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Le si long chemin des femmes pour leur droit de vote

Après cent vingt ans et près de 90 votations communales, cantonales et fédérales, le 7 février 1971, une majorité d’hommes dit oui au suffrage féminin. Ou comment la si belle démocratie suisse s’est vue redéfinie.

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Une image emblématique: la femme se voit priée de quitter la Landsgemeinde de Trogen (AR) en 1968. Après 1971, le canton refusera encore cinq fois d’accorder aux femmes le droit de vote cantonal, jusqu’en 1989. Theo Frey / Keystone

Un énorme escargot qui se traîne dans les rues de la capitale fédérale: le symbole choisi par les activistes de l’Association suisse pour le suffrage féminin pour incarner ce droit de vote qui se refuse à elles. Nous sommes en 1928. Imaginent-elles alors qu’il faudra encore plus de quarante ans pour qu’enfin les hommes du pays le leur accordent? Cela fait pourtant déjà des
années qu’une minorité de femmes – et d’hommes – se bat dans ce sens. Dans un ouvrage passionnant, «La conquête d’un droit. Le suffrage féminin en Suisse» (Ed.Livreo-Alphil), la professeure d’histoire Brigitte Studer revient sur ce long combat «méconnu».

La Suisse, dont la Constitution a accordé le droit de vote à tous les citoyens en 1848, se targue d’être la plus vieille démocratie du monde. Difficile dès lors de remettre ce statut en question. «Et puis, il est quasiment impossible aujourd’hui d’imaginer à quel point la société était genrée», rappelle Brigitte Studer. Il y a cinquante ans, les femmes mariées qui voulaient travailler ou ouvrir un compte bancaire devaient encore obtenir l’aval de leur époux. A la femme la charge de la maisonnée et des enfants. Aux hommes la politique et les décisions du pays. Sans parler de la frilosité des institutions, peu enclines à remettre en cause l’ordre établi. «Les élites et notamment le Parti radical s’engagent très peu. Ce dernier est lié aux partis conservateurs et paysans qui sont particulièrement attachés à l’idée que la femme est une ménagère et une mère et qu’elle n’est pas une citoyenne politique», souligne la professeure.

Peu nombreuses, les activistes existent bel et bien. A Genève, en 1868, Marie Goegg-Pouchoulin a fondé la première organisation féministe du pays, l’Association internationale des femmes. Citons l’enseignante Emilie Gourd en 1913: «C’est mettre la charrue avant les bœufs que de nous occuper d’antialcoolisme, d’égalité de la morale, de la législation ouvrière, de protection de l’enfance… sans avoir le bulletin de vote.» Au tournant du XXe siècle, sous l’impulsion du protestantisme social d’une part et de l’Internationale socialiste de l’autre, éclosent de nombreuses associations de femmes. Toutes ne partagent pas les mêmes revendications. En 1919, le droit de vote des Neuchâteloises sur le plan cantonal et communal est rejeté à près de 70%, le premier d’une longue série de refus.

De manière générale, souligne Brigitte Studer, les militantes sont «très respectueuses des mœurs politiques suisses, ont peur de provoquer. Il est vrai qu’elles ont été beaucoup vilipendées. Avec les quelques militants – car il convient d’intégrer les hommes suffragistes –, elles font preuve de beaucoup de courage face à l’hostilité souvent à peine masquée ou au contraire aux quolibets, aux manœuvres dilatoires et aux oppositions frontales, pour oser affirmer un droit et persévérer en dépit de tous les revers.»

La Bâloise Iris von Roten sera marginalisée par les associations féministes et moquée au carnaval de Bâle pour avoir osé publier, en 1958, «Frauen im Laufgitter» («Femmes derrière les barreaux»). Et se verra accusée d’avoir fait échouer la votation de 1959.

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Quelques affiches des campagnes de votation concernant le droit de vote aux femmes en 1919, 1946, 1959, 1960, 1968 et 1971. Museum für Gestaltung Zürich, Plakatsammlung, ZHdK

La grande difficulté du combat, c’est évidemment «ce paradoxe de tenter d’obtenir quelque chose sans moyen pour l’obtenir, car les femmes sont dépossédées des instruments démocratiques, souligne Brigitte Studer. Elles pouvaient seulement lancer des pétitions, ce qu’elles ont beaucoup fait. Mais celles-ci finissaient dans des tiroirs. Il leur fallait des relais masculins pour accéder aux décisions politiques.» Face à la frilosité du politique – en 1951, le Conseil fédéral, dans un rapport, a conseillé d’attendre –, les démarches se font inventives: en 1957, à l’initiative de l’avocate vaudoise Antoinette Quinche, près de 1500 Vaudoises, Genevoises et Neuchâteloises réclament leur carte de vote à leur commune et vont jusqu’au Tribunal fédéral.

Soutenues par le Conseil communal, les femmes de la commune valaisanne d’Unterbäch votent, même si leurs voix ne seront finalement pas prises en compte. La même année, le Conseil fédéral, désireux d’obliger les femmes à servir dans la protection civile, prend enfin position pour le droit de vote. Et veut rassurer les électeurs masculins: «Si la femme n’obéit pas autant à la logique, elle compense ce défaut par un sens pratique qui lui permet de saisir l’essentiel.» Mais malgré une grosse campagne emmenée par des personnalités telles que le général Guisan, c’est un échec cuisant, déploré par l’ONU. Sauf dans les trois cantons précités: après Vaud et Neuchâtel, les Genevoises accèdent au droit de vote cantonal en 1960. Suivent Bâle-Ville en 1966, Bâle-Campagne en 1968, le Tessin en 1969, le Valais, Lucerne et Zurich en 1970.

En 1968, le Conseil fédéral décide d’adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme – en excluant le droit de vote des femmes. Echaudé, il craint un nouvel échec dans les urnes. Mais le vent tourne et la volonté d’adhésion à la Convention européenne s’avère une impulsion décisive comme un argument de poids pour les militantes. Le 1er mars 1969, 5000 femmes participent, pour la première fois de l’histoire de ce combat, à une manifestation nationale. La «marche sur Berne» siffle et vibre au discours de l’Uranaise Emilie Lieberherr: «Les Suissesses rassemblées ici revendiquent le droit de vote et d’éligibilité (...). L’égalité juridique entre les sexes est une condition préalable importante au plein exercice des droits de l’homme.» Le Conseil fédéral organise une nouvelle votation le 7 février 1971. Deux tiers des votants disent oui, la Constitution est modifiée. En octobre, dix femmes sont élues au parlement fédéral. Près de cinquante ans plus tard, en 2019, elles seront 84 à être élues à Berne, score historique, et occupent désormais 42% des sièges de la Chambre du peuple.


Les pionnières

• 1868. Des Zurichoises lancent une pétition demandant le droit de vote. A Genève, Marie Goegg-Pouchoulin crée l’Association internationale des femmes (AIF).

• Le premier: 01.02.1959. Ce jour-là, plus de deux Suisses sur trois rejettent le suffrage féminin en votation fédérale. Mais dans le canton de Vaud, la votation cantonale sur le même thème est acceptée.

• Le dernier: 26.11.1990. Appenzell Rhodes-Intérieures viole l’égalité inscrite dans la Constitution en 1981 et doit accorder le droit de vote à ses habitantes, ordonne le Tribunal fédéral.


L'éditorial: voter, pour commencer

Par Albertine Bourget

Un demi-siècle – deux générations à peine – nous sépare du 7 février 1971, jour où les Suissesses ont obtenu le droit de vote. Ce qui ne va pas rimer d’emblée avec une ruée vers les urnes. En fait, comme me l’a rappelé la spécialiste en sciences politiques Nathalie Giger, la participation des électrices est d’abord nettement inférieure à celle des hommes. C’est que décider de donner de la voix, de donner sa voix, c’est aussi un apprentissage.

L’abstentionnisme, explique Brigitte Studer, professeure émérite de l’Université de Berne, «est très lié à l’impression de ne pas comprendre les sujets de votation et de ne pas faire partie des personnes qui décident». Quant à celles qui utilisent ce droit, elles ne le font pas pour des causes dites féministes. Dans un premier temps, elles se montrent même plus conservatrices et surtout plus chrétiennes que les hommes.

Cinquante ans plus tard, la tendance s’est inversée, sans que cela modifie réellement les majorités. Aujourd’hui, la population féminine dans son ensemble a tendance à pencher plus à gauche, vers le social et l’écologie. A titre d’exemple, lors des élections fédérales de 2019, 29% des hommes, contre 22% des femmes, ont voté pour l’UDC, tandis que 16% des femmes, contre 11% des hommes, ont soutenu les Verts. Lors de ces mêmes élections, les jeunes générations ont voté dans des proportions similaires.

En filigrane de cette évolution se devinent les grands changements de société: la place grandissante des femmes sur le marché du travail, leur niveau d’éducation plus élevé, une demande plus grande de l’appui de l’Etat pour concilier vie professionnelle et vie familiale. Mais, les grandes manifestations de juin 2019 nous l’ont rappelé, si les Suissesses sont désormais des citoyennes à part entière, elles doivent encore faire face à de nombreuses inégalités.

Revenir sur la longue lutte des pionnières que furent Emilie Gourd, Antoinette Quinche ou Emilie Lieberherr, c’est leur dire merci, bien sûr. Mais c’est aussi souligner que ce droit conquis de haute lutte ne doit pas être dédaigné, mais revendiqué et utilisé. Car c’est encore et toujours dans les urnes que se décide le destin d’un pays.


Par Albertine Bourget publié le 20 janvier 2021 - 08:37, modifié 20 janvier 2021 - 12:56