique ou les bassins suisses, des voix rappellent l’importance du dépassement de soi pour atteindre le niveau d’excellence requis. Pierre-Emmanuel Sorignet, danseur, sociologue et maître d’enseignement à l’Université de Lausanne, est l’auteur de l’étude «Danser au-delà de la douleur». «Evidemment, il faut remettre en cause la doctrine de l’épuisement mais en ne faisant pas l’impasse sur la discipline. Pour réaliser telle ou telle variation d’un ballet, un danseur classique ou un autre athlète doit avoir une certaine musculature, de l’endurance, de la souplesse», souligne-t-il.
Pour lui, la fin du mantra de «pousser ses propres limites» ferait plonger le niveau général vers une forme plus amatrice. Alors qu’elle soutient la prise de parole de ses danseuses, Céline Chavanne-Schumacher, professeure de ballet depuis quinze ans au Centre de danse classique de Bienne, craint toutefois que les variations magistrales des grands chorégraphes de l’histoire ne disparaissent en Suisse face à une nouvelle quête de bien-être.
Un avis que ne partage pas nécessairement Sidi Larbi Cherkaoui, le nouveau directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève. Pour cet artiste de renommée internationale, connu pour renverser les codes, les traditions se transforment. La danse et les autres disciplines associées doivent donc innover leur approche pédagogique.
«Une tradition se transforme!»
Sidi Larbi Cherkaoui, 46 ans, chorégraphe de renom et nouveau directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève
Les témoignages qu’il entend aujourd’hui font écho à ce qu’il a pu traverser lors de sa propre formation, il y a plus de vingt ans. «On parle surtout d’abus de pouvoir. Et j’aimerais rappeler que ces comportements n’existent pas uniquement dans les milieux artistiques et sportifs. Ça se passe aussi dans des bureaux ou des hôpitaux. Aujourd’hui, dans la danse, la nouvelle génération a ouvert un espace de conversation. Les artistes sont bien souvent pionniers et pionnières devant les phénomènes de société», commence Sidi Larbi Cherkaoui, lauréat du titre de meilleur chorégraphe de l’année par le magazine allemand «Tanz» en 2008, 2011 et 2017.
Pour lui, la norme peut bouger. Y compris celle des silhouettes des interprètes sur scène. «Il faut se sentir bien dans sa peau et alors la personne s’épanouit de manière organique sous les yeux du public. Ce qui m’intéresse, c’est l’être humain et son individualité», ajoute le danseur belge d’origine marocaine. L’autodétermination, c’est l’une des bases de sa méthode de travail: «Quand je suis devenu chorégraphe, j’ai compris qu’il fallait surtout écouter. C’est un exercice diplomatique, de négociation et de communication. Dans les compagnies, le répertoire suivant est connu un an plus tôt. Les artistes peuvent donc se projeter dans la physicalité des chorégraphes invités. Ensuite, à elles, à eux d’accepter ou de participer à la production.»
Inspiré par les enseignements des yogis, du taï-chi et du qi-gong, il rejette l’injonction des «deadlines» qui a trop souvent fait la loi dans la danse classique et préfère amener le corps vers une certaine direction. «Tout le monde n’a pas besoin de faire 15 pirouettes pour un spectacle. Il ne faut pas forcer, aller à l’encontre du rythme naturel. Vous savez, le corps fait beaucoup plus si on lui laisse le temps d’assimilation, plutôt que de le pousser.»
Sidi Larbi Cherkaoui souligne aussi un élément important: le monde de la danse classique est fait de nuances. «Il y a des lieux hiérarchisés où les formes de violence persistent, mais il existe aussi des maîtres de ballet qui ont toujours compris les besoins des corps des danseurs, danseuses et personnes non binaires. Leur travail évolue avec les avancées scientifiques également.»
Nouveau directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève, le chorégraphe prépare des projets innovants pour l’institution fondée en 1962. «En écoutant le rythme de cette maison d’opéra, à dose homéopathique, j’aimerais renverser les codes, comme lors de mon passage au Ballet royal de Flandre, en Belgique», confie-t-il. Face à la crainte des puristes de voir le ballet traditionnel disparaître, il répond simplement: «Je ne comprends pas leur envie d’éternité. Une tradition se transforme. Pourquoi figer les choses dans le passé?»
«Arrêtons de briser les mentalités!»
Mohana Rapin, 30 ans, danseuse professionnelle formée à l’Ecole-Atelier Rudra Béjart, interprète au Ballet du Grand Théâtre de Genève
A 30 ans, Mohana Rapin connaît tous les recoins du Grand Théâtre de Genève. Elle y danse depuis sept saisons. Ses débuts de gymnaste junior dans les couloirs de Macolin et sa formation de ballerine à l’Ecole-Atelier Rudra Béjart à Lausanne (fermée temporairement en 2021 après les dénonciations d’abus de pouvoir de la direction), c’est de l’histoire ancienne. «Je ne regrette pas d’y être allée, mais je ne recommanderais pas cette institution», résume la Genevoise. Témoin de nombreuses humiliations et de propos scandaleux, elle parle au nom de celles qui disent stop face aux comportements inappropriés de leur hiérarchie. Ce qui la révolte, c’est le manque de pédagogie. «Il faut mieux encadrer les écoles de danse pour que les jeunes s’épanouissent et soient accompagnés. Le schéma répétitif de «souffrance égale excellence» est à bannir!»
Un cercle vicieux qu’elle connaît comme témoin direct: il a affecté beaucoup de monde autour d’elle. Certaines personnes se sont exprimées. D’autres se taisent encore. «Les traumatismes restent pour la vie, surtout ceux liés aux troubles alimentaires», affirme-t-elle en porte-voix. «La prise de parole est fragile, même après un phénomène social comme «#MeToo». Rien n’est acquis. Il faut répéter que nous ne pouvons pas continuer à former ainsi, à rabaisser, à harceler. Arrêtons de briser les mentalités!» scande Mohana Rapin.
Que ce soient ses amies gymnastes ou les danseuses chez Rudra Béjart, les athlètes ont souvent attendu l’âge adulte avant de s’exprimer. «C’était notre rêve d’être sportives de haut niveau. Tu es sous emprise, alors tu n’oses rien dire, même à tes parents. Tu penses aux sacrifices et tu as peur de perdre ta place. Des centaines d’autres adolescentes attendent d’être là», rappelle l’artiste.
Avec le recul, elle comprend surtout que la précarité est renforcée chez les jeunes femmes, cibles privilégiées du «body shaming». «Regarde-toi, tu effraies les chorégraphes avec tes formes!» entendait-on de la bouche d’un professeur à une ballerine», raconte-t-elle quand elle plonge dans ses souvenirs à la barre. Les critiques fusaient en public. «Tu ne serais pas blessée aujourd’hui si Maurice Béjart était dans le studio!»
Les insultes n’ont plus leur place dans la danse classique pour Mohana Rapin. Le bien-être, y compris corporel, devrait primer. «Certaines compagnies ou écoles de ballet sont plus progressistes que d’autres sur ces questions. Il y a des scientifiques spécialistes du sport qui suivent les danseurs pendant leurs entraînements. Ils ont accès à de la physiothérapie, à un programme personnalisé de renforcement, des conseils de nutritionnistes et même de psychologues.» A quand ce type d’encadrement dans les formations suisses?
«La danse classique risque de disparaître»
Céline Chavanne-Schumacher, 46 ans, directrice du Centre de danse classique contemporain à Bienne, maître de ballet de l’équipe nationale de gymnastique rythmique à Macolin
Pliés, arabesques, tours, attitudes et sauts écarts jalonnent son quotidien. Depuis douze ans, Céline Chavanne-Schumacher suit les ballerines de demain. Elle a vu de jeunes athlètes de 12 ans défiler à la barre dans le cadre du programme sport-études mais aussi à Macolin, en coachant les gymnastes de l’équipe suisse. Avec fierté, l’ancienne interprète du Bayerisches Staatsballett liste le nom des élèves qui ont, depuis, rejoint des compagnies de renommée internationale.
Deux ans après le scandale des abus au Centre national de sport, la Biennoise fait le point. «Je suis profondément triste de savoir que certaines de mes filles sont traumatisées à vie et je les soutiendrai toujours dans le fait de dénoncer les comportements problématiques. Il faut parler. Mais je trouve dramatique que nos pratiques artistiques et sportives soient continuellement salies», soupire-t-elle en réaction aux nouvelles déclarations touchant l’Académie de danse de Zurich, après les scandales de Rudra Béjart à Lausanne.
L’exigence et le dépassement de soi – pour celle qui avoue venir de la vieille école – font partie intégrante de la danse classique. «Le système doit évoluer, mais il faut faire face aux réalités. Les corps longilignes font la loi. Quelles compagnies historiques engagent aujourd’hui des danseuses en surpoids? Dans les corps de ballet, les mentalités changent peu. Ce n’est pas comme en danse contemporaine où le «body positivisme» fait son chemin», explique-t-elle. Elle décide alors de pousser dans cette voie celles et ceux qui ont la morphologie naturelle. «Les autres peuvent trouver leur bonheur dans d’autres styles de danse!»
Pour elle, élaborer un entraînement plus sain a du sens, mais réformer totalement la danse classique est dangereux. «Les règles existent pour une raison: atteindre l’excellence. Veut-on bousiller cet art qui jouit d’une longue tradition? C’est toute une culture qui est remise en question. Je suis en panique, car elle risque de disparaître en Suisse», s’alarme-t-elle.
La persévérance, c’est la clé de la réussite pour cette professeure de danse. «Quand on est une ballerine, on serre les dents. Sinon, tu arrêtes de danser au moindre bobo. Si tu souffres d’une blessure, tu peux toujours venir au studio, regarder, observer les autres», lance-t-elle. Pour cette pédagogue de la danse, ce qui compte, c’est le respect mutuel au sein de la compagnie.