Quarante-cinq demi-finales de Grand Chelem pour Roger Federer, 36 pour Novak Djokovic et 33 pour Rafael Nadal. Cinquante-quatre finales remportées sur 65 ces seize dernières années (83%). Et copié-collé, à peu de chose près, pour les tournois estampillés Masters 1000. Depuis 2003, le tennis masculin se résume à ces quelques chiffres. Cette année-là, Roger Federer inscrit pour la première fois son nom au palmarès d’une compétition majeure. Dans la foulée, le «Big Three» ne laissera que des miettes à trois, voire quatre générations de joueurs. Une hégémonie exceptionnelle, qui fascine et inquiète à la fois. Comment décrypter «cette époque qu’on ne revivra plus jamais», assure John McEnroe? Tentative d’explication.
Tout plus que les autres
Au-delà des superlatifs, les réponses varient. Pour Yves Allegro, ex-partenaire de Rodgeur en Coupe Davis et chef de la relève U14 de Swiss Tennis, les trois ont simplement tout plus que les autres. Physique, mental, tactique, expérience, charge de travail, gestion de la carrière, planification de la saison, stabilité, régularité, professionnalisme et, surtout, plaisir du jeu. «Quand tu as dit ça, l’article est fini», rigole le Valaisan. Qui accorde une mention spéciale au «maître». «Par son jeu mais également par sa personnalité et son charisme, Rodgeur a propulsé le tennis à un niveau stratosphérique sur et en dehors des courts. Comme les deux autres sont aussi obsédés que lui d’écrire l’histoire de leur sport, ils ont bossé comme des malades pour s’engouffrer dans la brèche.»
Avis partagé par Jonas Svensson, ancien numéro 10 mondial et cofondateur du tennis-club Joto, à Chavannes-de-Bogis. «Depuis le début de leur domination, leur rivalité a été leur moteur. Aujourd’hui encore, elle leur permet d’élever leur niveau de jeu. Du coup, l’écart avec les viennent-ensuite n’a cessé de se creuser. Sur le gazon londonien, on avait parfois l’impression de voir des adultes contre des juniors. Question de maturité et d’expérience», analyse le Suédois. «Quels que soient leur état physique, leur niveau de confiance et la pression, ils parviennent toujours à livrer le meilleur d’eux-mêmes dans les moments clés. Et ça, franchement, je ne sais pas comment ils font!» confesse Yves Allegro.
Des conditions de jeu favorables
Marc Rosset, ancien numéro 8 mondial et champion olympique, relève que l’uniformisation des surfaces, qui a rendu le jeu beaucoup moins rapide, ainsi que le passage à 32 têtes de série dans les Grands Chelems sont autant d’avantages à ses yeux. «Ce dernier point leur permet de disputer des matchs dits «faciles» jusqu’aux quarts ou parfois aux demi-finales. Quand Federer a remporté son premier Wimbledon, ses deux gros morceaux étaient Roddick en demie et Philippoussis en finale.
Aujourd’hui, pour s’imposer, un jeune joueur devra battre par exemple Wawrinka au deuxième tour, puis Federer, Nadal et Djokovic. Ce n’est pas jouable. Surtout sur des surfaces toujours plus lentes. On le sait, il n’y a pas mieux que des surfaces rapides pour égaliser le niveau. Avec l’uniformisation, cette donnée n’a malheureusement plus cours.»
Un matériel qui n’évolue plus
Ancien professionnel et auteur du livre Ce que j’apprends de Federer, Marc Aebersold perçoit pour sa part un autre élément favorable au «Big Three»: une stagnation de l’évolution du matériel ainsi que de la préparation physique et de la récupération. «Il y a vingt ans, les bouleversements technologiques, les nouveaux matériaux et les nouvelles méthodes d’entraînement bénéficiaient aux jeunes joueurs. Or, depuis une bonne décennie, plus rien ne bouge dans ces domaines. Cela profite indiscutablement aux anciens. Voyez Federer, qui joue avec une raquette identique depuis des années.»
Des moyens colossaux
Deux millions et demi de dollars par année. Minimum. C’est le coût du staff qu’entretiennent les trois champions. Entraîneur, coach(s), kiné, cuisinier, cordeur, responsable de la communication. Une équipe à demeure qu’aucun joueur classé au-delà du 20c rang n’a les moyens de se payer. «Entre la 50e et la 100e place, un joueur gagne environ 500 000 dollars par année», confie Laurent Favre, spécialiste du tennis de notre confrère Le Temps. Un déséquilibre qui contribue clairement à creuser les écarts, selon Jean-Pierre de Mondenard, médecin du sport.
Jonas Svensson nuance. «Offrez un cuisinier et un entraîneur mental à un joueur de 20 ans, il ne saura sûrement pas quoi en faire. C’est une question de maturité. Les trois mènent depuis de longues années un projet dont ils sont le centre et qu’ils dirigent de A à Z. Ils savent exactement le bénéfice qu’ils peuvent tirer de chacun. Ce sont des chefs d’entreprise entourés de partenaires triés sur le volet. J’ai connu ça avec Mats Wilander et Stefan Edberg, deux types très tôt pourvus d’une maturité bien supérieure à celle des joueurs de leur âge.»
L’argent comme motivation?
Autant le dire tout de suite, aucun de nos interlocuteurs n’y croit. «Federer a gagné 98 millions de dollars l’an dernier et les autres pas loin. Vous pensez que c’est 3 millions de plus (la prime du vainqueur à Wimbledon) qui les fait courir? Non, leur but aux trois est de marquer l’histoire du tennis, pas de gagner un maximum d’argent», assure Jonas Svensson. Un avis auquel se rallie Jean-Pierre de Mondenard. «Ce sont des obsédés de la victoire. J’ai connu ça dans le cyclisme avec des coureurs comme Merckx, Hinault, Fignon ou Greg LeMond. Autant de champions qui ne supportaient pas de voir gagner leurs adversaires.
D’autres dénominateurs relient ces champions: leur précocité et leur faculté à s’adapter aux années qui passent. Tous ont gagné des titres majeurs, Grand Chelem ou Tour de France, très jeunes. Et tous, déjà dotés de capacités athlétiques et mentales supérieures à la moyenne, ont su compenser le malus dû à leur âge par un bonus d’expérience.» «Ce sont des bêtes de travail. J’ai vu Nadal se rouler par terre après une défaite, Federer jeter ses raquettes et Djoko ne pas toucher une balle en Coupe Davis. Puis je les ai vus progresser avec une détermination et un amour du jeu exceptionnels», renchérit Jonas Svensson. «Avant tout, ils ont su adapter leur jeu à leurs moyens physiques», ajoute Gérard Tsobanian, directeur du Geneva Open et du Master 1000 de Madrid, en servant une dernière balle dans le camp des challengers. «Tsitsipas parle d’une suprématie ennuyeuse. Sur le fond, il n’a pas tort. Mais cela ne tient qu’à sa génération d’y mettre fin.»
Des jeunes trop dispersés
«Curieusement, si vous comparez le jeu de Federer à 12 ans et celui d’un jeune du même âge actuellement, Rodgeur paraît complètement largué», analyse Yves Allegro. «Mais si vous refaites l’exercice à 17 ans, vous constaterez que c’est l’inverse. Pendant son adolescence, Rodgeur a disputé des centaines de matchs alors qu’aujourd’hui, les jeunes se dispersent trop. Paradoxalement, ils deviennent trop vite professionnels, en misant énormément sur l’encadrement. Du coup, ils oublient de se concentrer sur l’essentiel: le jeu», ajoute l’ex-joueur de double, qui verrait bien Stefanos Tsitsipas bientôt exploser: «Il a déjà battu les trois. C’est un signe qui ne trompe pas.»
Un ego porteur
La domination peut encore durer longtemps, estiment à l’unanimité nos interlocuteurs. «Leur ego, leur soif de victoire et leur désir de marquer l’histoire sont tels qu’ils ne sont pas prêts à abdiquer», affirment en chœur Mondenard et Daniel Chambon, codirecteur des Swiss Indoors de Bâle et représentant de la manifestation rhénane auprès de l’ATP. «Pourquoi le feraient-ils, alors qu’ils sont encore tous en mesure de remporter un Grand Chelem?» appuie Allegro.
En coulisses, les rumeurs les plus folles circulent pourtant, certifiant que l’ATP et ses dépositaires projettent de remanier les règles du jeu en profondeur pour amortir le choc et anticiper ce fameux trou. En supprimant par exemple la règle des deux points d’écart pour remporter un jeu, voire le deuxième service. «C’est faux, s’insurge Daniel Chambon. Ce serait toucher à l’intégrité du jeu.» Dans le secret des dieux, le Franco-Australien évoque en revanche des changements importants. «Nous sommes au XXIe siècle, le tennis, comme tout le reste, doit évoluer. La longueur de certaines rencontres n’est plus en adéquation avec l’époque, par exemple. Ainsi, l’horloge de service limitant à 25 secondes le temps pour la mise en jeu sera introduite partout.
L’échauffement disparaîtra. Le match devra impérativement débuter deux minutes après l’entrée des joueurs ou des joueuses sur le court. La règle du let devrait également disparaître», détaille-t-il, avant d’avouer qu’un autre changement majeur a été soumis à la réflexion des tenants des «tables de la loi» du tennis: la durée d’un set. «Pour les matchs en cinq manches, le gain de ces dernières pourrait intervenir après quatre jeux, au lieu de six actuellement. Mais pour l’instant, je le répète, nous n’en sommes qu’au stade de la réflexion», rappelle Daniel Chambon.
Le plus gros changement qui se profile est dans le fond l’arrêt successif de nos trois ténors. «Cette domination peut s’avérer lassante, renvoyer une image de déjà-vu. En même temps, elle suscite un intérêt maximum auprès du public», se réjouit Gérard Tsobanian. «Avec un des trois à l’affiche, votre tournoi est réussi d’avance. Bénissons cette période de l’histoire dont le public, les sponsors et les médias se délectent sans jamais se lasser», s’enthousiasme pour sa part Daniel Chambon.
Si du côté de Bâle on ne s’inquiète pas plus que ça, Gérard Tsobanian, lui, est moins serein. «Certains tournois vont souffrir. Sans ses locomotives, le tennis lui-même suscitera moins d’intérêt dans un premier temps. Puis la vie reprendra.» Comme avant? Pas sûr, craint Marc Aebersold: «L’arrêt de ces trois champions laissera un trou énorme et difficile à combler. Le pire qui pourrait arriver, c’est qu’ils se retirent sans avoir été battus par la nouvelle génération.»