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Culture d'ailleurs

L'île des Célèbes, là où les morts se réveillent

Tous les trois ans à fin août, le peuple indonésien toraja déterre ses morts et va cohabiter avec eux lors de la fête de Ma’nene. Plongée dans le rite funéraire le plus étonnant et complexe du monde.

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Lors du Ma’nene, chaque famille réunit l’ensemble de ses morts, très souvent issus de plusieurs générations, et les dresse à l’aide de tiges de bambou, comme s’ils étaient toujours vivants.

Brian Lehmann
Yan Pauchard/L'Illustré

Sur l’île des Célèbes, les habitants des montagnes espèrent s’attirer la bénédiction des esprits en s’occupant des cadavres.

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Tous les trois ans, les Torajas vont chercher leurs morts enterrés dans des caveaux creusés à même la falaise 

Brian Lehmann

La fameuse maxime «Hommes, laissez les morts tranquilles», les Torajas ne l’ont sans doute jamais entendue. Tous les trois ans, ce peuple des montagnes de l’île indonésienne de Sulawesi (plus connue dans le monde francophone sous le nom de Célèbes) s’adonne à un rite funéraire complexe, certainement le plus élaboré du monde. Lors de la fête de Ma’nene, qui se déroule à la fin du mois d’août et que l’on peut traduire par «cérémonie du nettoyage des corps», les familles vont déterrer leurs morts pour quelques jours.

Les Torajas vont alors brosser les cadavres, les soigner et les rhabiller avec des vêtements neufs, souvent chatoyants, ainsi que réparer les cercueils endommagés. Les corps vont ensuite être dressés à l’aide de tiges en bambou; ils offrent alors, avec leurs cohortes de cadavres, des scènes apocalyptiques dignes de la série à succès The Walking Dead. Pour les Torajas, cependant, il n’y a rien de macabre dans ce folklore millénaire. Il s’agit pour eux d’une célébration de la vie.

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Les cadavres sont ensuite ramenés à la maison. Là, ils sont sortis de leurs cercueils, toujours richement ornés. On les brosse, les nettoie et on change leurs habits.

Brian Lehmann

«Nous n’avons pas peur du corps mort parce que notre amour pour nos ancêtres est beaucoup plus grand que notre peur», expliquait un Toraja dans un récent reportage de la revue National Geographic. Cette coutume serait née dans le village de Paruppu. Les anciens y racontent encore l’histoire d’un chasseur nommé Pong Rumasek. Alors qu’il était à la recherche de gibier pour nourrir sa tribu, il trouva un cadavre en décomposition, abandonné dans la montagne. Il l’habilla avec ses propres habits et lui offrit une sépulture. Après ce geste, Ia Providence sourit à Pong Rumasek, qui revint auprès des siens les bras chargés des carcasses des animaux qu’il avait tués. Les Torajas pensèrent que le chasseur avait été béni par les esprits et qu’eux aussi seraient récompensés s’ils s’occupaient aussi bien de leurs morts. Cette tradition animiste a perduré jusqu’à nos jours.

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La famille de Debora Maupa, décédée en 2009 à l’âge de 73 ans, inspecte son cadavre pour s’assurer qu’il est toujours en bon état.

Brian Lehmann

Peuple préservé

Au début du XXe siècle, pourtant, afin de faire barrage au développement de l’islam, les colons hollandais se lancèrent dans une vaste opération de christianisation des Torajas («gens des hautes terres», en langue bugis), qui avaient vécu relativement préservés de tout contact avec la civilisation. Aujourd’hui, dans le plus grand pays musulman du monde, plus de 80% des Torajas sont chrétiens (deux tiers de protestants pour un tiers de catholiques). Mais ils n’ont cependant pas renié leurs rites funéraires, qui restent très forts et qui ont été officiellement reconnus par le gouvernement sous le nom d’Aluk To Dolo (la voie des ancêtres). A l’occasion de Ma’nene, tous les Torajas vivant hors de l’île reviennent dans leur village d’origine. Il n’est pas rare ainsi que certaines personnes parcourent plusieurs milliers de kilomètres depuis d’autres provinces de l’archipel indonésien.

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Les villages sont formés de deux rangées de maisons («tongkonan») dont les toits rappellent les coques des pirogues avec lesquelles les ancêtres auraient traversé les mers.

Brian Lehmann

Cadavres momifiés

Cette tradition de déterrer les morts est possible car les Torajas prennent soin de momifier les cadavres de leurs proches à l’aide d’une solution d’eau et de formol qui stoppe le processus de putréfaction. D’ailleurs, à la mort d’un membre de la famille, le cadavre est conservé dans la maison durant plusieurs semaines, mois, voire années. Le mort? on dit alors qu’il est malade? est nourri et cohabite avec les vivants. On fait sa toilette et on lui parle comme s’il était vivant.

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Dans les familles les plus riches, le mort sera gardé trois jours et trois nuits à l’intérieur, assis dans un fauteuil de la maison, par respect.

Brian Lehmann
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Le travail est méticuleux et les vivants prennent grand soin de leurs morts, jusque dans les moindres détails, réajustant même les lunettes.

Brian Lehmann

Pendant ce temps, la famille économise en vue de l’enterrement, qui doit être fastueux, avec de très nombreux invités. Surtout, la cérémonie impose le sacrifice de buffles qui sont, dans ces croyances animistes, le véhicule de l’âme jusqu’à l’au-delà. Un voyage qui a son prix: dix buffles. A partir de 24, la famille démontre sa richesse et on lui permet de dresser une stèle en mémoire du défunt. Le graal reste de pouvoir sacrifier un buffle albinos, animal vénéré dont le coût peut dépasser la somme de 20 000 francs.

Par Yan Pauchard/L'Illustré publié le 25 novembre 2022 - 08:51