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«L’intelligence artificielle devait nous aider, mais...»

Les années 2000 devraient être celles de l’intelligence artificielle au service de l’humanité, pour combattre le fléau coronavirus par exemple. Le professeur de l’EPFL Boi Faltings explique pourquoi elle a plutôt joué un rôle négatif dans cette crise.

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Boi Faltings a fondé et dirige le Laboratoire d’intelligence artificielle de l’EPFL depuis 1987.

- Avant d’évaluer le rôle que l’intelligence artificielle (IA) devrait jouer pour lutter contre une pandémie, pouvez-vous rappeler ce qu’on entend par intelligence artificielle?
- Boi Faltings: Le plus facile consiste à définir l’IA par rapport à l’informatique classique. Dans l’informatique classique, l’ordinateur fonctionne selon des algorithmes, des prescriptions de calcul. C’est-à-dire que le programmeur impose à la machine les calculs qu’elle doit effectuer. En revanche, en IA, le programmeur fournit à la machine le but à atteindre. La machine doit se débrouiller toute seule pour atteindre ce but. Cela est rendu possible par une optimisation: la machine trouve elle-même la manière optimale d’atteindre le but demandé.

- Donc l’IA, c’est la puissance informatique dotée d’une autonomie.
- Oui, mais avec une nuance importante: ce n’est pas la machine qui se fixe ses propres buts, mais les êtres humains. C’est seulement dans la science-fiction que les machines génèrent leurs propres buts et échappent ainsi au contrôle humain. Avec la technologie actuelle, nous sommes encore assez loin de ce genre de scénario angoissant.

- Venons-en maintenant à cette crise sanitaire. L’IA aurait-elle pu jouer un rôle important pour la prévenir ou/et la combattre?
- Oui, tout à fait. Cette pandémie est un phénomène très complexe. Et la biologie elle-même est très difficile à comprendre. L’IA peut fournir une aide précieuse pour proposer des mesures de lutte efficaces face à un problème d’ordre biologique. Plus concrètement, l’IA peut notamment aider à poser un diagnostic, déterminer si des personnes sont infectées. Et elle peut rendre également très efficace la gestion des ressources, du personnel soignant, des appareils, des médicaments, afin de pouvoir optimiser l’organisation face à un afflux de patients.

- Mais il faut constater que le potentiel de l’IA n’a pas été exploité dans le cadre de cette pandémie.
- Il y a deux obstacles qu’il faudrait pouvoir lever afin que l’IA puisse apporter son aide dans ce contexte. Il faut d’abord lui fournir des données d’une grande qualité, aussi nombreuses et aussi fiables que possible. Car une grande partie des modèles d’IA sont en fait appris par la machine justement via les données qu’on lui met à disposition. Or un des principaux obstacles actuels, c’est que les lois protégeant la confidentialité de ces données, notamment dans le domaine de la santé, ne sont pas pensées pour admettre la construction de ces modèles. Et l’autre obstacle majeur, c’est le manque de mise en commun des données récoltées. En l’occurrence, chaque hôpital garde plutôt ses données en interne. Et même en cas de connexion et de partage entre établissements de santé, la manière différente de collecter ces données implique qu’elles ne sont pas assez homogènes, pas suffisamment compatibles. L’IA pourra déployer son vrai potentiel quand ces données seront de meilleure qualité, mieux mises en réseau et collectées selon des protocoles plus standardisés. Pour l’instant, ce n’est hélas pas le cas.

- Cette pandémie va-t-elle motiver décideurs et scientifiques pour élaborer des protocoles communs, va-t-elle servir de banc d’essai pour aboutir à une IA médicale mondiale permettant de décider mieux et plus vite des mesures à prendre à très large échelle?
- Oui, certainement. Mais il faut d’abord espérer que cette pandémie reste exceptionnelle. Dans deux ans, il est probable qu’on l’ait en bonne partie oubliée. Cela dit, l’impact de cet événement va augmenter l’intérêt pour un usage de l’IA dans la santé, notamment pour être plus réactif dans la détection des personnes infectées par un virus dangereux et pour confiner plus rapidement et avec plus de pertinence les malades contagieux.

- Et dans le domaine de la santé générale, pas seulement celle de crise, peut-on s’attendre à voir l’IA jouer un rôle toujours plus important?
- Ce scénario est envisagé depuis de nombreuses années. Mais il faut se rappeler que la mentalité humaine a encore des réticences à confier sa santé à une machine. On ne fait encore confiance qu’aux médecins. Et pourtant, il y a des perspectives prometteuses. On pourrait par exemple mesurer soi-même des paramètres de santé avec son smartphone ou avec des appareils simples, puis les envoyer à distance sans avoir besoin de se déplacer, et donc sans risquer d’infecter d’autres gens s’il s’agit d’une maladie contagieuse. Certains développements de ce type sont en cours. Dans le cas du coronavirus, l’EPFL est en train de mettre au point une application capable d’analyser le son de la toux et de déterminer si celle-ci est bien celle, caractéristique, provoquée par ce virus. Et la deuxième étape consisterait à faire analyser toutes ces données de télémédecine automatiquement par l’IA. Ainsi, si vous vous réveilliez avec des douleurs à 3 heures du matin, vous pourriez obtenir un premier diagnostic sans attendre un rendez-vous avec un médecin.

- La pitoyable pénurie de masques et de gel désinfectant aurait-elle pu être anticipée par une IA bien conçue?
- Bien sûr. Mais on va réaliser que cette pénurie est en fait en partie due à l’IA, justement. Aujourd’hui, l’IA est surtout mise à profit dans l’optimisation des différents marchés avec comme but de maximiser l’adéquation de l’offre et de la demande. Quand on cherche quelque chose aujourd’hui, on peut le trouver au meilleur prix quelque part dans le monde. Dans le cas des masques médicaux, on a laissé le quasi-monopole de production à la Chine par optimisation économique. Les buts de l’IA doivent être ajustés pour imposer des contraintes de robustesse d’approvisionnement au lieu de ne viser que le profit.

- Quelles sont les recherches que vous menez actuellement au laboratoire d’IA de l’EPFL?
- Nous travaillons sur des mécanismes qui assurent la qualité des données, afin que celles-ci soient correctes et non biaisées. Et nous travaillons aussi sur de l’IA qui maintient la confidentialité des données. Nous pouvons par exemple générer des données complètement artificielles, qui permettent quand même d’apprendre les mêmes modèles que les données originales. C’est central notamment pour la télémédecine, où tout devrait être complètement anonymisé pour empêcher l’identification des patients.

- Il y a quelque chose d’inhumain dans l’IA. Comment rassurer le public pour qu’elle soit perçue comme une alliée et non un danger?
- En rappelant que le mot «artificiel» décrit non seulement l’IA mais aussi le monde moderne, qui est en partie artificiel. L’évolution a préparé l’être humain à vivre en pleine nature et à chasser pour survivre, pas à suivre des horaires, se concentrer par millions dans des mégapoles, faire des budgets et mille autres choses imposées par la modernité. Est-ce donc inquiétant de profiter d’un peu d’aide artificielle dans cette artificialité?


L'éditorial: à quoi sert l’intelligence?

Par Philippe Clot

Un minuscule nouveau virus, certes féroce mais pas non plus dévastateur, et la fourmilière humaine se met en mode panique. C’est indigne du niveau actuel de la science et de la technologie, indigne de l’intelligence naturelle et artificielle accumulée. Les moyens humains et techniques pour circonscrire rapidement cette épidémie étaient disponibles. Alors qu’est-ce qui explique ce ratage? En bonne partie l’usage dévoyé de l’intelligence, justement.

Car à quoi sert-elle, aujourd’hui, l’intelligence? A quoi servent cette connaissance plus fine que jamais de la nature, cette inédite puissance de calcul des superordinateurs et ces millions de cerveaux universitaires dans leur laboratoire? A aider les 8 milliards d’êtres humains à vivre paisiblement entre eux et avec leur planète, à anticiper les dangers qui la menacent? Ou bien cette matière grise ne sert-elle pas prioritairement à satisfaire une guerre économique permanente entre nations et la cupidité sans fond des fourmis les plus égoïstes?

Il n’est pourtant pas utopique d’imaginer la fourmilière humaine vivre harmonieusement avec l’aide de la science. Il n’est pas naïf d’imaginer une humanité solidaire et réactive face aux dangers, travaillant et voyageant moins mais mieux, ne brûlant plus une goutte de pétrole, bénéficiant d’une alimentation saine, d’un accès garanti à l’eau, d’une éducation de qualité, de réseaux de santé efficaces, d’une vie culturelle épanouissante. Pour parvenir à ce confortable équilibre, il s’agit de redéfinir le but de l’intelligence. Plutôt que de la mettre au service, entre autres mésusages, de l’efficience boursière, de l’optimisation fiscale et des marchés, de la course à l’armement ou du contrôle et de la manipulation de l’opinion publique, l’intelligence humaine et celle des machines devraient d’abord viser le bien commun. L’épisode tragique du Covid-19, avec ses conséquences douloureuses pour les moins bien lotis, serait au moins utile si, plutôt que de revenir, dans un mois, au «business as usual», il encourageait les citoyennes et les citoyens à exiger un usage enfin intelligent de l’intelligence.


Par Clot Philippe publié le 16 avril 2020 - 09:02, modifié 18 janvier 2021 - 21:09